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SOURCE : Regards
LA MIDINALE AVEC GAETAN GRACIA. En pleine crise sanitaire liée au Covid-19, Airbus a décidé de la réouverture de ses sites de production – tout comme ses sous-traitants. Mais ce n’est pas du goût de tous les salariés, ni de tous les syndicats…
Gaëtan Gracia est délégué syndical CGT des Ateliers de Haute Garonne, entreprise sous-traitante d’Airbus.
Regards. Depuis hier lundi 23 mars, Airbus a rouvert partiellement ses sites de production – malgré l’épidémie de Covid-19 qui amène l’exécutif à prendre, jour après jour, des mesures de plus en plus coercitives. Comment avez-vous réagi à cette décision ?
Gaëtan Gracia. Airbus a non seulement relancé la production sur ses sites depuis lundi mais a surtout fait pression sur l’ensemble de ses sous-traitants pour reprendre l’activité le plus rapidement possible. Je travaille aux Ateliers de la Haute Garonne qui est une entreprise d’un peu moins de 300 salariés qui fait des rivets aéronautiques. Nos patrons ont reçu un mail de la part d’Airbus qui les invitait à reprendre au plus vite le travail. On nous l’a présenté ainsi dans le cadre d’une réunion du CSE (Comité social et économique) extraordinaire : il fallait montrer « de la bonne volonté » au client et « ne pas le laisser tomber ». Nous avons répondu que, dans la période, c’était plutôt aux ouvriers qu’il fallait montrer de la bonne volonté et, de facto, ne pas rouvrir les sites de production.
Trouvez-vous que ces réouvertures sont justifiées ?
Cette réouverture des sites est totalement injustifiée. Tout d’abord parce que la plupart des soignants, des associations et des syndicats de personnels de la santé nous invitent à rester chez nous au maximum pour limiter le pic de l’épidémie que l’on n’a pas encore atteint. Ensuite parce que le manque de masques est devenu un problème central, y compris pour le gouvernement… Et le secteur aéronautique va garder, pour pouvoir reprendre le travail, plusieurs dizaines de milliers de masques ! Airbus a déjà commandé 20.000 masques mais il faut savoir que l’entreprise a aussi un stock important de masques FFP2 et FFP3. Et les sous-traitants en ont aussi en stock et en ont commandé ! Une entreprise comme la mienne, les Ateliers de la Haute Garonne, qui a moins de 300 salariés, a plus de 1.000 masques en stock et en a commandé plus de 10.000. Je viens aussi d’apprendre que Thalès allait recevoir une livraison de 1 million de masques de Chine en fin de semaine. Alors certes, les patrons de l’aéronautique donnent un peu de ces masques aux hôpitaux pour se donner une bonne image mais la grande majorité, ils la gardent pour pouvoir relancer l’activité.
L’urgence du maintien de l’activité industrielle française n’est pas suffisante, selon vous ?
Dans l’urgence dans laquelle on est, avec le manque de masques, il est aberrant de ne pas les donner aux personnels soignants et de les utiliser pour produire des choses non essentielles, c’est-à-dire pour fabriquer des avions pour les livrer à des compagnies aériennes qui, de toutes les façons, ne peuvent pas les faire voler (ou les font voler à vide, comme elles l’ont fait un temps pour conserver leurs créneaux horaire de départ et d’arrivée) : Air France a, par exemple, subi une chute de 90% de son activité. Tout laisse à penser qu’il n’y a aucune urgence à produire des avions si ce n’est pour continuer à alimenter la course entre Boeing et Airbus… Aujourd’hui, on a d’ailleurs appris que Boeing suspendait sa production, ce qui affaiblit encore plus le discours d’Airbus quant à la reprise. Ce sont donc des considérations économiques qui passent avant la santé des salariés : aujourd’hui, le slogan « nos vies valent plus que nos profits » n’est plus seulement cantonné aux militants d’extrême gauche mais est repris plus globalement par les ouvriers de l’industrie et en particulier par ceux de l’aéronautique.
Les salariés qui iront sur les sites de production d’Airbus auront-ils de quoi se protéger suffisamment (masques, gants…) ?
Airbus et les patrons de l’aéronautique insistent beaucoup sur les efforts faits en matière de mesures de protection : gants, masques, distanciation… Ils veulent montrer qu’ils prennent très au sérieux le sujet. En vérité, ils sont plutôt obligés de tenir ce genre de discours pour essayer de faire accepter la reprise à leurs salariés. Il faut d’ailleurs noter que cette reprise dans l’aéronautique se fait, dans un premier temps, de manière très partielle c’est-à-dire avec très peu de monde et souvent sur la base du volontariat. L’objectif, c’est de faire reprendre à un petit nombre tout d’abord pour qu’il soit plus facile, pour la direction, de nous faire tous reprendre par la suite. Il s’agit d’une stratégie délibérée.
Mais en soi, avez-vous confiance dans les autorités sanitaires et votre direction quand ils vous disent que vous pouvez reprendre le travail en respectant certaines mesures ?
Nous ne pensons pas que les mesures de sécurité sanitaire avancées soient suffisantes. D’abord, il faut savoir qu’elles peuvent différer selon les entreprises. Par exemple, dans mon usine des Ateliers de Haute Garonne, avant sa fermeture et les annonces de confinement par le Président de la République, on exigeait que les salariés fragiles qui avaient du diabète, de l’hypertension ou quelqu’autre maladie dont on commençait à savoir qu’elles étaient à risque si elles se combinait avec le Covid-19, soient renvoyés chez eux avec maintien de salaire. Le patron avait alors refusé… alors même que désormais, la Sécurité sociale a listé une série de maladies qui permettent de se faire un arrêt de travail de 21 jours. On nous a donc donné raison après coup ! De la même manière, aujourd’hui, même avec des précautions comme le port de masques et de gants, on continue de penser que cela reste insuffisant : prenons la mesure de distanciation d’un mètre, il n’y aucune étude sérieuse en virologie qui aurait prouvé que cette distance protège parfaitement de toute contagion – c’est une mesure arbitraire… Aux Etats-Unis par exemple, la distance est plutôt de deux mètres et en Corée du Sud, on parle même de quatre à cinq mètres ! Dans le doute, il vaut donc être trop précautionneux.
Il y a donc un débat dans votre entreprise sur les conditions de retour au travail…
Accepter le débat sur les mesures de protection qui nous est imposé par notre patron, c’est accepter de ne plus défendre la fermeture pure et simple de l’usine. C’est pourquoi nous avons exprimé notre avis sur les limites de ces précautions mais aussi nos doutes sur le fait que l’on puisse éviter la contagion même avec des mesures de protection drastiques.
Les salariés qui vont aller dans les usines Airbus seront-ils éligibles à la prime de 1.000 euros que Bruno Lemaire, ministre de l’Economie, préconise pour ceux qui travaillent pendant la pandémie ?
Les premiers échos que nous avons, c’est que nous n’aurons pas cette prime… On a même eu vent d’attitudes scandaleuses de la part de certaines directions : chez Derichebourg Aeronautics Services, le patron a annoncé aux élus du CSE que non seulement il n’allait pas octroyer ladite prime, mais que, je cite, « les gens devront choisir s’ils préfèrent mourir de faim ou du virus ». A la course au profit, s’ajoute donc le mépris de classe. Mais il y a un vrai rapport de forces qui est en train de s’instaurer et au vu, comme le dit Medef, du changement brutal de l’attitude des salariés, je me dis que les directions vont garder cette prime de 1.000 euros sous le coude pour essayer de nous acheter avec, quand elles jugeront le moment opportun. Nous, si on nous faisait cette proposition, on répondrait que nos vies ne valent pas 1.000 euros – on préfère avoir trente ans de vie en plus aux cotés de nos proches.
Comment s’est prise cette décision de réouverture des sites de production ?
Dans un premier temps, la direction d’Airbus a décidé, dès la semaine où il y a eu le processus de fermeture de plusieurs usines et beaucoup de droits de retraits, qu’il fallait reprendre au plus vite et a écrit à ses sous-traitants pour qu’ils ne restent pas paralysés. Elle a du ensuite se demander comment leur faire avaler la pilule… Et la réponse qui s’est dessinée a été la suivante : en passant par les représentants du personnel. Pas tous bien sûr ! Dans l’aéronautique, il y a une tradition de syndicalisme pro-patronal (comme cela existe aussi dans la métallurgie ou dans d’autres secteurs), notamment autour de Force ouvrière depuis la fin des années 1960. Après mai 68 dans lequel l’aéronautique avait joué un rôle important, surtout dans la première vague de grèves, l’Etat a pris en charge le problème et a clairement cassé les militants du secteur, notamment de la CGT, en plaçant par exemple Maurice Papon à la tête de Sud Aviation.
Certains syndicats sont donc parties prenantes de la reprise d’activité…
La reprise est en train d’être actée en passant par des CSE extraordinaires dans lesquels il y a souvent un vote majoritaire pour la reprise telle qu’elle est présentée par la direction. Dans la mesure où elle met en avant le volontariat, les syndicats pro-patronaux l’acceptent assez facilement. Cela s’est passé comme cela dans mon usine des Ateliers de Haute Garonne. Mais cela provoque la colère des ouvriers parce que les syndicats qui valident ces plans de reprise, sont très représentés dans les deuxième et troisième collèges qui sont donc principalement concernés par le télétravail. Les ouvriers de production ont le sentiment que les syndicalistes qui peuvent se permettre d’être en télétravail – et donc de ne pas prendre de risque – sont en train de faire voter le fait que eux soient de la chair à canon.
Quelle est votre marge de manœuvre en tant que syndicaliste opposé à la réouverture des sites ?
Cela fait longtemps que le patronat français essaie de casser les syndicats et les corps intermédiaires. Mais dans certains moments, il voit bien que cela le sert d’avoir une courroie de transmission et un dialogue social. Personnellement, je n’en veux pas de ce genre de dialogue social : il ne sert qu’à canaliser les moments de crise ou de révolte. Geoffroy Roux de Bézieux lui-même, le président du Medef, a encouragé les patrons à ne pas passer par dessus les CSE dans la période. Cela montre deux choses : d’une part, qu’auparavant, ils passaient par dessus, et, d’autre part, qu’ils ont parfaitement conscience d’à quoi leur servent certains syndicats. Le point faible du secteur de l’aéronautique, c’est la sous-traitance où les syndicats sont moins implantés, où la colère est de plus en plus prégnante et où les conditions de travail sont particulièrement difficiles étant donné la concurrence. On ne peut pas prévoir ce qui va se passer, même cette semaine, mais je sens beaucoup de fébrilité chez les donneurs d’ordre.
Que demandez-vous à la direction d’Airbus – et à l’Etat – quant à cette reprise de travail ?
Dans l’aéronautique, il y a un mouvement de colère contre la réouverture des usines et la reprise du travail. A la CGT Ateliers de la Haute Garonne, on pense que c’est le moment, à partir de cette position défensive, de opposer un programme offensif fait de revendications capables de fragiliser les patrons de l’aéronautique, Airbus et le gouvernement. C’est pourquoi on a annoncé ne reprendre le travail si et seulement si les quatre conditions suivantes sont remplies :
- Tant que les personnels soignants n’auront pas suffisamment de masques, nous refusons de travailler avec un matériel qui devrait leur revenir en urgence. Nous exigeons, à la fois à nos patrons dans la sous-traitance et à Airbus, que tous les masques, en stock et qui vont être livrés, soient donnés sans attendre à ces personnels soignants ;
- Nous refusons de fabriquer des avions ou toute chose inutile à la lutte contre la pandémie mondiale à laquelle nous faisons face. Nous exigeons aussi une enquête sur les possibilités de reconversion de la production : pourquoi le secteur automobile serait-il en discussion pour fabriquer des respirateurs artificiels et pas l’aéronautique ? C’est d’ailleurs quelque chose qui se fait souvent lors d’un plan de licenciements ou de la fermeture d’une usine ;
- Quand il y a une reprise du travail, nous exigeons que les mesures de protection sanitaire soient encadrées par un comité de contrôle qui soit composé des élus du CSE et de tout salarié qui le voudrait. Nous ne faisons pas confiance à notre direction quand on voit l’attitude qu’elle a depuis le début de la crise : dans mon usine des Ateliers de Haute Garonne, nous n’oublions ainsi pas qu’elle a refusé de renvoyer les salariés fragiles chez eux, qu’elle nous a menti en nous disant fermer quinze jours pour finalement, organiser la reprise à marche forcée et qu’elle nous cache les cas suspects que l’on découvre par hasard et après coup ;
- Nous exigeons le maintien de tous les postes, intérimaires compris, et aucune perte de salaire. Ce n’est pas à nous de payer la crise sanitaire actuelle, ni la crise économique à venir.
Avez-vous les moyens de vous opposer à la réouverture ?
Oui, nous avons les moyens de nous défendre mais il faut savoir identifier les moyens qui sont à notre disposition. La principale force que l’on a, c’est que les salariés soient unis et aient confiance en la force qu’ils constituent : cela commence à être le cas dans l’aéronautique. Ces dernières années, on était resté un peu à l’écart des différentes luttes – beaucoup d’usines du secteur n’ont fait grève ni en 1995, ni en 2003, ni en 2010, ni en 2016. Dans mon usine des Ateliers de Haute Garonne, il n’y avait, par exemple, eu ni grève ni syndicat depuis 40 ans. Or, depuis le début de la pandémie, les droits de retrait ont été organisés collectivement, notamment par les syndicats. Aujourd’hui, nous avons donc l’occasion de nous organiser nous-mêmes et de fragiliser tout le dialogue social qui existe actuellement dans l’aéronautique, c’est-à-dire la manière de nous acheter. Tous ceux qui ont voté la reprise du travail vont s’en mordre les doigts et je crains que les suites de la crise nous donnent raison.