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SOURCE : Lundi matin
« Le corps est la cible par excellence du pouvoir souverain. »
« Le pouvoir est domination : tout ce qu’il peut faire, c’est interdire, et tout ce qu’il peut commander, c’est l’obéissance. »
Michel Foucault
A ceux qui prétendent, d’extrême droite à gauche, que nos empires s’inquiètent réellement pour leur population – « cette fois-ci ils veulent vraiment notre bien » -, autrement formulé que nos empires n’ont pas d’intérêt dans cette crise sanitaire, nous nous permettons de leur répondre en ajoutant quelques traits à l’excellente description d’Agamben parue dans Il Manifesto il y a trois jours.
Rappel pour les élèves du premier rang : le contrat social qui a inspiré et inspire le plus le réseau de pouvoir n’est pas celui de Jean-Jacques Rousseau mais bien celui de Thomas Hobbes – « Le Léviathan » – ayant engendré entre autres le courant utilitariste dont le panoptique de Jeremy Bentham. Ce brillant ouvrage d’urbanisme (Le Panoptique !) à l’usage de nos gouvernants a enfanté l’architecture de la plupart de nos prisons mais aussi de nos écoles. Peu intéressés par la science-politique et l’urbanisme carcéral, vous vous demandez quel est le rapport entre ce contrat social et le caractère terrorisant de cette grippe ?
Rappel pour les élèves du dernier rang : l’étymon de « stratégie » vient de « stratagème » (« Complotiste ! »), ce qui devrait nous amener à considérer que la ruse de l’adversaire est toujours relative à nos qualités perceptives, à notre capacité à lire entre les lignes et les discours des gouvernants ainsi que de leurs messagers sans qualités. Hélas ce n’est pas tant la relativité qui est restreinte que nos qualités perceptives, et la ruse des gouvernants n’opère jamais que pour ceux qui ont fait de la bêtise leur sport de combat.
« La stratégie est la science (le chemin ou la méthode : methodos) relative aux moyens qui permettent à un strategos (le chef de l’armée !) de défendre son pays et de défaire l’ennemi. »
Sur la stratégie, Traité anonyme byzantin
Le problème majeur, à partir de là, c’est que le réseau de pouvoir fait la guerre, de manière plus ou moins discrète et larvée (« nos fameuses qualités perceptives ! »), non pas à d’autres États ou Empires (définition classique de la guerre) mais à sa propre population. Or quand il n’y a pas d’ennemi il s’agit d’en créer un, loi première de toute géopolitique. C’est pourquoi lorsque Giorgio Agamben dit que l’état d’exception est devenu le paradigme normal de gouvernement, il nous invite bien entendu à penser l’incessant renouvellement de la figure de l’ennemi, ainsi que les nouvelles lois terroristes et la militarisation de nos villes et polices qui l’accompagnent. Du LBD au data mining en passant par les drones ou la 5G, ne vous inquiétez pas on s’approche de Gattaca « pour notre bien ». Comme le dit justement le philosophe italien : « il semblerait que, le terrorisme étant épuisé comme cause de mesures d’exception, l’invention d’une épidémie puisse offrir le prétexte idéal pour les étendre au-delà de toutes limites. » Et quand on lit la liste des restrictions prévues par décret concernant les municipalités « touchées » par la grippe (voir l’article d’Agamben), on devine qu’il sera demain impossible pour les professeurs de philosophie et les citoyens militants de dessiner quelque chose comme une cité à leurs auditeurs et auditrices.
« L’autre facteur, non moins inquiétant, est l’état de peur qui s’est manifestement répandu ces dernières années dans les consciences des individus et qui se traduit par un réel besoin d’états de panique collective, auquel l’épidémie offre une fois de plus le prétexte idéal.
Ainsi, dans un cercle vicieux et pervers, la limitation de la liberté imposée par les gouvernements est acceptée au nom d’un désir de sécurité qui a été induit par ces mêmes gouvernements qui interviennent maintenant pour le satisfaire. »
Ce « réel besoin d’états de panique collective » est le nœud du contrat social hobbesien. Pour passer de l’état de nature (caractérisé par la guerre de tous contre tous) à la société civile (caractérisée par la conjuration de la guerre de tous contre tous), il s’agit d’accepter, grâce à la raison, un contrat où tout le monde y « gagnerait » puisqu’en s’y soumettant les citoyens trouveraient sécurité et liberté en passant du mythe de l’état de nature à l’artifice de la société civile. Remplacement d’une fiction par une autre mais ces récits produisent évidemment des effets réels. Afin d’assurer la stabilité de l’État, le prince doit produire et faire régner la peur tout en assurant la protection de ses citoyens, autrement dit ces derniers seront assurés de ne pas mourir de mort violente (la mort paradigmatique à l’état de nature selon Hobbes). Ce n’est dès lors pas un hasard si Hobbes fut l’un des premiers à considérer le corps comme métaphore de l’État et s’il est aujourd’hui le philosophe le plus étudié des universités de sciences-politiques de Paris à Melbourne.
Du corps politique au corps de chacun, la novlangue nous vend qu’on prend soin de nous alors qu’il est évident, au moins depuis les recherches de Canguilhem et de Foucault, que le corps est la cible par excellence du pouvoir souverain : « le moment historique des disciplines, c’est le moment où naît un art du corps humain, qui ne vise plus seulement la croissance de ses habiletés, ni non plus l’alourdissement de sa sujétion, mais la formation d’un rapport qui dans le même mécanisme le rend d’autant plus obéissant qu’il est plus utile et inversement. » En attestent ces centaines de milliers de chinois qui se mettent en quarantaine sans l’aide de la police, le retour en force de la délation, « le côté pratique » de deux milliards de caméras « publiques ». Le biopouvoir qui nous concerne ici et maintenant constitue un approfondissement du pouvoir disciplinaire et de la société de contrôle en tant qu’il s’exerce conjointement sur l’individu et sur la population, tout en changeant radicalement les termes du contrat : l’échange de droits et de devoirs entre l’État et ses citoyens devient une intégration des devoirs de l’État en chacun, la plupart des citoyens agissant inconsciemment contre ce qu’il leur reste de cité et de droits. Fermer son quartier contre « une grippe terrorisante » de manière « autonome », « en s’organisant seuls entre voisins », c’est au mieux le service militaire volontaire, au pire l’extension du concept de camp à toute la planète, à tout le moins ce que je me suis permis d’appeler, plus pénalement et bien entendu à la suite des travaux d’Agamben, l’état d’exception en chacun. Une grippe comme cause d’un état d’exception planétaire, comme arme de construction massive de la peur, aucun complotiste professionnel (d’en bas !) n’aurait osé imaginer un tel pitch. D’Euronews à l’Université catholique de Louvain, on ne cesse de nous répéter la liste des précautions simples, comme si nous étions des gosses de dix-huit mois. Il s’agit malgré tout de considérer avec quelque sérieux le troisième conseil donné aux citoyens de l’empire (1. Se laver les mains. 2. Éviter de tousser ou d’éternuer au contact d’autres personnes), corollaire imagologique du second, pour percevoir que le réseau de pouvoir souhaite aggraver la psychose diffuse : « Éviter les contacts avec les personnes présentant des symptômes respiratoires. » Traduction : « Faites encore attention aux sunnites et aux chiites barbus, ils restent des terroristes non seulement parmi les ruines syriennes mais aussi en Iran. En dépit de ce danger, chers concitoyens, veuillez placer cette année 2020 sous le signe de la méfiance envers ceux qui toussent. »
Ne paniquons pas parce qu’ils nous le demandent. La deuxième loi thermodynamique a certes subi une accélération à cause de ce système-monde, elle est encore loin d’avoir fini son ouvrage.
29 février 2020, Fulvius Styx
P-S : Ne pas se positionner, c’est se positionner pour le désordre établi.
PP-S : Le désastre est avant tout le caractère durable de la catastrophe. ’Durable’ en tant qu’à renouveler sans cesse parce que rentable.
PPP-S : « La sécurité c’est la liberté. » Cette phrase vient bien entendu de la plus célèbre dystopie d’Orwell plagiée par Manuel Valls. Elle constitue surtout la ligne directrice des politiques économiques chinoises, européennes et américaines.
PPPP-S : Il n’y a jamais toute la vérité sur quoi que ce soit. Dans ce monde spectaculairement renversé, le vrai et le faux sont interchangeables. Guy-Ernest Debord s’écrie : « la vie concrète de tous s’est dégradée en univers spéculatif. » Etant tous philosophes par contingence, apprenons à le devenir par nécessité, et commençons par remettre en cause tout ce que nous portons, transmettons, voire vendons automatiquement.
PPPPP-S : Quand Agamben dit que l’état d’exception est devenu le paradigme normal de gouvernement, il s’agit d’entendre que le réseau de pouvoir gouverne par la crise. Autrement dit qu’il entretient un imaginaire de la catastrophe dont les problématiques nous concernent bien entendu mais sur lesquels nous n’avons aucune prise. Qu’elle soit environnementale, sanitaire, terroriste ou financière, nous, peuples d’en bas, n’avons aucune prise sur les processus de décision.« Tu parles beaucoup du citoyen mais cela reste très abstrait… » Le citoyen, c’est d’abord cette fiction juridico-politico-économique héritée des contrats sociaux et des Lumières, matérialisée, plus justement rematérialisée par la Révolution française et les États-nations modernes. C’est a priori un mythe, l’individu, l’être intégré, entier, non séparé, pris dans un rapport d’assujettissement avec l’État, rapport soi-disant donnant-donnant (le contrat) de droits et de devoirs. Cette soumission consentie donne, à tout le moins au niveau de la grammaire institutionnelle, histoire de la langue du réseau de pouvoir, cette soumission consentie donne la figure du sujet. Les arts de la guerre et de gouverner se sont tellement développé ces derniers millénaires que cette fiction, ce mythe et cette figure nous y avons cru, ils ont été naturalisés par nous occidentaux, à tel point que nous ne questionnons plus leur positivité, pas même les lieux de leur exercice.
Le citoyen, c’est a priori cet être qui reçoit son nom et son statut de par sa nativité. La naissance, le locus de la naissance, devient dès lors le marqueur, le chiffre, la trace de la souveraineté. Ou le premier souffle comme permanence légale. Son acte ultime, avant la crise environnementale, était le vote. Aujourd’hui il trie ses déchets et quand son portefeuille lui permet, s’essaie à manger bio. Autre chose de légal ? Rien… Tout citoyen, s’il en est, est illégal et révolutionnaire en tant qu’il doit avant tout réinventer quelque ersatz de cité, autrement formulé il se doit de lutter contre la figure actuelle de la citoyenneté.
Ailleurs au même endroit l’étranger, le migrant, le déplacé, le dénommé sans-papiers met en crise cette construction juridico-politico-économique. Il la met en défaut en tant que reste des colonisations anciennes et présentes avec lesquels l’Occident capitaliste doit toujours déjà composer. Et même si personne parmi nous ne sait exactement pourquoi une partie du réseau de pouvoir s’est empressé de crier « level-five-epidemic is a good option », « l’événement coronavirus » va terriblement accroître les contrôles aux frontières, autrement dit va rendre encore plus difficile les déplacements de migrants ainsi que leur accueil. La figure exceptionnelle du déplacé nécessite un cadre et des mesures exceptionnelles aussitôt quoique peu à peu intégrées au droit national ainsi qu’au droit international, des études et des journalismes, pour canaliser « le problème », le limiter tout en l’agrandissant dans le langage et dans l’imaginaire social dominant. Le même processus apparaît en ce qui concerne la figure du manifestant-émeutier au niveau national comme du terroriste au niveau du droit international. On dresse le profil de la menace pour le diffuser à l’extrême, abêtir l’imaginaire de la plupart et surtout les divertir de la menace ultime, nous-mêmes.
PPPPPPP-S : « Nous comme menace ultime ? » L’essoufflement de la plus-value conduit le réseau de pouvoir à sans cesse réinventer des formes mineures d’insoutenabilité pour qu’on oublie la sienne propre.