AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Contretemps
Nous publions la version écrite de l’analyse proposée par le philosophe Alexis Cukier pour la chaîne Youtube « Philosopher en temps de crise ».
***
Rien ne sera plus comme avant. Désormais – l’heure appelle, je pense, à le dire sans détour, sans attendre les résultats de nouvelles expériences et de nouvelles enquêtes, en s’éloignant autant que possible des formules habituelles des discours philosophiques et politiques, de manière très directe –, les alternatives se poseront ainsi, ici et maintenant : le capitalisme ou la vie, travailler contraint à en mourir ou travailler librement pour la vie.
Après la crise, l’ordre établi sera prêt pour le gouvernement autoritaire des prochaines catastrophes écologiques. Nous aurons connu des malades, des mortes et des morts, nous aurons été travailler ou faire des courses la peur au ventre pour nous-mêmes et pour les autres, nous aurons été paniqué.e.s, sidéré.e.s, confiné.e.s, en colère, solidaires, déterminé.e.s. Nous aurons vu mise en œuvre à grande échelle cette priorité des dirigeants : sauver l’économie, c’est-à-dire les profits, plutôt que les vies. Dans les pays riches du Nord global, nous n’aurons certes pas connu les souffrances que les pillages, le néocolonialisme et les guerres font vivre aux habitant.e.s des pays appauvris du Sud global. Mais ce que les crises sanitaires, économiques, sociales, politiques, auront rendu ici aussi manifeste, c’est cette vérité : le capitalisme produit la mort. Par la guerre, qui lui est régulièrement nécessaire. Mais aussi continûment et d’innombrables autres manières, violentes ou progressives, visibles ou inaudibles, banales ou extraordinaires, et selon un développement inégal et combiné entre classes sociales et entre centre et périphéries : le capitalisme produit la mort et épuise la vie.
Leurs profits, nos morts
Celles et ceux qui meurent de maladies à coronavirus, du Covid-19, sont infecté.e.s par le virus SARS-CoV-2 mais sont tué.e.s par des décisions politiques qui, en défendant les conditions du travail, du soin et de la vie nécessaires au capitalisme, n’ont pas permis d’empêcher et ne permettent pas d’endiguer la pandémie ni de diagnostiquer et soigner les malades. On compte aujourd’hui les victimes de cette pandémie, mais pas celles des autres bien plus mortifères dont le capitalisme est également la principale souche : guerres, famines, intoxication et soins inaccessibles dans le Sud global, et là-bas surtout mais aussi ici cancers, affections neurotoxiques et cardiovasculaires, et toutes les autres maladies causées ou dramatiquement aggravées par la pollution atmosphérique et l’exposition à des substances chimiques, qui touchent en premier lieu les travailleurs et travailleuses du capitalisme industriel puis l’ensemble de la population. La pollution atmosphérique est un fléau mondial : ne nous étonnons pas qu’on découvre aujourd’hui qu’elle propage probablement le coronavirus et qu’en tout cas elle aggrave la maladie Covid-19. Celles et ceux dont le système immunitaire a été le plus endommagé par ces émissions et mutilations du capitalisme seront aussi les premières victimes de cette nouvelle pandémie.
Leurs profits, nos morts. En réalité, le capitalisme tue sans arrêt. Surtout dans ses périphéries, mais aussi en ses centres. À petit feu pour la plupart, mais au sens littéral et immédiat aussi, et en masse. Ce monde du capital a émergé et s’est toujours maintenu dans la violence et la guerre, par des hécatombes : les morts de la colonisation de l’Amérique, de la traite négrière, des colonisations et guerres coloniales en Afrique et en Asie, des guerres mondiales – qui se sont comptés, pour chacun de ces génocides, en millions et dizaines de millions – et d’autres innombrables guerres sans lesquelles le monde du capital n’existerait pas. Pour piller de nouvelles ressources et dominer de nouvelles mains d’œuvre, pour gagner l’hégémonie dans la compétition économique mondiale, pour liquider des stocks d’armes ou des réserves d’actions devenues sans valeur, pour reconstruire en masse ou imposer de nouveau besoins factices, ces guerres sont essentielles au capitalisme. Mais nous savons désormais que ce monde du capital produit la mort encore autrement, graduellement et sans cesse, par la destruction des écosystèmes naturels, des modes de vie populaires qui leur sont liés, par l’exposition de toutes les espèces vivantes à des pollutions chimiques et aux émissions de dioxyde de carbone, et parfois par des pandémies. En effet, pour faire du profit, il faut exploiter le travail, mais aussi la nature. Exploiter la nature, c’est-à-dire, par l’extraction, la pollution, l’intoxication, la réduction de la biodiversité, détruire la reproduction des écosystèmes qui rendent la vie possible.
On objectera que, dans la dernière période, l’espérance de vie a augmenté, ici et ailleurs, et on pourrait penser que le capitalisme en est la cause. C’est, je pense, une erreur : le capitalisme, l’exploitation du travail et de la nature pour le profit, n’est pas ce qui permet l’accès à l’eau potable, aux soins, à des conditions de vie salubres et une alimentation saine. Ce qui le permet, c’est, au contraire de la privatisation capitaliste, la logique de la mise en commun de biens, techniques et savoirs. Et les preuves s’accumulent ; nous savons désormais que le capitalisme ne peut fonctionner autrement qu’en détruisant la planète et la vie.
C’est dans ce monde, et pas dans un autre, que la maladie Covid-19 est apparue, et qu’elle tue. Il faudra enquêter et le vérifier en détail, mais il ne fait pas de doute que le transfert zoonotique et la pandémie en cours, comme d’autres auparavant, n’auraient pu avoir lieu sans l’agro-industrie de masse, l’hyper-urbanisation, la suppression des régulations socio-écologiques entre nature « sauvage » et monde humain, les chaînes logistiques mondiales de la circulation des marchandises, la concentration de particules fines, le démantèlement du soin public causé par l’austérité et la financiarisation de l’économie.
Le capitalisme, donc, met à mort. Mais qui pourra préserver la vie ? L’évidence est éblouissante aujourd’hui : ce n’est pas l’État capitaliste. Restons-en à la France : l’État a décidé de laisser venir l’épidémie plutôt que de dépister d’emblée massivement et d’organiser le soin des malades et le confinement des personnes contagieuses. Il a organisé la pénurie avant la crise, et une fois celle-ci venue, n’a pas produit aussitôt et en masse les respirateurs, masques et autres instruments de protection nécessaires. Il a choisi d’affecter certaines des ressources existantes aux bureaux de vote du premier tour plutôt qu’aux hôpitaux, pharmacies et commerces alimentaires. Et aujourd’hui, une fois les conséquences de ces erreurs criminelles en plein essor, il confine sélectivement les cadres et fait pression pour que les ouvrières et ouvriers aillent travailler. Il envoie « au front » les travailleuses – ce sont en grande majorité des femmes – du service public hospitalier et de la vente alimentaire sans moyen pour se protéger et ne pas contaminer. Par ses mesures financières, il sauve les banques et les grandes entreprises plutôt que les salarié.e.s. Il permet de reporter le paiement des loyers et factures des entités économiques, mais pas des locataires, des personnes endettées, des précaires. Il ne s’occupe en rien, ou à peine, des sans-abri, des intérimaires, des réfugiés, des exilés, des prisonnières et prisonniers dans les centres de détention et les centres de rétention, des plus pauvres et dominés. Il a décidé, sous couvert d’« état d’urgence sanitaire », de saper encore plus les libertés publiques et le droit du travail, de réprimer plus encore les quartiers populaires. L’État ment, comme il l’a toujours fait, notamment quand il est question de ses guerres et violences, mais aussi de maladies professionnelles et de pollution. L’État fait ce qu’il sait faire : ce qu’Achille Mbembe appelle la nécropolitique, décider qui pourra vivre et qui devra mourir. C’est le cœur de l’État moderne, comme Hobbes l’avait montré en son temps: faire peur, en agitant le spectre de la guerre civile et si nécessaire en déclarant la véritable guerre, et laisser mourir « pour le bien commun ».
L’État a donc déclaré que nous étions en « guerre ». Ce faisant, il nous habitue à un état de siège permanent, réclame la discipline et légitime les véritables guerres qu’il mène et pourra mener au nom de notre santé et de notre sécurité – entendons en réalité : pour préserver les intérêts capitalistes. Le capitalisme a toujours eu besoin de la guerre pour se maintenir et s’étendre, mais insistons : la guerre n’est qu’un moyen auxiliaire ; le moyen principal, c’est l’exploitation à mort, et la fin, c’est le taux de profit. C’est toujours la même chose, et en même temps quelque chose a changé, on le sent bien, y compris pour l’État. Depuis une vingtaine années, certains de ses secteurs, notamment l’armée, s’activent pour préparer de nouvelles modalités de gestion autoritaire des conséquences de la crise écologique en cours : catastrophes naturelles, déplacements de population, épidémies… Cette militarisation de la crise écologique se préparait à bas bruit, et elle a désormais commencé ici aussi, avec les militaires et drones qui contrôlent les déplacements des confinés. Nous y sommes. Les forces de l’écofascisme, ces formes autoritaires, meurtrières et liberticides de gouvernement des catastrophes écologiques que voyaient venir déjà Ivan Illich et André Gorz, sont en marche. Et seules des révolutions pourront les arrêter.
Travailler pour la vie
Mais alors qui pour préserver la vie, des écosystèmes naturels et des êtres humains, maintenant et plus tard ? Ce n’est pas l’État donc, ni les patrons bien sûr, ni les scientifiques tou.te.s seul.e.s, mais ce sont les travailleuses et travailleurs.
C’est l’hypothèse principale de mes recherches académiques et militantes en cours sur les rapports entre le travail, le capitalisme et la nature ; mais c’est aujourd’hui aussi une évidence, un constat. Ce sont les travailleurs, et les travailleuses surtout, qui de fait répondent aux besoins essentiels, et prennent soin de la planète et de la vie. Qui lutte aujourd’hui contre la propagation de l’épidémie et travaille à répondre à nos besoins fondamentaux ? Pour l’essentiel des ouvrières : infirmières et soignantes de proximité, travailleuses du nettoyage, caissières, assistantes maternelles… et aussi les éboueurs et éboueuses, ambulanciers et ambulancières, agricultrices et agriculteurs, médecins, etc. Celles et ceux qui travaillent à la vie des autres le font aujourd’hui en risquant leur propre mort.
Qu’en est-il des autres ? Ceux, et surtout celles, qui travaillent à la maison et s’occupent des enfants, des cadres pour la plupart, travaillent également à la vie mais sans qu’on leur demande de risquer la mort. Elles et ils n’auront non plus rien décidé, et la loi d’état d’urgence sanitaire prépare la phase suivante de leur travail forcé. Peut-être seront-elles et ils, plus tard, remercié.e.s par l’État pour leur discipline et leur dévouement, à condition d’avoir accepté de jouer leur partition sans broncher dans la reproduction du capitalisme et de n’avoir pas réclamé et partagé avec les subalternes le pouvoir politique qui devrait revenir à toutes celles et ceux qui travaillent à la reproduction sociale.
La reproduction sociale, ce concept de la théorie marxiste approfondi et renouvelé par le féminisme matérialiste, est l’enjeu crucial de la crise en cours, comme du moment d’après. Cela désigne toutes les activités domestiques, de soin, de subsistance, de nettoyage et nettoiement, d’éducation, le plus souvent non salariées, et toujours déqualifiées et surexploitées. Qui fait ce travail utile et déconsidéré ? Pour l’essentiel des femmes pauvres et racisées. Sans la reproduction sociale qu’elles effectuent, on ne pourrait pas vivre. Et le capitalisme ne pourrait pas non plus exploiter le reste du travail social. La crise en cours révèle cependant qu’il faut cesser d’opposer la reproduction sociale à la production tout court. La reproduction sociale, c’est la production de la vie – et cela devra devenir, dans le monde d’après, c’est-à-dire demain, le seul travail.
Ce sont des travailleuses et travailleurs, donc, qui soignent, réparent, maintiennent, font subsister, éduquent, rendent possible l’entraide et l’auto-organisation populaire… cela n’a rien à voir avec la guerre. L’« effort de guerre », s’il y en a un, est plutôt demandé aux autres qui travaillent encore, incité.e.s ou contraint.e.s, dans les usines automobiles et aéronautiques, le BTP, la livraison à domicile et tous les secteurs qu’on dit enfin aujourd’hui « non essentiels » : elles et ils doivent s’exposer à la mort non pour la vie des autres mais pour que les capitalistes continuent de faire du profit et ne perdent pas le contrôle de la production. Ils doivent s’exposer à la mort pour que le travail de mort du capitalisme puisse continuer.
Il est temps de prendre acte qu’il y a des formes de travail qui ruinent la nature et d’autres qui au contraire participent à sa régulation et son autoreproduction ; des formes de travail qui conduisent à la mort et d’autres qui préservent et développent la vie. C’est ce qu’a montré Marx, en son temps, en montrant que le capitalisme rompt le métabolisme de l’homme et de la nature – et c’est pourquoi le marxisme écologique contemporain, au-delà de Marx, peut tant nous aider dans la période. C’est aussi ce que certains de ses textes permettent de penser avec le concept de travail vivant, en partant surtout du point de vue des travailleurs de la terre, dont l’activité même requiert de défendre les conditions naturelles de toute vie et de tout travail. Le travail vivant, en bref, exprime que nous ne sommes pas des forces de travail au service du « travail mort » des machines et de la finance ; que nous sommes des êtres vivants, des puissances naturelles qui risquons la maladie et la mort en allant travailler aux conditions des capitalistes ; et aussi que, dans notre expérience du travail, nous pouvons trouver les ressources pour refuser la prescription de la mort et orienter toutes nos activités vers la liberté et la vie. Ce sont ces forces du travail vivant que nous devons réunir aujourd’hui, parce que c’est de ce point de vue que les exigences de préservation de la vie, de liberté et d’égalité peuvent être associées, et que nous pourrons enclencher une révolution écologiste pour défaire l’écofascisme qui vient.
Rien ne sera plus comme avant, mais il est possible que ce soit la vie et la liberté qui gagnent. Pour cela, il faut se battre, de toutes nos forces.
Nous montrent la voie les travailleuses et travailleurs qui ont fait grève, notamment en Italie, et qui n’ont pas attendu, pour faire passer la vie avant le profit, l’arrêt des activités non essentielles si tardivement décidé par le gouvernement ; celles et ceux qui, notamment en France, font valoir leur droit de retrait et parfois parviennent à faire fermer leur entreprise ; les infirmières et internes qui tout en sauvant des vies, alertent, proposent, commencent à exiger ; l’auto-organisation populaire dans les quartiers aussi, qui se redéploie pour prendre soin des plus vulnérables, dominés, de celles et ceux dont la vie ne compte pas pour les politiques de l’État. Mais sur cette base, il faudra aller beaucoup plus loin, et sans tarder.
Alors, nous prendrons acte que le démantèlement complet de toutes celles des activités industrielles, logistiques et militaires qui sont polluantes et destructrices de la nature et de la santé humaine est nécessaire pour que la vie continue. La finance, cet accélérateur de catastrophes économiques, sociales et écologiques, sera abolie, les bourses capitalistes fermées, les richesses deviendront propriétés communes. Alors, nous travaillerons toutes et tous dans les secteurs essentiels à la vie, et le travail vivant sera libéré du travail mort. Alors nous aurons conquis le pouvoir sur le travail pour la vie, et le temps nécessaire pour décider et délibérer collectivement de son organisation et de ses formes, de ses moyens et conditions.
C’est ce que j’ai appelé, avant cette crise, un « travail démocratique », un nom possible du communisme. Bien sûr, ce dernier n’a rien à voir avec la Chine, cette superpuissance capitaliste, et a peu de points communs avec ce que fut la Russie soviétique ou d’autres pays et expériences du XXe siècle qui ne furent jamais dans les faits communistes. Pour se faire comprendre et ne plus perdre de temps, puisque après la crise est à portée de vue, il faut le qualifier : ce sera le communisme de soin, le communisme écologique, le communisme pour la vie.
Ce monde d’après la crise, nous devons et nous pouvons désormais le préparer très concrètement, ici et maintenant pour demain. Et cela commence ainsi : en refusant dès maintenant qu’ici ou ailleurs, quiconque travaille à mort et à faire mourir, en mettant nos activités autant que possible au service de la vie. Et nous devons nous préparer à la suite : des grèves, des boycotts, occupations et rassemblements, des assemblées populaires, des conflits, des délibérations et décisions, de nouvelles institutions permettant une planification démocratique de la transition écologique, des évolutions révolutionnaires dans l’usage de notre temps, dans nos rapports aux autres humains et à la nature. Nous devons dès aujourd’hui y œuvrer collectivement, pour que plus jamais on ne puisse nous imposer la bourse, plutôt que la vie.
Mais demain, en tout cas, nous n’aurons plus le choix et nous devrons vivre cette alternative : travailler à la mort ou travailler pour la vie, se soumettre au capitalisme écofasciste ou mettre en œuvre un communisme écologique. Et le temps sera venu de reprendre cette bannière : la liberté ou la mort.