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SOURCE : A l'encontre
Par Frédéric Autran
Elle sort du bureau de campagne de Bernie Sanders, nous adresse un sourire discret puis disparaît au coin de la rue. Il est 17 heures samedi (7 mars) à Springfield, ville de 150 000 habitants dans le sud-ouest du Missouri, lorsqu’on croise le chemin de cette bénévole blonde en jean, baskets et parka. Après avoir reçu de brèves consignes de l’équipe du sénateur socialiste, elle part faire du porte-à-porte en sa faveur, à trois jours de la primaire démocrate. On presse le pas pour la rattraper, péniblement, à un pâté de maisons de là, et l’interroger sur son engagement militant, comme on l’a fait à des centaines de reprises au fil des campagnes américaines. Sauf que, cette fois, la conversation prend une tournure inattendue. «J’ai… j’ai… j’ai fait un accident vasculaire cérébral (AVC) et il m’est parfois difficile de trouver les mots», s’excuse presque Joanna Woody, 41 ans.
Dix ans après cet AVC, dû à une malformation cérébrale inopérable, Joanna conserve des troubles de la parole et une légère rigidité du visage. Pas de quoi la dissuader pour autant d’aller toquer aux portes pour tenter de convaincre, avec ses mots et son histoire, des mérites de Bernie Sanders. «Je fais campagne pour lui, car notre pays a besoin d’un changement majeur, notamment en matière de santé. En tant que personne invalide, je bénéficie de l’assurance médicale publique [Medicaid], ainsi que d’aides pour me loger et me nourrir, raconte-t-elle. Mais mon colocataire, lui, malgré deux emplois à plein temps, n’arrive pas à boucler les fins de mois et n’a pas d’assurance. Comme je ne peux pas travailler, j’ai beaucoup de temps. Je le mets à profit pour contribuer au mouvement et me battre pour le reste de la société.»
Cette idée de se démener pour les autres, de «se battre pour un inconnu», Bernie Sanders en a fait, plus encore qu’il y a quatre ans, la ligne directrice de sa campagne. Son slogan officiel «Not Me. Us» («Pas moi. Nous») et plusieurs de ses phrases choc renvoient à cet éloge du groupe, de la communauté citoyenne, et à la dénonciation en creux d’un individualisme ravageur. Surtout quand les élites politiques et économiques, sous couvert de libéralisme, organisent selon lui le système à leur avantage: «Nous avons le socialisme pour les très riches et l’individualisme forcené pour les pauvres», martèle le sénateur du Vermont à chacune de ses apparitions
Ce mardi, six Etats (Missouri, Michigan, Washington, Mississippi, Idaho et Dakota du Nord) votent lors du «Big Tuesday». Une nouvelle journée cruciale, en particulier pour le camp Sanders, après sa performance décevante il y a une semaine. Ressuscité par sa victoire en Caroline du Sud, le ralliement de plusieurs candidats et le soutien massif de l’électorat noir, Joe Biden a en effet remporté dix des quatorze Etats en jeu lors du Super Tuesday. L’ancien vice-président dispose d’une légère avance en termes de délégués, même si tous n’ont pas encore été attribués, notamment en Californie, remportée par Sanders.
«Quoi qu’il arrive, Je n’abandonnerai pas»
«Le combat continue. Parfois c’est difficile, comme la semaine dernière lors du Super Tuesday. Le parti essaie à nouveau de faire barrage à Sanders à tout prix. Les ralliements de dernière minute à Biden juste avant le vote ne m’ont donc pas surpris. Et encore moins découragé», explique Derrick Nowlin. Cet ingénieur de 49 ans et militant pacifiste de longue date fait partie des premiers à s’être mobilisés à Springfield pour Bernie Sanders, dès l’été 2015. «Quoi qu’il arrive, je n’abandonnerai pas. J’ai attendu toute ma vie l’émergence d’un mouvement comme celui-ci. Et je ne me bats pas pour moi, mais pour mes enfants et petits-enfants», dit Nowlin, par ailleurs candidat à la Chambre des représentants de l’Etat.
Cinq semaines après le début des primaires dans l’Iowa, la course se résume désormais à un duel entre Biden et Sanders. Deux hommes qui n’ont en commun que leur âge avancé et le fait de briguer l’investiture démocrate. Tout le reste les oppose: leur parcours, leur analyse de l’élection de Donald Trump et la stratégie pour le battre. Là où Bernie Sanders considère la victoire de Trump comme l’expression de la colère des laissés-pour-compte d’un système profondément inégalitaire, Joe Biden, lui, y voit un accident de l’histoire. Auquel il faut répondre par un retour à la normalité. Derrick Nowlin exprime son désaccord : «Il est temps pour le Parti démocrate de retrouver ses racines progressistes. Bernie veut reprendre le flambeau du New Deal de Roosevelt, et je pense que le peuple est prêt pour cela. La raison majeure de l’élection de Trump est que les gens sont fatigués des mêmes politiciens et du même jeu politique dont ils sont toujours les grands perdants.»
Pour motiver les troupes dans cet Etat du Midwest perdu de justesse par Bernie Sanders face à Hillary Clinton en 2016, la campagne a dépêché samedi soir à Springfield trois de ses figures nationales. Dans l’arrière-salle du bar Coyote, aux murs tapissés de casques de football américain, Cori Bush (candidate au Congrès américain dans le Missouri), Amy Vilela (candidate dans le Nevada en 2018) et l’acteur Ray Fisher échangent avec une vingtaine de militants. Les discussions, approfondies, ne portent pas sur le programme, Trump ou Biden. Mais sur le «mouvement», sa place dans l’histoire et son ambition de changer en profondeur la face des Etats-Unis.
«Mentalité au rabais»
«Beaucoup d’Américains sont prisonniers d’un cycle de dette, médicale ou éducative. Les autres s’estiment heureux de ne pas en avoir. Mais dans un pays comme les Etats-Unis, les citoyens devraient pouvoir aspirer à davantage qu’à ne pas avoir de dette. Il faut se débarrasser de cette mentalité au rabais», lance Ray Fisher. Il souligne que la «révolution» promue par Bernie Sanders ne se fera pas en un jour : «Nous vivons dans une société orientée vers des résultats rapides, mais vous devez comprendre que ce combat ne sera jamais terminé. Que Bernie Sanders devienne ou non le prochain président des Etats-Unis, la conversation a irrémédiablement basculé. S’il perd, le mouvement continuera, car nous sommes maintenant réveillés. Bernie Sanders a allumé une flamme qui ne mourra pas.»
Dans la salle, Kimberly Clark, 28 ans, prend la parole: «Le vote des jeunes est crucial pour Bernie. Mais autour de moi, beaucoup sont tellement désabusés par la politique qu’ils refusent d’aller voter. Cela m’inquiète et me démoralise un peu.» Tour à tour, les trois intervenants lui répondent et l’exhortent à ne pas lâcher. «Vous êtes essentiels à ce mouvement. Nous avons besoin de vous, nous ne pouvons pas le faire sans vous, martèle Cori Bush. Dans les moments de doute, souvenez-vous de la raison pour laquelle vous vous impliquez, des gens pour qui vous luttez.» Amy Vilela, qui a perdu en 2015 sa fille de 22 ans à cause d’une embolie pulmonaire détectée trop tard faute d’assurance santé, ajoute: «Aucun des grands mouvements de notre histoire, que ce soit les droits civiques ou la lutte pour le droit de vote des femmes, ne s’est fait du jour au lendemain ou en une bataille. Voilà le type de transformation que nous portons. Ne baissez pas les bras. Nous nous battons pour sauver la vie des gens. Quelle cause est plus juste que celle-ci ?»
«L’heure est venue»
Les échanges ont visiblement regonflé Kimberly Clark, qui a grandi dans une ferme et dans la pauvreté au nord de Springfield et a pu aller à l’université grâce à une bourse fédérale réservée aux plus démunis. Cheveux auburn au carré, piercing dans le nez, la jeune femme porte un tee-shirt avec un dessin de Bernie Sanders et cette légende, en référence à Star Wars : «Aide-nous, Bernie. Tu es notre seul espoir.» Son espoir à elle, Kimberly le tire aussi des républicains qu’elle côtoie : «Donald Trump est le cocktail Molotov qu’ils ont jeté au système qui les a rendus si aigris, si impuissants. Mais je sais qu’ici, dans le Missouri, certains seraient prêts à voter Bernie, car ils partagent son envie d’un monde meilleur. Nous sommes un pays très jeune. Je crois que parfois, parce que nous vivons sur une terre très ancienne, nous entretenons l’illusion que nous sommes une nation comme la Chine, la France ou d’autres pays européens qui ont résisté à l’usure du temps. Ces pays ont connu de nombreux cycles, et je crois que pour nous, l’heure est venue. J’aime mon pays. Je l’aime tellement que je lui dis: “Tu es en train de tout gâcher, il est temps de changer de vie.”» (Article publié dans Libération en date du 9 mars 2020, 19h30)
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En date du 10 mars, 62% de délégué·e·s doivent encore être élus. Joe Biden dispose de 698 délégué·e·s; Bernie Sanders: 614 délégué·e·s.