Silvia Federici : « Le fémi­nisme d’État est au service du déve­lop­pe­ment capi­ta­liste »

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SOURCE : Ballast

Au Chili, les reven­di­ca­tions fémi­nistes imprègnent le sou­lè­ve­ment popu­laire ; en Argentine, les mobi­li­sa­tions se pour­suivent dans l’es­poir d’ob­te­nir la léga­li­sa­tion de l’IVG. C’est dans ce contexte que la revue uru­guayenne Zur a ren­con­tré l’es­sayiste ita­lo-éta­su­nienne Silvia Federici, à l’oc­ca­sion de la sor­tie de son ouvrage Beyond the per­iphe­ry of the skin (indis­po­nible, à l’heure qu’il est, en langue fran­çaise). Cofondatrice de l’International Feminist Collective dans les années 1970, figure du fémi­nisme anti­ca­pi­ta­liste et lec­trice cri­tique de Marx, l’au­trice de Revolution at Point Zero fait du corps le centre de sa nou­velle publi­ca­tion. Nous avons tra­duit leur échange.

Ces der­nières années, vous avez beau­coup voya­gé et avez main­te­nu des contacts per­ma­nents avec des cama­rades et des orga­ni­sa­tions fémi­nistes en Amérique latine et en Europe. Comment per­ce­vez-vous la lutte fémi­niste aujourd’hui ?

Nous vivons un moment très impor­tant, très par­ti­cu­lier, et qui ne concerne pas uni­que­ment l’Amérique latine — même si c’est là qu’on en per­çoit le plus l’impact. C’est un moment où le mou­ve­ment fémi­niste, dans toute sa diver­si­té, ren­contre les luttes popu­laires et les mou­ve­ments sociaux qui, depuis les années 1980, sont mon­tés en puis­sance contre les ajus­te­ments struc­tu­rels, la poli­tique extrac­ti­viste et le néo­li­bé­ra­lisme. Cette ren­contre sur­git d’une situa­tion concrète puisque toutes ces poli­tiques ont eu avant tout un impact sur les femmes et sur la repro­duc­tion de la vie1. Ainsi les femmes se trouvent-elles en pre­mière ligne, non seule­ment comme vic­times des spo­lia­tions mais éga­le­ment comme com­bat­tantes, comme pro­ta­go­nistes de la résis­tance. Et en plus d’incarner la résis­tance, elles ont dû deman­der des comptes aux hommes des mou­ve­ments et des orga­ni­sa­tions mixtes. C’est là que se fait la ren­contre avec le fémi­nisme, là que se joue l’apport du fémi­nisme.

Il s’est ain­si créé un nou­veau fémi­nisme, que je crois très puis­sant parce qu’il s’ins­crit à la fois dans une pers­pec­tive anti­ca­pi­ta­liste qui recon­naît toute une his­toire d’oppressions, et dans une pers­pec­tive déco­lo­niale. C’est un mou­ve­ment qui, en fin de compte, com­prend tous les aspects de la vie. Il ne se foca­lise pas sur le tra­vail comme on l’entend tra­di­tion­nel­le­ment (lié à la pro­duc­tion), mais se pré­oc­cupe des espaces ruraux, des corps, de ce qui se passe dans la com­mu­nau­té. Ce n’est pas seule­ment une oppo­si­tion, mais un mou­ve­ment qui construit. Je crois que c’est là sa grande force, que c’est ce qui lui a per­mis de gran­dir ces der­nières années mal­gré la mon­tée crois­sante du fas­cisme et de la droite. Il gran­dit parce qu’il crée une nou­velle infra­struc­ture dans les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires habi­tuel­le­ment domi­nés par les hommes : toute cette créa­ti­vi­té, cette capa­ci­té de se réap­pro­prier les savoirs tra­di­tion­nels, de créer des liens affec­tifs, c’est inédit.

Je pense que les bases de ce mou­ve­ment sont solides et c’est pour­quoi il conti­nue d’agréger des femmes venant d’espaces dif­fé­rents, comme en Argentine ou en Uruguay : des femmes qui viennent des orga­ni­sa­tions syn­di­cales, de l’économie soli­daire, des cama­rades indi­gènes, des pay­sannes. C’est une force. Aujourd’hui, en Amérique latine, le mou­ve­ment fémi­niste ali­mente les luttes. Mais c’est aus­si le cas, sous des formes dif­fé­rentes, à d’autres endroits.

[Bahram Hajou | www.bahram-hajou.com]

En effet, il y a eu ces der­niers mois en Amérique latine des sou­lè­ve­ments popu­laires qui ont défen­du le droit à une vie digne. Les cas les plus clairs sont le Chili et l’Équateur, mais ce ne sont pas les seuls. Comment pou­vons-nous lire ces pro­ces­sus de lutte depuis une pers­pec­tive fémi­niste qui mette au centre la repro­duc­tion de la vie ?

Une pers­pec­tive fémi­niste est impor­tante, pré­ci­sé­ment parce qu’elle se concentre sur ce qui est fon­da­men­tal s’a­gis­sant des objec­tifs ou des condi­tions de la lutte : le chan­ge­ment qui s’o­père, par­tout dans le monde, au niveau de la repro­duc­tion de la vie quo­ti­dienne, c’est-à-dire la repro­duc­tion sociale comme la repro­duc­tion domes­tique. La repro­duc­tion de la vie inclut en effet le tra­vail domes­tique, la sexua­li­té, l’af­fec­ti­vi­té, mais aus­si l’en­vi­ron­ne­ment, la nature, la cam­pagne, l’a­gri­cul­ture, la culture, l’é­du­ca­tion… Le fémi­nisme touche à une gamme très variée de thé­ma­tiques qui sont liées à la repro­duc­tion de la vie et se trouvent au fon­de­ment de tout chan­ge­ment social, à la racine de toute lutte. Il ne sau­rait y avoir de lutte vic­to­rieuse sans un chan­ge­ment de ces aspects les plus exis­ten­tiels de la vie. C’est pour­quoi la par­ti­ci­pa­tion des femmes aux sou­lè­ve­ments qui ont lieu au Chili et en Équateur est cru­ciale, sur­tout si l’on pense à long terme. Si on n’envisage pas ces mou­ve­ments comme une rébel­lion momen­ta­née appe­lée à dis­pa­raître demain, mais comme l’expression d’une révolte pro­fonde qui exprime un « ça suf­fit » très ancré contre ce sys­tème si injuste et violent, alors la pers­pec­tive et les acti­vi­tés des femmes sont, sur le long terme, fon­da­men­tales.

Ces luttes fémi­nistes, anti­ca­pi­ta­listes, ou se récla­mant d’un fémi­nisme popu­laire, s’occupent d’une varié­té de sujets. Elles s’intéressent aux pro­blèmes des femmes, mais aus­si à l’ensemble des rela­tions sociales et des rela­tions avec la nature. Pourtant, on tente sou­vent de réduire la por­tée de nos voix de femmes, comme si nous ne pou­vions par­ler que de « thèmes de femmes ». C’est en par­ti­cu­lier un conflit avec la gauche. Comment éva­luez-vous la rela­tion entre le fémi­nisme et la gauche ?

C’est cru­cial, et je crois que la gauche ne veut pas le voir. Les inté­rêts mas­cu­lins rendent aveugles les hommes qui pro­jettent sur les femmes leur propre situa­tion : ce sont eux qui repré­sentent un sec­teur pré­cis ou un type par­ti­cu­lier de lutte. Ce qui me semble impor­tant c’est que le mou­ve­ment fémi­niste […] a ren­du visible tout l’univers de la repro­duc­tion de la vie. C’est un mou­ve­ment qui ne prend pas seule­ment en compte un sec­teur de la vie des travailleur·euses, un sec­teur du pro­lé­ta­riat dans le capi­ta­lisme, mais bien la tota­li­té des indi­vi­dus. Au début, dans les années 1970, quand on par­lait de la « repro­duc­tion » on enten­dait « tra­vail domes­tique ». Mais, au cours des der­nières décen­nies, nous avons obser­vé que la repro­duc­tion englobe tout : c’est la culture des plantes, les semences, la cam­pagne, la san­té, l’enseignement, l’éducation des enfants, la qua­li­té de l’air, les liens affec­tifs, etc. L’apport du fémi­nisme a éga­le­ment été de poin­ter les inéga­li­tés, parce que le capi­ta­lisme repose sur une pro­duc­tion de rare­té (et non de pros­pé­ri­té), et sur la pro­duc­tion d’inégalités. Le capi­ta­lisme pro­duit des mar­chan­dises, mais aus­si des divi­sions et des hié­rar­chies comme condi­tions pri­mor­diales de son exis­tence. C’est pour­quoi le fémi­nisme nous offre une pers­pec­tive plus ample, qui implique la vie dans sa tota­li­té. Nous par­lons bien sûr d’un fémi­nisme anti­ca­pi­ta­liste, et pas du fémi­nisme d’État créé par les Nations unies et les gou­ver­ne­ments pour enrô­ler des femmes au ser­vice des nou­velles formes du déve­lop­pe­ment capi­ta­liste. Il est essen­tiel de rap­pe­ler cela car il existe aujourd’hui un fémi­nisme d’État, un fémi­nisme ins­ti­tu­tion­nel : nous ne par­lons pas de ça.

À moins d’un mois du 8 mars, on pré­pare des grèves, dans beau­coup de pays, des mobi­li­sa­tions et des actions. Quels sont les défis pour la pro­chaine grève fémi­niste, et plus géné­ra­le­ment com­ment main­te­nir ouvert ce temps de lutte ?

Le plus impor­tant, à mes yeux, est tou­jours le pro­ces­sus de construc­tion, et non la date. Le 8 mars est une mani­fes­ta­tion de ce qui s’est fait aupa­ra­vant, c’est un moment sym­bo­lique, mais le plus impor­tant est ce qui se construit en entrant en contact avec des femmes qui, alors qu’elles ont sou­vent des inté­rêts com­muns, ne se ren­contrent pas. Le pro­ces­sus crée des espaces nou­veaux. C’est aus­si le moment de nous pen­cher plus pro­fon­dé­ment sur ce que nous vou­lons. D’un côté, il s’agit de créer de nou­velles formes d’organisation, de nou­veaux espaces, parce que l’espace est fon­da­men­tal : il faut des endroits où nous puis­sions nous ren­con­trer. De l’autre, il faut un pro­gramme — ce que nous vou­lons —, parce qu’il nous reste beau­coup de choses à défi­nir. On parle par exemple encore très peu de l’enfance dans le fémi­nisme, qui est une ques­tion tra­gique pour moi, et qui se trouve dans une situa­tion de crise très grave. Il faut pré­ci­ser notre pro­gramme, comme oppo­si­tion à ce qui se fait mais sur­tout comme construc­tion, et com­prendre ce que nous vou­lons, le type de socié­té et de rela­tions que nous vou­lons. Et comme tou­jours, le troi­sième objec­tif est de dépas­ser les dif­fé­rentes divi­sions qui existent encore entre les femmes : raciales, sexuelles, d’âge, etc. C’est un objec­tif cen­tral car les divi­sions et les hié­rar­chies sont ce qui nous affai­blit le plus, et elles consti­tuent l’arme la plus puis­sante pour créer de nou­veaux conflits, pour nous signi­fier que nous aurions des inté­rêts dif­fé­rents et pour faire en sorte que nos éner­gies se dis­persent en luttes intes­tines sec­to­rielles.

[Bahram Hajou | www.bahram-hajou.com]

Puisque vous le men­tion­nez, com­ment per­ce­vez-vous les rela­tions inter-géné­ra­tion­nelles dans le mou­ve­ment fémi­niste ?

Je suis opti­miste parce que j’ai beau­coup voya­gé, et je vois qu’en Espagne, en Argentine ou même ici, à New York, des jeunes femmes viennent à mes confé­rences. J’ai 77 ans et, dans mes prises de parole, la majo­ri­té du public, à 80 %, est com­po­sée de femmes très jeunes de 19 ou 20 ans. Il me semble qu’il y a une volon­té de se connec­ter. Dans les années 1970, dans les mou­ve­ments mixtes, on se disait : « N’aie jamais confiance en quelqu’un de plus de 30 ans. » Et je peux com­prendre pour­quoi, mais heu­reu­se­ment ça ne se passe plus comme ça dans le fémi­nisme. Il y a un désir de com­prendre, d’in­clure des per­sonnes plus âgées, même si c’est un sujet très peu abor­dé pour le moment. Aujourd’hui, les seniors, et en par­ti­cu­lier les femmes, vivent un moment très dur. Beaucoup d’entre elles ont tra­vaillé toute leur vie à aider les hommes à vivre et à mou­rir, et quand elles ont besoin d’aide parce qu’elles ne peuvent plus tra­vailler, elles n’ont pas d’argent parce qu’elles ont tra­vaillé la majeure par­tie de leur vie sans aucun reve­nu. Aux États-Unis, les femmes âgées sont les plus nom­breuses dans les foyers publics. Ce sont des situa­tions tra­giques, sur­tout pour celles qui ne sont plus auto­nomes et qui vivent sou­vent dans des condi­tions ter­ribles. Cette ques­tion et la pro­blé­ma­tique de l’enfance n’ont pas été suf­fi­sam­ment évo­quées dans le mou­ve­ment fémi­niste. Bien que le mou­ve­ment réunisse aujourd’hui des femmes de tous les âges, c’est une dimen­sion qui doit être prise en compte. Parce que si l’on veut par­ler de vio­lence, alors la misère éco­no­mique et affec­tive que vivent tant de femmes âgées doit être abor­dée.

La lutte fémi­niste se ren­force dans de nom­breuses par­ties du monde, mais on observe aus­si une avan­cée conser­va­trice, voire fas­ciste à cer­tains endroits. Comment faire une lec­ture fémi­niste de ce pro­ces­sus ?

Si l’on replace cette vio­lence actuelle dans le contexte du XXe siècle, sans remon­ter au XVIeou au XVIIe siècles, on voit que le capi­ta­lisme, quelle que soit sa phase de déve­lop­pe­ment, a tou­jours été violent : deux guerres mon­diales dans les­quelles sont mortes près de 50 mil­lions de per­sonnes, la tor­ture de masse comme sys­tème de domi­na­tion en Amérique latine, toutes les guerres que les États-Unis ont menées tant sous les Démocrates que sous les Républicains, etc. Je crois qu’il est impor­tant de contex­tua­li­ser tout cela pour ne pas pen­ser que c’est une nou­veau­té, et pour être conscient·es que le capi­ta­lisme a besoin de déployer cette vio­lence, en par­ti­cu­lier quand il se sent mena­cé, assailli. Or, aujourd’hui, le capi­ta­lisme se sent mena­cé. D’abord parce que cela fait des années qu’on se plaint d’un niveau de pro­fit qui serait insuf­fi­sant : c’est donc un capi­ta­lisme en crise. Ensuite parce qu’il y a une offen­sive, et que le fémi­nisme est la figure de proue d’une insur­rec­tion inter­na­tio­nale. Depuis des années, on observe une insur­rec­tion conti­nue. Depuis le pre­mier Printemps arabe, cette insur­rec­tion entraîne tou­jours plus de tor­ture, de guerre, de pri­son. Je vois toute cette vio­lence comme une réponse qui n’est pas une nou­veau­té. C’est au contraire la réponse habi­tuelle du capi­ta­lisme lors­qu’il se sent en crise, qu’il sent que ses fon­da­tions sont en dan­ger et qu’il fait face à des mou­ve­ments inter­na­tio­naux non coor­don­nés mais ayant les mêmes reven­di­ca­tions. Du Brésil au Chili en pas­sant par l’Équateur, le Liban ou Haïti, s’or­ga­nise une résis­tance à l’appauvrissement, à la misère, à la vio­lence poli­cière et éta­tique.

Ce n’est pas un hasard si, quand les cama­rades chi­liennes ont cla­mé « Le vio­leur, c’est toi », avec un grand cou­rage (parce que faire ça au Chili ce n’est pas la même chose que dans les autres pays), ce slo­gan a immé­dia­te­ment cir­cu­lé. Cette cir­cu­la­tion et cette inter­na­tio­na­li­sa­tion immé­diate des ques­tions, des objec­tifs, des consignes, des formes d’organisation témoigne d’une insur­rec­tion, d’un « ça suf­fit » très géné­ra­li­sé. Je pense que les Bolsonaro, les mesures éco­no­miques et autres ini­tia­tives de l’Église sont autant de réponses à ces insur­rec­tions. On ne peut pas impo­ser une aus­té­ri­té bru­tale, un pillage bru­tal d’année en année et expul­ser des mil­lions de per­sonnes de leurs terres sans un énorme dis­po­si­tif de vio­lence.

[Bahram Hajou | www.bahram-hajou.com]

Vous venez de publier Beyond the per­iphe­ry of the skin, votre der­nier livre2, où vous oppo­sez une accep­tion du corps telle qu’il a été pen­sé par le capi­ta­lisme — comme machine à tra­vailler, et dans le cas des femmes à pro­créer —, à la vision du corps tel qu’il est conçu par l’imagination radi­cale col­lec­tive, en par­ti­cu­lier par le fémi­nisme à par­tir des années 1970. Que signi­fie le corps comme caté­go­rie d’action sociale et poli­tique ?

J’aime l’idée de corps-ter­ri­toire parce qu’elle ren­voie tout de suite à une repré­sen­ta­tion col­lec­tive. Non seule­ment c’est le pre­mier lieu de défense, la ques­tion du corps étant liée à celle de la terre et de la nature, mais cette idée pose éga­le­ment le dis­cours sur le corps comme une ques­tion col­lec­tive : qui gou­verne qui ? qui a le pou­voir de déci­der de nos vies ? Je pense que c’est l’une des ques­tions cen­trales, de fond dans la lutte. L’État cherche tou­jours à aug­men­ter son contrôle, à chaque minute et au-delà du tra­vail. Cela sature le corps des femmes, et par là nos réa­li­tés quo­ti­diennes, d’op­pres­sions tou­jours plus intenses, ce qui n’est pas le cas du corps des hommes. Le pro­blème de l’avortement est para­dig­ma­tique de ce point de vue. C’est pour­quoi il me semble que pen­ser le corps depuis une pers­pec­tive fémi­niste est aujourd’hui cru­cial, pour déter­mi­ner qui a la pos­si­bi­li­té de déci­der de nos vies. Le corps signi­fie la vie, la repro­duc­tion, l’affectivité. Tout tourne autour du corps : la nour­ri­ture, le sexe, l’éducation, la pro­créa­tion. La lutte pour le corps est donc une lutte pour l’un des aspects les plus fon­da­men­taux de la vie. C’est pour ça que tant de femmes sont si inten­sé­ment sai­sies par cette ques­tion : c’est là que se décide qui est le chef de notre vie. Est-ce nous, ou est-ce l’État ?

Mais vous insis­tez sur une reven­di­ca­tion du corps qui soit col­lec­tive, qui reven­dique la capa­ci­té de déci­sion col­lec­tive sur nos vies…

Oui, une capa­ci­té col­lec­tive, abso­lu­ment. Seules, nous sommes per­dantes. Il faut sor­tir de chez soi pour lut­ter, pas pour tra­vailler ! Sortir de chez soi pour lut­ter, pour se ras­sem­bler, pour affron­ter tous les pro­blèmes que nous vivons seules.

L’idée d’aller au-delà de la péri­phé­rie de la peau, c’est faire l’hy­po­thèse d’une accep­tion expan­sive du corps. Vous dis­cu­tez pour cela la notion de « corps expan­sif », conçue par le théo­ri­cien de la lit­té­ra­ture Bakhtine — qui s’étend via l’appropriation et l’in­ges­tion de ce qui est au-delà de lui-même — et vous pro­po­sez une idée simi­laire, mais dont l’ex­pan­si­vi­té est d’une nature radi­ca­le­ment dif­fé­rente. Vous par­lez d’une « conti­nui­té magique » avec d’autres orga­nismes vivants, et d’un corps qui réunit ce que le capi­ta­lisme a divi­sé. Le corps serait-il le point de départ pour pen­ser l’interdépendance ?

Je ne pense pas à un corps qui appro­prie, qui veut man­ger le monde, mais à un corps qui veut s’y connec­ter. Aux XVIe et XVIIe siècles et à la Renaissance, le corps n’était pas envi­sa­gé dans un iso­le­ment com­plet, ce n’é­tait pas une île : il était ouvert. Il pou­vait être affec­té par la lune, par les astres, par le vent. Ce corps est expan­sif parce qu’il n’est pas sépa­ré de l’air ou de l’eau. Il est aus­si inti­me­ment connec­té au corps des autres. L’expérience amou­reuse ou sexuelle en est un exemple, mais elle n’est pas la seule à nous mon­trer com­ment nous sommes conti­nuel­le­ment affecté·es et com­ment notre corps change. La tra­di­tion du mau­vais-œil, par exemple, a à voir avec la capa­ci­té des autres à nous faire souf­frir, ou à nous rendre heureux·se, à nous chan­ger. On ne peut pas pen­ser le corps dans les mêmes termes que les capi­ta­listes et que la science d’au­jourd’­hui, à savoir un corps machine, un agré­gat de cel­lules dans lequel chaque cel­lule, chaque gène pos­sède son propre pro­gramme, comme si ce corps n’é­tait pas orga­nique. Mon point de vue et mon pro­jet consistent à mettre en avant une vision du corps qui soit exac­te­ment à l’opposé de la vision domi­nante dans la science contem­po­raine. On tente d’i­so­ler tou­jours plus le corps, en le met­tant en petits bouts, cha­cun ayant sa carac­té­ris­tique. C’est une frag­men­ta­tion. Ça me rap­pelle le fra­cking : quand les scien­ti­fiques pensent le corps, ils opèrent une sorte de fra­cking épis­té­mo­lo­gique qui le désa­grège.

[Bahram Hajou | www.bahram-hajou.com]

Il faut recon­nec­ter le corps avec les ani­maux, avec la nature, avec les autres. C’est le che­min vers notre bon­heur et notre san­té cor­po­relle parce que le mal­heur inclut, pré­ci­sé­ment, une enclo­suredu corps. Il n’y a pas seule­ment une enclo­sure de la terre, comme je l’ai écrit dans Caliban et la Sorcière, mais aus­si des corps. On nous fait sen­tir tou­jours plus que nous ne pou­vons pas dépendre des autres et qu’il faut en avoir peur. Cet indi­vi­dua­lisme exa­cer­bé, qui s’est accen­tué avec le néo­li­bé­ra­lisme, est vrai­ment pitoyable. Il nous fait mou­rir parce qu’il envi­sage la vie du point de vue de la peur et de la crainte, au lieu de consi­dé­rer la rela­tion aux autres comme une grande richesse.

Le der­nier texte du livre, « On Joyful Militancy », est par­ti­cu­liè­re­ment beau. Vous y oppo­sez deux types de mili­tan­tisme : l’un joyeux, où l’on se sent bien et qui nous connecte à nos dési­rs, à l’op­po­sé d’une poli­tique et d’un mili­tan­tisme tristes.

Le mili­tan­tisme triste n’a pas de futur à mes yeux, mais il existe. Je trouve que le mili­tan­tisme domi­né par les hommes est triste ; c’est un tra­vail alié­né où l’on pense « Je dois aller à une autre réunion » sur le même ton que « Je dois aller tra­vailler ». C’est l’i­mage de ce cama­rade qui sent la sou­mis­sion his­to­rique : ça ne lui plaît pas, ne lui donne pas d’enthousiasme, rien, mais il le fait comme un devoir, comme une obli­ga­tion. Ce n’est pas ça, construire une autre socié­té. Il s’a­git d’o­pé­rer un chan­ge­ment dès à pré­sent, pas dans le futur, pas dans 20 ans : ça change main­te­nant. Ça, c’est construire un monde nou­veau. Il ne s’agit pas seule­ment de dire « non ». On change la vie par la manière dont on com­mence à avoir des rela­tions dif­fé­rentes avec les autres et à décou­vrir des choses nou­velles en nous. Car nous chan­geons lorsque nous avons des rela­tions dif­fé­rentes. Je crois que la vie est si triste pour la majo­ri­té des gens dans le monde qu’ils ne vont pas se rajou­ter une autre tris­tesse : ils pré­fèrent s’as­som­mer le soir devant la télé­vi­sion plu­tôt que d’aller à une réunion où tout est dou­leur ou ennui.

Ce que nous nom­mons « poli­tique du désir » depuis le fémi­nisme serait un peu l’antithèse de ce mili­tan­tisme triste…

Exactement. C’est aus­si la créa­ti­vi­té, la créa­ti­vi­té du mili­tan­tisme. J’en ai fait l’expérience pro­fonde parce que je me rap­pelle avoir consta­té la dif­fé­rence sur­ve­nue en peu de temps, quand les femmes sont par­ties des mou­ve­ments mixtes. Les femmes ont chan­gé, comme ça ! (elle fait un geste avec la main) Elles ont com­men­cé à par­ler, à chan­ter, à créer, à des­si­ner. Ça a été comme une explo­sion de créa­ti­vi­té incroyable ! Avant, elles fai­saient tout le tra­vail domes­tique des orga­ni­sa­tions. On en a fait tel­le­ment, du tra­vail domes­tique dans les mou­ve­ments avec des hommes ! Et fina­le­ment, dans les mou­ve­ments fémi­nistes, ça a été rapi­de­ment très dif­fé­rent, c’est deve­nu un plai­sir.


Entretien réa­li­sé par Victoria Furtado et Mariana Menéndez pour la revue Zur, et tra­duit de l’es­pa­gnol par Jean Ganesh et Cihan Gunes pour la revue Ballast.
Illustration de ban­nière : Bahram Hajou | www.bahram-hajou.com
Photographie de vignette : Marta Jara


REBONDS

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