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SOURCE : QG
La déclaration d’Emmanuel Macron hier soir, décrétant sans prononcer le mot un confinement de 15 jours pour les Français, laisse sceptiques beaucoup d’observateurs. Lenteur de la réaction, insuffisance probable face à l’augmentation exponentielle du nombre de cas sur notre sol, certains évoquent déjà des commissions d’enquête à venir, une fois la maladie vaincue. Une interview d’Alexis Toulet par Jonathan Baudoin pour QG
Les déclarations d’Emmanuel Macron, les 12 et 16 mars, montrent un virage à 180 degrés de la part du gouvernement français dans la lutte contre l’expansion du Coronavirus, en optant désormais pour une stratégie du confinement, même allégée par rapport aux choix faits par l’Italie notamment. Cela montre combien ce pouvoir navigue à vue face à une pandémie qui l’a pris de court, et dont des leçons devront être un jour tirées, comme le souligne Alexis Toulet, ancien élève de l’X, et ingénieur dans une grande entreprise industrielle du secteur de la défense.
QG : Le président Macron a opté pour un changement de stratégie brutal entre ses annonces du 12 mars et celles du lundi 16 mars, renforçant le confinement, avec des contrôles voire des amendes, plus la fermeture des frontières de l’espace Schengen dès aujourd’hui, pour faire face à l’épidémie de Coronavirus. Estimez-vous que cela est pertinent ?
Alexis Toulet : Je pense que ces décisions, qu’on pourrait toujours discuter dans le détail, de réduire les déplacements, d’aller vers des solutions de confinement, sont clairement pertinentes, d’abord parce que leurs preuves ont été faites par le précédent chinois. On parle d’un pays qui a été le premier frappé, tout le monde le sait, et qui en ayant réagi très vite, même après quelques cafouillages, a pu arrêter la contagion. Il a fallu du temps pour cela, mais elle a fini par s’arrêter. Les Chinois ont eu à pleurer des morts, sans doute, mais leur nombre a été limité par cette stratégie.
Ensuite, le détail des mesures annoncées par Emmanuel Macron hier soir s’inscrit dans une démarche de décisions de plus en plus fortes, même si je crois qu’il y a peut-être un certain retard à l’allumage – et je ne suis pas le seul à le dire. Voici un gouvernement qui essaie maintenant de rattraper la maladie, après ne pas avoir envisagé de solutions de confinement total afin d’éteindre, au moins temporairement, la propagation du virus. S’il a changé son fusil d’épaule, c’est parce qu’il n’avait plus d’autre choix.
Peut-on s’attendre à une prolongation de la réduction des déplacements, prévue pour durer 15 jours, ainsi qu’à des mesures supplémentaires, selon vous ?
Il est difficile de se projeter dans l’avenir de manière vraiment détaillée, mais nous avons tout de même un repère, qui est l’expérience de la Chine. C’est le 24 janvier que le gouvernement chinois s’est mis debout sur les freins – ce qu’Emmanuel Macron a décidé le soir du 16 mars – et il a fallu ensuite une dizaine de jours pour que la progression de l’épidémie cesse d’accélérer. Et encore davantage de temps pour que le rythme d’extension ralentisse vraiment, et presque un mois pour qu’elle soit proche de s’arrêter. Donc je dirais que la durée de 15 jours sera presque certainement insuffisante.
Faudra-t-il jusqu’à un mois et demi de confinement, voire davantage ? Je ne peux pas le dire, et cela dépendra aussi d’éventuelles mesures supplémentaires qui seront peut-être décidées. Et aussi de la rigueur avec laquelle le confinement sera respecté, mais ici il faut dire hélas que cela ne devrait pas poser de problème, tout simplement parce que la peur jouera de plus en plus, au fur et à mesure que le nombre des morts augmentera. Et aussi dur que ce soit de l’entendre, il ne peut qu’augmenter encore beaucoup, s’il faut une dizaine de jours ne serait-ce juste pour que le rythme de progression de l’épidémie cesse d’augmenter.
N’est-ce pas trop tardif de la part du pouvoir exécutif d’appliquer de telles mesures, comparativement à l’Italie ?
D’une manière générale, et c’est ça qui est vraiment dommage, si on peut comprendre que le premier pays qui a été confronté à cette épidémie ait connu un certain flottement, dans les pays suivants les retards sont moins excusables en raison du temps qui passe et des exemples qui s’accumulent. Ne nous y trompons pas, il s’agit d’une progression exponentielle. Cela veut dire qu’en un temps donné, le nombre de contaminés va doubler – et au final le nombre de morts – puis si on laisse passer encore le même laps de temps le nombre doublera encore, etc., tout cela si on prend des mesures insuffisantes bien sûr, plutôt que de faire tous les efforts pour stopper la contagion. Actuellement, la France est dans un doublement tous les trois jours. Il est certain que prendre ces mesures aujourd’hui, c’est mieux que demain, mais hier eut été encore mieux. Le problème, c’est que l’exemple chinois date quand même de pas moins de sept semaines !
Quant à l’exemple italien, eh bien nous sommes de l’ordre de 8 à 10 jours derrière l’Italie en termes de progression de l’épidémie. Je crois que c’est le 8 mars que le Président du Conseil Giuseppe Conte a dit aux Italiens : « Nous n’avons plus de temps. Rentrez à la maison ! ». Eh bien nous sommes le 16, exactement huit jours plus tard, et Emmanuel Macron a sans doute utilisé beaucoup plus de mots, mais sur le fond, son message était exactement le même. Il est dommage, s’agissant d’un pays qui est juste notre voisin, que nous n’ayons pas su profiter de son expérience. On dit qu’un homme ordinaire apprend de ses erreurs, tandis qu’un homme sage apprend des erreurs des autres. Disons qu’il aurait fallu avoir un peu plus de sagesse.
Pour quelles raisons le pouvoir exécutif a mis autant de temps avant de prendre des mesures de confinement de plus en plus drastiques, selon vous ?
Pour comprendre la nécessité du confinement, deux choses étaient nécessaires et suffisantes, si on y réfléchit. Il fallait premièrement certaines connaissances mathématiques, du niveau d’une terminale scientifique. Il y a quand même beaucoup de gens comme ça dans le pays, et on peut l’espérer quelques-uns dans les ministères et parmi les conseillers du gouvernement. Et puis encore l’envie de regarder un peu ce qui se passe chez les autres, d’essayer d’en apprendre quelques leçons. Tous ceux qui remplissaient ces deux conditions – dont on aurait pu s’attendre à ce qu’elles soient assez faciles à remplir, surtout pour des gens en situation de gouvernement – pouvaient dire depuis une semaine, voire deux semaines : « Il faut le faire maintenant ! ». Parce que chaque jour qui passe va coûter des vies en définitive, et quand on est sur le genre de progression exponentielle que connaît la France, le nombre de morts prévisible au final double tous les trois jours.
Il est permis de penser qu’au gouvernement, il y a un certain nombre de gens à-mêmes de maîtriser ces mathématiques-là, ou des gens pour les conseiller. Pourtant, cela n’a pas été fait. Je pense qu’un jour, il y aura des commissions d’enquête. Aujourd’hui, on est dans la lutte contre la maladie. Mais il y aura des commissions d’enquête, et je dirais même des procès, car cette défaillance est bien pire encore que l’affaire du « sang contaminé » qui avait défrayé la chronique dans les années 80, et on en saura un peu plus, les langues se délieront. Je ne peux faire que des hypothèses pour l’instant.
Il y a la possibilité de l’arrogance, du type « Ce qui est arrivé chez les Chinois, chez les Italiens, ça doit être leur faute en fait ». Ce ne serait pas quelque chose de reproductible. Nous, nous serions au-dessus. Ça peut être aussi, c’est malheureux à dire, un manque de curiosité pour ce qui se passe chez les autres. Un certain nombrilisme – un comble sans doute, s’agissant de gens qui parlent si volontiers de coopération internationale et d’Europe !
Ça peut être encore une certaine forme de réaction inefficace à la pression ou à la peur, le fameux syndrome de la tête dans le sable. La peur est un sentiment tout à fait normal. La question est : comment on y réagit ? Par l’action, la réflexion et en essayant d’avoir un peu de sang-froid – ou bien en détournant les yeux du danger. Ce qui est à peu près la même chose que la panique en matière d’inefficacité.
Et enfin, il y a le suivisme. Tout le monde sait que lorsqu’il y a un groupe, il n’y a personne qui pense. Vous prenez un groupe d’individus, tous plus intelligents, plus cultivés, tout ce que vous voulez, les uns que les autres. S’ils n’essayent pas chacun de penser par lui-même, s’ils laissent le groupe penser à travers eux, vous allez obtenir un comportement de moutons. Vous n’allez pas obtenir un comportement intelligent. Comment ces différentes hypothèses contribuent-elles à cette défaillance massive ? Je n’en sais rien, je pense qu’il y a des enquêtes qui le détermineront.
Pour l’instant, la seule chose que je puisse dire en positif, c’est que le gouvernement a commencé à bouger. Il bouge tard. Il bouge en plusieurs fois. Je n’exclus pas qu’il doive bouger encore. Mais il bouge.
Je n’ai pas eu le temps d’analyser le discours d’Emmanuel Macron, mais voici une réaction à chaud : il a commencé durant pas mal de temps à rappeler aux Français que le comportement de chacun doit être responsable. Sur le fond, c’est vrai bien entendu, et c’est essentiel. Mais la tonalité était du genre « C’est parce que vous ne le faites pas que je suis obligé de durcir les mesures », je crois bien avoir perçu cela qui est injuste, voire scandaleux. Parce que si des personnes n’ont pas encore compris que le danger est réel, c’est en partie parce que le message du gouvernement a été d’une incohérence assez fantastique ces dernières semaines. Et le retard pris à prendre des mesures n’a rien arrangé, bien au contraire. Avec une communication si peu cohérente, il n’est pas étonnant que beaucoup de gens n’aient pas encore compris. Si vous voulez que les gens comprennent des choses, encore faut-il être transparent. Je pense que la transparence n’a été totale, surtout pour tout ce qui peut causer de l’alarme – c’est le moins que l’on puisse dire. Et la décision de maintenir le premier tour des élections municipales, c’est pratiquement le pompon en matière d’incohérence. C’est assez difficile d’y comprendre quelque chose quand on vous dit à la fois « Limitez vos contacts, c’est essentiel » et en même temps « Allez voter ». La contradiction est manifeste.
Cette pandémie peut-elle occasionner une prise de conscience salutaire au sujet de la politique de santé publique menée ces dernières années par divers gouvernements, notamment sur la question des moyens matériels et humains pour l’hôpital public ?
C’est un peu délicat de parler d’un mal pour un bien, surtout quand le mal n’est pas encore arrivé. On parle de gens qui sont morts et il y en a bien d’autres qui mourront, même dans le meilleur des cas, celui où le confinement serait totalement appliqué immédiatement, toujours à cause de cette inertie énorme d’un phénomène de contagion – je le répète, dix jours entre le moment où la Chine se met debout sur les freins et le moment où l’effet commence à se voir vraiment.
Cela dit, je pense que la réponse à votre question est : oui. Y compris dans le discours présidentiel, il y a une certaine forme de prise de conscience affichée, qu’il faudra sans doute la confronter avec la réalité des actes à venir. Ça fait une éternité que les personnes qui travaillent dans les services de santé sonnent l’alarme sur le remplacement d’une logique de santé publique par une logique d’économie. Il y a d’ailleurs des questions à poser sur la réponse à l’épidémie. Par exemple, il est difficile de comprendre qu’une grande partie des médecins généralistes soient dépourvus de masques. Mais la réalité est que les stocks de masques n’existaient pas, du moins pas à la bonne échelle. Un certain nombre de préparations aurait dû être faites à l’avance, mais ne l’avaient pas été. Ce n’est pas la totalité de la crise de l’hôpital, qui est plus large, mais c’est tout de même un exemple assez frappant.
Une fois que cette crise sera terminée, une fois qu’on aura pleuré les morts, on devra en tirer des leçons. Il devrait être évident que la santé doit être dotée des moyens adéquats. Et des moyens sur la durée, en préparant le court, le moyen et le long terme, pour que le système reste cohérent.
Compte tenu du fait que cette crise sanitaire se transforme également en crise économique, comment faire en sorte d’éviter qu’il y ait encore un scénario de privatisation des profits et de socialisation des pertes, à l’instar de la crise financière de 2008-2009 ?
C’est une grande question ! Je pense que les journalistes, tous ceux qui étudient ce qui se passe et qui en préviennent les citoyens, ont un rôle essentiel à jouer. Les citoyens eux-mêmes également. Comment est-ce qu’on peut inciter, voire forcer les gouvernements à prendre en compte les intérêts des gouvernés ? Chacun sait ce qu’est la démocratie dans le principe. Je pense qu’il faut qu’ils sachent qu’ils sont en permanence sur la sellette. Pour donner des conseils plus précis, je suis un peu démuni pour l’instant.
Ce qui est certain, c’est qu’il faudra regarder avec attention tout ce qui va se passer autour des grandes banques. Parce que dans la crise de 2008-2009, c’étaient les pertes des très grandes banques qui avaient donné lieu à des programmes de « sauvetage », en pratique de prise en charge de leurs pertes colossales par les Etats c’est-à-dire par le public en général. Je pense à la banque Dexia, qui avait pratiquement coulé la dette publique de la Belgique, et la France en avait aussi une partie, même si c’était moins lourd pour nous, vu la taille économique différente des deux pays. Vous trouverez des exemples aux États-Unis, en Irlande et ailleurs. Vous trouverez également un pays qui y a échappé, c’est l’Islande, et il faut noter que la population a joué un rôle essentiel en faisant pression sur le gouvernement pour qu’il refuse de mettre les dettes bancaires sur leur dos.
Mais la règle générale est que les pertes des banques ont été socialisées, et cela n’a pas suffisamment suscité de critiques à l’époque. Ça n’a rien bloqué. Reste à savoir si nous avons réussi à apprendre de nos erreurs – ou dans le cas des Islandais de leur succès.
Vu les réactions politiques différentes au sein des pays de l’Union européenne, le Coronavirus ne met-il pas en lumière un manque flagrant de politique européenne commune, selon vous ?
Jusqu’à présent, oui. Il y a une sorte d’ironie amère à constater que l’Italie reçoit des stocks de secours de la part de la Chine. Évidemment, c’est une très bonne chose en soi, et on peut remercier les Chinois ! Mais l’Italie ne reçoit pas d’aide de pays qui lui sont plus proches. Pourquoi donc ? C’est parce que chaque pays peut craindre ne pas en avoir assez pour lui-même. Et pourquoi craint-il de ne pas en avoir assez pour lui-même ? On retombe sur le fait qu’aucun pays, en Europe, n’a réussi à réagir suffisamment vite à l’épidémie, puisqu’en réagissant vite, il était possible de sauver des vies et de faire les choses beaucoup plus simplement. Des pays comme Singapour, comme Taïwan, la Corée du Sud, sont en train de réussir cela. Quel est le rapport avec un manque de coopération européenne ? Je pense qu’il y a, d’une part, le fait que, quand tout le monde se laisse surprendre, c’est le « sauve qui peut » général qui l’emporte. On est dans cette phase-là. Si la Chine peut aider l’Italie, c’est parce qu’elle n’est plus dans la phase du « sauve qui peut » et les Chinois ont réagi plus vite dans leur épidémie que nous dans la nôtre.
Ce qui pourrait être utile à l’avenir, c’est de réfléchir à des stocks communs, par exemple, de masques ou d’autres produits utiles pour ce genre de crise, ou pour d’autres pandémies. Qui sait quand sera la prochaine ? Peut-être pas avant 100 ans, de même que la crise actuelle survient un siècle après la grippe espagnole. Mais ça peut aussi être dans 2 ans, qui sait ? Avoir des stocks communs, des scénarios communs, se préparer un peu en commun pour des pays qui, après tout, vivent tout proches les uns des autres, aurait certainement du sens.
En comparant avec les pays asiatiques, il est notable de remarquer que les pays européens, voire occidentaux, incluant les États-Unis et le Canada, semblent naviguer à vue. Est-ce que cette crise sanitaire met à mal l’orgueil occidental, donneur de leçons au reste du monde ?
Je pense qu’il y a plusieurs réponses à donner. Ça vaudrait le coup d’être étudié plus en détail, mais il semble que les pays asiatiques aient eu une sorte de chance, c’est malheureux à dire, d’avoir été confrontés au SRAS en 2004. Parce qu’au cours d’une crise sanitaire qui était grave, mais pas du tout de la même ampleur, ils ont eu le temps de considérer la nécessité de réagir très vite à une pandémie. C’est une des raisons, sans doute, pour laquelle ils ont bien réagi.
Il reste que, même si on peut trouver des raisons au succès de plusieurs pays asiatiques, l’échec patent à s’inspirer d’exemples qui viennent d’ailleurs, de pays qui sont loin de l’Europe, et même de s’inspirer d’un pays proche si on pense à la réaction française négligeant de regarder ce qui est arrivé à l’Italie, ou à la réaction britannique négligeant de regarder ce qui arrive à la France, ça interroge sur la manière dont on s’intéresse vraiment aux pays étrangers, dont on se rappelle vraiment que ces pays étrangers sont, après tout, peuplés de gens comme nous. Ils ont leurs échecs et leurs succès, et les uns comme les autres peuvent être intéressants à regarder parce qu’on pourrait s’inspirer des uns comme des autres, apprendre aussi de ce qui arrive aux autres, dans le monde entier. Et je crois qu’il y a vraiment des questions à se poser de ce côté-là, c’est clair !
Propos recueillis par Jonathan Baudoin