AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Acrimed
En période d’épidémie, la question des risques pour celles et ceux qui sont contraints de travailler se pose plus que jamais. Pourtant, à l’antenne d’Europe 1, le mot d’ordre est clair : « au boulot ! » Qu’importe les risques et les conséquences sur la santé des travailleurs en première ligne.
Le droit de retrait est inscrit dans la loi : il permet à tout salarié ou fonctionnaire de se retirer de son poste de travail ou de refuser de s’y installer, et ce vis-à-vis « de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection » [1]. L’exercice de ce droit est contrôlé par la justice prudhommale : comme le rappelle l’avocat Éric Rocheblaye, « nul ne peut dire si les salariés peuvent exercer leur droit de retrait, pas même les ministres. C’est au juge prud’homal de se prononcer. » (Le Point, 4 mars).
Pourtant, les chiens de garde de la station Lagardère l’affirment avec constance : les travailleurs ne pourraient en faire usage dans la période actuelle. Ils se font ainsi les relais de la communication patronale et gouvernementale, et en particulier des injonctions de la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, qui entonnera ce couplet à maintes reprises [2].
Dans sa chronique du 4 mars au titre sans équivoque, Nicolas Beytout est le premier à ouvrir les hostilités :
L’oreillette branchée sur le patronat, l’expert jette l’opprobre sur les salariés ayant recours au droit de retrait, en leur faisant porter la responsabilité de l’arrêt de l’économie :
Il y a sûrement aussi des arrières-pensées, des motifs cachés, des abus, des hypocondriaques du droit de retrait. Ceux-là portent une responsabilité particulière, celle de provoquer une autre contagion : une multiplication des arrêts de travail. Ce qui menace bien sûr, c’est l’épidémie elle-même. Mais c’est aussi l’arrêt de la société elle-même, et de toute l’économie : les transports en commun, les lieux de travail, où des dizaines, des centaines de salariés se croisent. Les cantines, les espaces de coworking tellement à la mode ; à ce compte-là, tout peut s’arrêter. Bon… vérification faite auprès des organisations patronales [et non syndicales, NDLR], il y a pour l’heure, très peu de cas remontés du terrain, et heureusement.
Mais mieux vaut prévenir que guérir, et Nicolas Beytout ne raterait jamais une occasion d’accabler des salariés, et en l’occurrence ici, de leur enjoindre de mettre leur vie ou celle des autres en danger. Au nom, qui plus est… du « civisme » :
Car le civisme, c’est ça aussi : ne pas profiter d’une situation générale de crise pour en tirer un avantage particulier. (4 mars)
Notons que Nicolas Beytout, jamais avare de leçon de civisme, n’aura pourtant pas un mot contre Total, qui le 1er avril (et sans poisson), versait 1,8 milliard de dividendes à ses actionnaires. Probablement au nom de l’intérêt général ?
Deux semaines plus tard, alors que le confinement est déjà la règle générale, Nicolas Barré, toujours sur Europe 1, est sur la même longueur d’ondes. Et commence par dévoiler – ô surprise – sa détestation des syndicats de salariés les plus en pointe sur la question du droit de retrait :
On assiste donc à une multiplication des demandes d’exercice du droit de retrait. C’est le cas en particulier à la Poste, où ces demandes se sont multipliées depuis ce mardi dans certaines régions, les Hauts de Seine, Grenoble, Marseille etc. Le syndicat SUD-PTT notamment, jamais en retard d’une revendication, est monté au créneau. Ce qui pourrait finir par poser des problèmes pour assurer la continuité du service public. (18 mars)
Cet intérêt soudain pour la sauvegarde du service public ne manque pas de saveur ! De la part du même Nicolas Barré qui appelait dès 2007, dans les colonnes du Figaro à des coupes drastiques dans les effectifs de fonctionnaires. Quant aux revendications des salariés de La Poste, il va de soi qu’aucune ne sera vraiment exposée par le journaliste, entrevoyant évidemment les « problèmes » à la seule loupe de la direction de l’entreprise [3].
Et l’éditocrate de pleurer à chaudes larmes à voir tant de productivité partir en fumée, tant il ne comprend pas pourquoi les ouvriers refusent d’aller perdre leur vie au travail alors que les carnets de commandes sont garnis :
Le patron d’une petite entreprise industrielle confiait par exemple qu’il avait du mal, depuis ce mardi, à convaincre certains de ses employés de venir. Ils sont aux abonnés absents et veulent être mis en chômage partiel, sachant que l’État a décidé, vu la nature exceptionnelle de cette crise, d’indemniser le salaire à hauteur de 70%. Des usines vont donc s’arrêter faute de salariés pour les faire tourner. Alors qu’elles ont des clients. C’est un comble…
Mais rassurons nos lecteurs : jamais avare de « solutions », le journaliste ne va tout de même pas jusqu’à proposer au patron d’aller lui-même faire tourner l’usine !
Quant aux autres animateurs phares de la chaîne, ils ne sont pas en reste. Le 19 mars, Matthieu Belliard appelle à l’aide Patrick Martin, président délégué du Medef, contre ces salauds de fainéants que sont les salariés confrontés à l’épidémie du Covid 19 : « Est-ce que vous diriez qu’il y a un abus du droit de retrait ? » Du côté de Sonia Mabrouk, on est au diapason pour envoyer les salariés au boulot. Première question posée à Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT :
Emmanuel Macron exhorte les entreprises et les salariés à poursuivre leur activité. Est-ce que vous vous joignez à cet appel Laurent Berger ? Est-ce que vous demandez aux salariés à aller au travail ? (20 mars)
Sans oublier de louer les efforts de la corporation patronale : « Bien sûr, il y a beaucoup d’entreprises, et il faut le rappeler, de chefs d’entreprise, qui font en sorte que ces règles de précaution sanitaire soient respectées. »
Ce bref tour d’horizon, condensé de propagande patronale, vous est offert gracieusement par la station Lagardère. Est-il utile de préciser que cette morgue quotidienne est déversée par des commentateurs en télétravail depuis le 17 mars, protégés des nombreux risques auxquels les salariés, à qui ils contestent l’usage du droit de retrait, sont, eux, exposés ?
Denis Pérais et Pauline Perrenot
Annexe : Les morts n’ont pas tous la même valeur
Dans sa chronique du 30 mars, Nicolas Beytout rendait un hommage appuyé à Patrick Devedjian, ancien ministre de Jacques Chirac et proche de Nicolas Sarkozy, mais aussi chroniqueur dans le quotidien qu’il dirige, L’Opinion.
– Matthieu Belliard : Vous teniez à dire un mot de Patrick Devedjian, dont nous appris la mort ce week-end à soixante quinze ans, des causes du Covid-19. Il collaborait très régulièrement avec votre journal, L’Opinion.
– Nicolas Beytout : Oui, merci beaucoup Matthieu. C’était un grand esprit, un grand homme.
« Un grand esprit [et] un grand homme », dont la première des grandeurs était d’avoir la même obsession que lui : « La dépense publique, maladie de l’État » (Titre de la chronique de Patrick Devedjian du 8 mai 2019 dans L’Opinion).
Le 26 mars, Aïcha Issadounène, caissière dans un supermarché Carrefour de Saint-Denis – dont elle était par ailleurs déléguée syndicale CGT – décédait également de la maladie. Une information probablement perdue en route, puisqu’aucun hommage ne lui sera rendu par Nicolas Beytout, ou tout autre animateur de la station Lagardère à l’antenne.
[1] Pour plus de détail voir l’article L4131-1 du Code du travail.
[2] En direction des agents du musée du Louvre, qui seront parmi les premiers à exercer leur droit de retrait, la ministre affirmait : « Il faut éviter de se mettre en situation de droit de retrait quand le droit de retrait n’est pas justifié. […] Je dis simplement que le droit de retrait n’est pas fait pour ça. […] Je reviens aux gestes barrière. On le rappellera jamais assez : si chaque citoyen, si chaque salarié, se lave les mains, éternue dans son coude, etc…, vous connaissez tous par cœur les cinq gestes « barrière », ça fait une grosse différence. Ça, c’est beaucoup plus efficace que le droit de retrait pour protéger les gens. » (BFM-TV , dans « BFM politique », 8 mars 2020).
[3] Ce alors même que la situation pour les travailleurs de La Poste déjà particulièrement problématique, le sera d’autant plus que s’ouvre la période du versement des prestations sociales, durant laquelle de très nombreuses personnes doivent se rendre dans les bureaux de poste. Une situation pas du tout anticipée, sur laquelle alerte le syndicat SUD-PTT tant décrié par Nicolas Barré.