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SOURCE : Marianne
En 2013, l’exposition “Guy Debord. un art de la guerre” à la BNF révèle au grand public 1.400 fragments de notes de lectures du situationniste, classé “Trésor national”. Cinq ans plus tard, les éditions L’Échappée ont lancé la La librairie de Guy Debord, afin de publier ces textes en plusieurs volumes thématiques. Sont déjà parus deux ouvrages : Stratégie (2018) et Poésie, etc.(2019). Laurence Le Bras, qui a dirigé les deux publications, nous répond.
Marianne : Vous êtes conservatrice chargée de collections pour les manuscrits modernes et contemporains au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, mais pourquoi, parmi tous les manuscrits dont vous êtes responsable, vous êtes-vous plus particulièrement intéressée à Guy Debord ?
Laurence Le Bras : L’œuvre de Guy Debord a occupé une place importante parmi mes lectures plusieurs années avant que je ne devienne responsable de ses archives. C’est cet intérêt initial qui m’a amenée à m’occuper, au sein du département des Manuscrits, du dossier qui a permis le classement de ses archives comme trésor en 2009 ; puis, après ce classement, du traitement et de la mise en valeur de ce fonds.
Cette publication n’est donc pas militante et ne vise pas à satisfaire les bibliophiles
Qu’est-ce qui a motivé la création de la “Librairie Debord” et la publication des fiches Debord ? Est-ce militant, scientifique ou simplement une volonté de satisfaire les bibliophiles amateurs ?
Lors de l’ouverture des cartons après l’entrée des archives de Guy Debord à la BNF, Emmanuel Guy, qui travaillait alors avec moi sur le fonds, et moi-même, saisis par la force et la singularité de cet ensemble, avons immédiatement pensé que cette réserve de fiches de lecture restée inédite devrait dans l’avenir faire l’objet d’une publication. Alice Debord, épouse et ayant droit de Guy Debord, nous en a donné l’autorisation, permettant ainsi que soient partagés avec les lecteurs, de façon plus large que l’accès des archives aux chercheurs dans la salle de lecture du département des Manuscrits, ces citations qui non seulement permettent de remonter le fil de l’œuvre de Guy Debord, donnant la clef de détournements restés non élucidés ou ponctuant les étapes d’une réflexion ; mais aussi donnent à lire comme par-dessus l’épaule de Guy Debord des œuvres dont la lecture viendra nous nourrir à notre tour. Enfin, il nous est apparu immédiatement à quel point ces fiches précisent, permettent de mieux comprendre, les rapports entretenus par Guy Debord avec certaines œuvres et certains auteurs, leur importance dans son parcours (sujet sur lequel s’attardent les postfaces). C’est le cas par exemple des fiches de lecture sur la Révolution surréaliste dans Poésie, etc. : elles mettent en évidence les sujets qui ont particulièrement intéressé Guy Debord dans les pratiques surréalistes et l’œuvre d’André Breton, et de quelle manière et pour quelles raisons ces sujets ont retenu son attention. Il en va de même de Clausewitz, de Machiavel, de Chateaubriand, de Marx, de Hegel, pour ne citer qu’eux.
Cette publication n’est donc pas militante et ne vise pas à satisfaire les bibliophiles. Quoiqu’il ne s’agisse pas de la motivation initiale, que je viens d’énoncer ci-dessus, elle a en revanche un caractère scientifique, dans la mesure où, même s’il ne s’agit pas d’une édition strictement diplomatique, nous avons veillé à restituer le plus fidèlement possible la présentation du texte sur les fiches et avons adjoint à ces fiches un appareil de notes et une postface visant à préciser la place des auteurs cités dans chaque volumes par rapport à l’œuvre de Guy Debord.
Par chance, et grâce à l’éditeur de la collection “La Librairie de Guy Debord”, L’Échappée, nous avons pu concevoir des volumes qui sont aussi de beaux livres par l’élégance de la maquette et de la présentation du texte. Nous – toute l’équipe responsable de ce projet, dont les noms apparaissent dans le volume après la page de titre – n’aurions pas pu le concevoir différemment : il fallait un livre qui, en tant que livre, serait à la hauteur de toutes ces œuvres citées, et de Guy Debord – dont le sens esthétique s’est manifesté plus d’une fois dans la conception de ses propres livres et des tracts de l’Internationale situationniste. Il y aussi, et en cela il s’agit d’un geste que l’on peut qualifier de militant à notre époque, que nous sommes tous très attachés au livre : il n’était donc pas question de faire une édition numérique par exemple, ou de concevoir un livre difficilement consultable parce que trop cher, ou trop peu maniable.
Comment avez-vous fait le choix de la maison d’édition L’échappée pour publier ces fiches ?
Emmanuel Guy et moi-même avions déjà travaillé avec L’Échappée pour l’édition de Lire Debord en 2016. Cet éditeur avait édité le livre de Patrick Marcolini sur l’Internationale situationniste, et ses centres d’intérêt éditoriaux (je vous invite à consulter son catalogue en ligne) l’ont amené à répondre favorablement à notre demande pour Lire Debord. De même, lorsque je lui ai soumis le projet d’édition des fiches de lecture, il a accepté immédiatement en proposant la création de cette collection, “La Librairie de Guy Debord”, l’ouvrage ne pouvant s’insérer dans aucune de ses collections existantes.
La cohérence de l’ensemble de ces lectures, c’est le travail de sape critique de Guy Debord contre la société moderne marchande et l’impérieuse nécessité d’une vie réellement vécue.
Pourquoi Debord a-t-il choisi le format des fiches pour annoter ses livres ?
L’usage de la fiche, et pas seulement pour Guy Debord, permet de rassembler les citations retenues de ses lectures sous la forme d’un matériel de travail facilement utilisable.
Pour ce qui concerne Guy Debord en particulier, il n’annotait pas ses livres : copier les citations qu’il souhaitait retenir de ses lectures sur ces feuillets volants rangés dans des chemises à rabats faciles à emporter, lui permettait de les avoir toujours à sa disposition, quelques soient les aléas des différents déménagements ; et plus rapidement aussi, plutôt que s’il avait eu besoin de rechercher les ouvrages dans sa bibliothèque. Il n’avait d’ailleurs plus toujours sous la main les livres lus : soit il les avait donnés, soit ils étaient dans un autre domicile que celui habité. Par ailleurs, il pouvait ainsi extraire aisément de l’ensemble les fiches qui l’intéressaient particulièrement aux différentes étapes de sa réflexion lors de l’élaboration de ses œuvres, et les ajouter au besoin à ses notes de travail du moment. Enfin, les fiches lui laissaient la marge nécessaire pour joindre ses propres annotations aux citations, leur conférant dès la rédaction le statut de notes de travail. Certaines citations sont ainsi déjà pourvues d’une destination notée en marge, « pour SduS » par exemple lorsqu’il s’agit de La Société du spectacle.
Le nombre de fiches indique une activité de lecture intense. Poésie, stratégie, on passe de la légende des chevaliers de la table ronde à Machiavel. Existe-t-il une cohérence dans l’ensemble des fiches rédigées – et par extension des lectures faites – par Guy Debord ?
Oui, Guy Debord lisait beaucoup, et travaillait beaucoup – non pas de ce travail salarié dont il a dénoncé et démontré le caractère esclavagiste, mais intellectuellement. La cohérence de l’ensemble de ces lectures, c’est le travail de sape critique de Guy Debord contre la société moderne marchande et l’impérieuse nécessité d’une vie réellement vécue.
Guy Debord ne se pose pas en génie solitaire
Est-ce qu’à l’instar du défunt Georges Steiner, il y a dans le Debord qui cite une volonté de faire appel à une culture commune, ou à tout le moins de rendre hommage en y faisant référence ou en détournant ?
Rendre hommage, certes, parce que le choix est l’affirmation d’une préférence et la reconnaissance d’un intérêt majeur ; mais utiliser des citations, c’est surtout effectivement, quelque soit l’auteur qui le fait, faire référence à une matière commune.
Je citerai ici un passage du texte de présentation du dossier sur la poésie chinoise dans le volume Poésie, etc., rédigé par Fabrice Larcade, passage concernant le détournement et l’allusion, parce que la formulation de cet usage me semble parfaite (p. 408-409) : “L’allusion officie à la fois comme réécriture actualisée et personnalisée du patrimoine commun et comme capacité à concentrer, par l’emprunt de quelques mots, d’une formule à un texte antérieur, immédiatement identifiables par un lecteur initié, un spectre d’images et d’émotions par l’évocation de ce texte ancien.”
La référence à cette matière commune permet aussi d’inscrire une œuvre dans une continuité de la pensée. Guy Debord ne se pose pas en génie solitaire : il réfléchit à la suite de ceux qui l’ont précédé, pour contribuer à approfondir, en ajoutant à la réflexion toute la force de sa pensée et sa perspicacité, la compréhension de ce qui nous meut et de ce qui nous détruit.
L’une de ses citations les plus célèbres, qui se trouve sur la quatrième de couverture du dernier ouvrage publié dans la librairie Debord, est “Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre“. Se faisant, il introduit un troisième terme, comme le dit Emmanuel Le Guy, qui donne à la lecture un autre but – peut-être ultime – que celui de l’écriture. Qu’entendait-il par-là ?
Il ne faut pas oublier de préciser, pour être juste, que la citation vient de Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti, “Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps”, n° 29, in Internationale situationniste, La Véritable Scission dans l’Internationale, Paris, Champ libre, 1972.
Quant à sa signification, il faut toujours se souvenir de cette quête d’une vie réellement vécue : elle est le terme, le but à atteindre. Si une vie se passe dans l’illusion de la vie, même nourrie de lectures, elle n’aura été que l’un de ses simulacres de vie dans lesquels la société marchande œuvre à nous enfermer afin que nous demeurions à son service. L’activité de l’écriture ou de la lecture, sans le sentiment que l’on vit pleinement – et ce “pleinement” n’est pas défini à l’avance, mais signifie avoir le sentiment d’être pleinement dans sa vie – demeure chose vaine, en tout cas ne risque de ne mener qu’à une pure accumulation de savoirs stériles parce que sans lien avec nos vies. Pour bien comprendre, bien analyser ce qui se dit – positivement ou négativement – de nos vies dans les livres, il faut être dans la vie et savoir ce qu’on en attend.