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SOURCE : Zones subversives
La révolte de Mai 68 marque une rupture historique. Ce mouvement de lutte révèle l’effondrement de la période fordiste-keynésienne des Trente glorieuses. Ensuite, le mouvement ouvrier traditionnel est débordé. Enfin, le marxisme classique est dépassé. Ce sont les luttes sociales qui expliquent les évolutions du capitalisme. Les augmentations de salaires et les améliorations des conditions de travail obligent les patrons à imposer de nouvelles formes d’organisation du travail.
Les luttes sociales diffusent une critique des hiérarchies et de la discipline qui remet en cause les partis communistes et les syndicats. Le marxisme doit alors évoluer. La lutte des classes s’accompagne d’une critique de l’idéologie et de la vie quotidienne. Ce marxisme autonome est incarné par le mouvement opéraïste. L’auto-organisation des luttes s’appuie sur des pratiques d’insubordination. Sergio Bologna et Giaro Daghini appliquent cette méthode opéraïste pour proposer leur analyse de Mai 68 en France.
Prémisses et révolte étudiante
Des émeutes éclatent au Quartier latin. « Nous comprenons tout de suite que s’annonce là une immense éruption du désir, qui est en train de submerger la métropole toute entière », témoignent Sergio Bologna et Giaro Daghini. Ils décident alors de voyager en France pour observer les événements. L’insurrection étudiante débouche vers une grève ouvrière.
Avant l’explosion de Mai 68, des vagues de grève amorcent un cycle de lutte. L’usine de la Rhodiaceta de Besançon est occupée. La lutte à la Saviem de Caen s’appuie sur le soutien de la population. La grève sort de l’usine et débouche vers un affrontement avec l’appareil d’Etat à travers les CRS. L’émergence de ces luttes peut s’expliquer par les mutations du capitalisme et par les restructurations dans les usines.
Les ouvriers apprécient la révolte étudiante. La dimension subjective qui attaque le capitalisme et le refus des règles du jeu distinguent ce mouvement. Une agitation étudiante s’observe à travers le scandale de Strasbourg. C’est dans la fac de Nanterre que se développe un bouillonnement contestataire. Une occupation de la salle du Conseil d’administration déclenche le mouvement du 22 mars.
Cette minorité agissante refuse le modèle des partis et des avant-gardes. Elle pousse à l’action sans prétendre la diriger. Le mouvement s’appuie sur une spontanéité incontrôlable. Mais le doyen de Nanterre décide de fermer la fac. La mobilisation se déplace à la Sorbonne. La répression policière débouche vers des émeutes au Quartier latin. Les syndicats appellent à la grève pour protester contre la politique gaulliste, dans un contexte explosif.
Révolte ouvrière
Le 13 mai devient une date de grève générale. La classe ouvrière semble unie et combative. Loin des luttes sectorielles, ce sont des revendications communes bien concrètes qui se sédimentent. Cette révolte semble inattendue pour le PCF et la CGT, qui sont surpris de découvrir une classe ouvrière combative, en raison de leur propre docilité à l’égard du régime. Une grande manifestation défile à travers Paris. La police se fait discrète et les syndicats sont présents. Après cette marche pacifiste, les étudiants décident d’occuper à nouveau la Sorbonne. Mais ils veulent aussi se lier aux ouvriers dont ils ont vu la puissance. Les prolétaires redécouvrent leur propre force.
Le 14 mai, c’est dans les usines que la jeunesse agit. Des grèves éclatent à Sud Aviation à Nantes et à la régie Renault à Paris. Les jeunes ouvriers amènent les usines à la grève et à l’occupation. La séquestration d’un directeur révèle une forme de lutte radicale et spontanée. Les syndicats lancent une grève partielle d’un jour à Renault. Mais ils sont débordés et leur initiative débouche vers une occupation. « Venu dans l’usine pour effrayer le patron, le syndicat est en vérité le premier à s’effrayer, quand il voit la jeune base ouvrière lui échapper des mains avec une détermination suffisante pour que l’usine soit occupée au bout de quelques heures », observent Sergio Bologna et Giaro Daghini.
Mais la CGT tente de reprendre la main pour que le mouvement débouche vers des négociations. Le syndicat défend des grèves revendicatives et sectorielles. Mais les ouvriers ne se contentent pas d’une augmentation de salaire. Ils remettent en cause la hiérarchie dans l’entreprise et veulent travailler moins. Mais la CGT transforme les usines occupées en véritables forteresses. Le syndicat s’oppose à une jonction entre les ouvriers et les étudiants. La CGT associe les étudiants à la « provocation » et à une « ingérence externe ». Mais la CGT craint surtout la force interne des jeunes ouvriers qui ont déclenché les occupations.
Le 17 mai, le mouvement de grève s’étend dans des usines, des chantiers navals et des entreprises publiques. « Le lendemain, il paralysera la France : pas un bus, ni un train, ni un avion ne bouge, le métro est bloqué, etc. », observent Sergio Bologna et Giaro Daghini. Le 20 mai, ce sont plus de six millions de salariés qui sont en grève. « Le plus formidable et concentré refus de masse du poste de travail qui soit jamais survenu dans un pays capitaliste avancé », décrivent Sergio Bologna et Giaro Daghini. Néanmoins, les partis et les syndicats commencent leurs manœuvres pour prendre le pouvoir. La CGT et le PCF s’opposent au pôle formé par le PSU, la CFDT et l’UNEF.
Négociations et retour à la normale
Les négociations de Grenelle opposent les syndicats et les patrons soutenus par le Premier ministre Pompidou en tant que fonctionnaire le plus qualifié du capital. Ces négociations débouchent surtout sur une augmentation du SMIG. Le 27 mai, le secrétaire de la CGT Georges Séguy vient soumettre aux ouvriers de Renault les accords de Grenelle. Mais toute l’usine lui demande de ne pas les signer. Néanmoins, le gouvernement considère que les négociations mettent un terme au mouvement et veut envoyer la police pour réprimer les grévistes.
Au stade Charléty se rassemblent des militants étudiants et ouvriers de l’Unef, de la CFDT et du PSU. En revanche, le Parti communiste dénonce cette initiative. Les prises de parole insistent sur le gouvernement ouvrier et l’autogestion des usines. Mais le très réformiste Pierre Mendès-France est envisagé pour diriger le nouveau pouvoir. Le Mouvement du 22 mars s’oppose à ces solutions de type réformiste et refuse de se rendre à Charléty.
Les discussions autour de l’autogestion sont portées par la CFDT et le PSU. Ces réformistes radicaux veulent une meilleure organisation du travail. Le général de Gaulle évoque la participation pour satisfaire ces réformistes. En revanche, les jeunes grévistes insistent sur le refus du travail et de l’exploitation. « Pour les ouvriers, ces derniers ne devaient plus être, comme le voulaient la CFDT et quelques sociologues du PSU, les réalisateurs d’une organisation plus humaine et rationnelle du travail en entreprise, mais la négation de leur fonction sociale de travailleurs productifs », analysent Sergio Bologna et Giaro Daghini.
Le président Pompidou, malgré l’échec des accords de Grenelle, perçoit l’importance des négociations pour isoler les grévistes les plus déterminés. Il organise des accords avec les syndicats dans les entreprises du secteur public. Il encourage les votes à bulletin secret sur la reprise du travail dans les usines. Mais le mouvement de masse reste encore très fort. Le pouvoir peut s’appuyer sur la CGT et le patronat pour engager des accords. Le 6 juin, les ouvriers et les étudiants affrontent la police à l’usine automobile de Flins. Quand la reprise du travail n’est pas possible par les négociations syndicales, le gouvernement impose la répression.
Révolte globale
Ce texte de Sergio Bologna et Giaro Daghini est publié à chaud dans une revue italienne. Il reflète la pertinence des analyses opéraïstes. Mai 68 apparaît comme une révolte globale. Sergio Bologna et Giaro Daghini refusent de séparer le mouvement étudiant des grèves ouvrières. Ils insistent sur les liens entre les deux composantes de Mai 68. La jeunesse étudiante et ouvrière refuse la fonction sociale à laquelle elle est assignée. Les étudiants rejettent leur avenir de futurs cadres du capitalisme moderne. Les jeunes ouvriers expriment un refus du travail, de l’exploitation et de la vie à l’usine. Cette jeunesse n’espère pas un aménagement de la misère marchande. Même l’autogestion et une meilleure organisation de l’exploitation n’est pas un projet désirable.
Sergio Bologna et Giaro Daghini ne se contentent pas de lire les tracts des syndicats et d’écouter les discours des dirigeants. Ils évoquent les manœuvres au sommet de l’Etat et les négociations syndicales, surtout pour décrire le retour à la normale. Mais la lutte se joue à la base, au cœur des usines en grève. Certes, la CGT empêche la jonction entre étudiants et ouvriers. Mais les syndicats ne parviennent pas à canaliser l’insubordination des jeunes travailleurs qui n’hésitent plus à occuper les usines et à séquestrer les patrons. Mai 68 marque surtout un débordement des syndicats par les pratiques de lutte des jeunes ouvriers.
Mais cette analyse opéraïste montre ses forces et ses limites. Ce courant montre bien comment les luttes sociales influencent les évolutions du capitalisme. Les mutations économiques ne sont pas l’œuvre d’une main invisible mais sont organisées par les patrons pour déjouer les stratégies de lutte ouvrière. Les opéraïstes observent bien ce phénomène. Il est plus difficile de les suivre quand ils considèrent que c’est la situation économique qui détermine les luttes sociales. Les opéraïstes passent de la subjectivité ouvrière au déterminisme économique. Ce sont évidemment les luttes sociales qui restent le moteur de l’Histoire.
Ensuite, les opéraïstes restent attachés à de vieux schémas marxistes-léninistes. La révolte spontanée doit déboucher vers la création d’un nouveau parti communiste. Sergio Bologna et Giaro Daghini évoquent « l’avant-garde de l’automobile ». Ils ravivent la mystique stalinienne du métallo et imposent une hiérarchie figée entre les ouvriers en lutte et ceux qui ne le sont pas. Sans tenter d’analyser ce qui empêche justement la plupart ouvriers de s’engager dans une grève longue. Au contraire, les opéraïstes se replient sur les noyaux radicaux de la combativité ouvrière dans une logique clairement avant-gardiste et élitiste. Sergio Bologna et Giaro Daghini saluent même la grotesque stratégie maoïste qui consistent à regrouper les militants ouvriers les plus combatifs. Les autres n’ont qu’à rester sous la domination de la CGT et du patronat.
Un mouvement révolutionnaire ne doit pas se recroqueviller sur des noyaux de radicalité. Le petit confort de l’entre-soi des sectes gauchistes ne mène à rien. Certes, en Italie, Mai 68 n’est pas qu’une explosion sociale. La contestation des années 1968 s’étend sur plusieurs années. Le refus du travail devient un mouvement de masse. Le communisme ne se réduit pas à un folklore pour groupuscules gauchistes. C’est le mouvement de l’immense majorité des exploités qui abolit l’ordre existant.
Source : Sergio Bologna et Giaro Daghini, Mai 68 en France, traduit par Julien Allavena, David Gallo Lassere et Matteo Polleri, Entremonde, 2019
Extrait publié sur le site Acta zone
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Franco Piperno, Tout le monde déteste le Travail, paru danslundimatin#133 le 12 février 2018
Radio : Giairo Daghini, Séminaire Multitude et Métropole : Synthèses du séminaire, mis en ligne sur le site Séminaire le 24 avril 2006
Nanni Balestrini et Primo Moroni, Sergio Bologna: 68 en usine, publié sur le site Orda Oro
Davide Gallo-Lassere et Frédéric Monferrand, De l’usine au conteneur : entretien avec Sergio Bologna, publié dans la revue en ligne Période le 13 juin 2016
Julien Allavena et Davide Gallo Lassere, [Guide de lecture] Opéraïsmes, publié dans la revue en ligne Période le 16 novembre 2017
Claudio Albertani, Il était une fois la classe ouvrière. L’opéraïsmo, mis en ligne sur le site La Matérielle publié dans la revue À contretemps, n° 13, septembre 2003
Stéphanie Eligert, La Horde d’or (Italie 1968-1977), publié dans le site La vie manifeste
Robert Maggiori, Mai 68 dans le prisme transalpin, publié dans le journal Libérationle 15 février 2017
Andrea Cavazzini, Politique, savoirs, culture. Remarques sur le mouvement étudiant italien, publié sur le site des Cahiers du GRM en 2012
Bruno Astarian, Les grèves en France en Mai-Juin 1968, brochure publiée surle site Hic Salta – Communisation