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SOURCE : Tendance marxiste internationale
Interview d’Edouard Bernasse, secrétaire général du Collectif des Livreurs Autonomes de Paris (CLAP).
Cet article fait suite à l’interview d’Alex que nous avions publié dans notre numéro de février. Nous parlions à l’époque des conditions de travail des livreurs à vélo, déjà compliquées avant la crise sanitaire. Avec le confinement, ils font partie des travailleurs qui n’ont pas interrompu leur activité : les plateformes sont toujours en ligne, et les coursiers n’ont souvent pas d’autre source de revenus.
Qu’est-ce que c’est le CLAP ?
C’est une association qui a pour objet la défense des conditions de travail des livreurs de plateformes de livraison de repas à domicile. Une défense qui se fait à la fois au niveau médiatique et institutionnel. A côté, on fait des actions sur le terrain pour faire entendre la voix des livreurs et obtenir des conditions de travail dignes et décentes.
Pour quoi est-ce que vous militez ?
On aimerait voir évoluer le statut des livreurs. Pour nous, ce devrait être du salariat autonome. Il s’agit de travailleurs particuliers, qui sont censés être indépendants, mais ne le sont pas vraiment. C’est en reconnaissant ces particularités qu’on pourra créer des aides qui leur sont adaptées en temps de crise.
A la base, il y a beaucoup de choses qui existent, dans le Code du travail, pour les secteurs qui ont besoin d’une certaine autonomie ou flexibilité : journalistes, VRP, mannequins, etc. C’est un statut de salarié, avec des changements en fonction de leur convention collective.
On a travaillé avec Barbara Gomes notamment, qui est docteure en droit, et qui a rédigé une proposition de loi avec le groupe communiste à l’Assemblée nationale. C’est notre base de travail et notre position sur le salariat autonome : les coursiers seraient salariés par les plateformes, mais négocieraient annuellement leurs conditions de travail, leur autonomie. Ça veut aussi dire négocier un prix de prestation et une zone de travail.
Mais les plateformes n’y ont pas intérêt. Elles veulent avoir la main sur l’argent et la zone de livraison. Ce qu’on défend permettrait d’avoir des élections de travailleurs organisées par les travailleurs, alors qu’aujourd’hui, les « représentants » sont organisés de manière assez opaque par les plateformes. Surtout ça permettrait de bénéficier du chômage, de la retraite, etc.
Quelle est la situation des livreurs depuis le début de l’épidémie ?
Ce qui est compliqué, c’est que la plupart des restaurants ont fermé. On a beaucoup moins de commandes. Or avec le statut d’autoentrepreneur, quand tu ne travailles pas, tu n’as pas d’argent. La plupart des livreurs ont décidé de ne pas prendre de risques et se sont confinés. Mais ils ne sont pas indemnisés comme les salariés et les gros indépendants : beaucoup ne sont pas éligibles au fonds de solidarité mis en place par le gouvernement. Pour l’être, il faut que ce soit l’activité principale du livreur, mais il y en a plein qui font ça en appoint. En plus, il faut avoir perdu 70 % de son chiffre d’affaires par rapport à mars 2019, ce qui exclut tous les livreurs qui ont commencé à livrer en début d’année, ou après mars 2019[1]. Avec le turn-over qu’il y a, cette mesure prive beaucoup de livreurs monde de l’aide forfaitaire de 1500 euros.
Ce qu’on propose, c’est de fermer les plateformes, parce que c’est le plus cohérent. On est dans la rue tout le temps, on est exposés : on est en contact avec les autres livreurs, les restaurateurs, les cuisiniers, les clients – et on n’a ni masques ni gel. Donc il vaut mieux fermer toutes les plateformes et indemniser leurs travailleurs, quitte à couper la poire en deux : donner 1500 euros à ceux qui livrent à temps plein et 750 euros à ceux qui livrent à mi-temps.
Certains livreurs n’ont pas le choix et doivent travailler, mais ils galèrent : ils font du 40 euros net par jour. C’est aberrant. Nous sommes considérés comme des travailleurs sacrifiables, alors qu’on livre des burgers et des bò bún ! On n’est pas des infirmiers ou des pompiers.
Le gouvernement va dire qu’il ne peut pas faire du cas par cas, alors que c’est simple à mettre en place. Alors qu’ils alignent les milliards, ils voient dans quels secteurs ils vont pouvoir ne pas trop lâcher d’argent. C’est comme si on était des travailleurs de seconde zone.
Il y a des cas de coronavirus chez les livreurs ?
Pas mal, oui. Ils le signalent à la plateforme et ils sont déconnectés directement. Même si tu respectes les quinze jours de quarantaine, tu n’es même pas sûr que tu vas être réactivé après. Chez les militants, on en a pas mal qui l’ont eu et qui ont été immédiatement déconnectés. Je suis prêt à parier que les plateformes ne vont pas les réactiver, qu’elles vont en profiter pour les virer, parce que ce sont des syndicalistes.
Et il y a déjà les premières victimes, collatérales pour le moment. A Mulhouse, un livreur était dans le coma, il s’appelait Mourad. Il était sous assistance respiratoire à la suite d’un accident de la route, et ils l’ont débranché parce qu’ils avaient besoin du respirateur pour quelqu’un d’autre.
Les plateformes prévoient-elles des indemnisations ?
Chez Deliveroo, ils ont prévu une aide dérisoire de 230 euros. Uber Eats se contente de nous rembourser pour 25 euros d’achats de masques et gels hydroalcooliques, même s’ils savent qu’il y a des pénuries. Enfin, ils déplacent le problème : on n’est pas essentiels. Mais dans ce cas, en toute logique, il faudrait fermer les plateformes pour éviter tout risque. Ce serait cohérent.
Comment les plateformes justifient-elles le maintien de leur activité ?
Elles disent qu’elles soutiennent les restaurateurs. Elles font aussi de grosses opérations de communication sur le thème : on livre gratuitement les hôpitaux ! Elles partagent des photos de personnels hospitaliers qui portent des sacs Frichti ou Deliveroo. C’est une sorte de « corona-washing ». Nous, on réagit en envoyant nos photos à nous, prises par les voisins, où on voit les livreurs se tenant à trente centimètres les uns des autres.
Je pense que les infirmiers préfèreraient qu’on arrête le service, qu’on soit confinés. Ce n’est pas aux plateformes de livrer les soignants ; c’est à l’Etat ! A force d’avoir vendu tous les actifs du pays aux plus riches, c’est un rôle qui est plus difficile à assumer… Il y a une volonté de privatiser absolument tout. Qui est-ce qui va profiter de cette privatisation ? Ceux qui sont déjà les plus riches.
Les plateformes disent aussi qu’elles permettent de livrer des courses à ceux qui ne peuvent pas sortir de chez eux. Non seulement ça se fait à la marge, mais à la limite il faudrait mieux organiser cette distribution, par exemple avec des coopératives de coursiers équipés de vélos cargos, et à plus grande échelle, plutôt que de laisser les plateformes se refaire une image là-dessus.
Quels sont les rapports entre clients et travailleurs dans cette période ?
En temps normal, on n’a pas beaucoup de contact avec les clients, et donc encore moins quand on est censés maintenir une distance de deux mètres avec eux. Et puis il y a une nouvelle question pour les coursiers : est-ce qu’ils doivent monter, ou pas, pour livrer leurs clients ? En général les livreurs font descendre les clients, qui parfois soupirent un peu, ne sont pas contents, parce qu’à deux euros cinquante la livraison on pourrait quand même monter les étages ! Mais le plus souvent, ils se montrent compréhensifs. En théorie, les plateformes ne peuvent pas nous forcer à monter, parce que ça prouverait qu’il y a un lien de subordination, ce qui est incompatible avec l’auto-entrepreneuriat.
Avec tout ça, il y a plus de monde qui vient vers vous ?
En ce moment, Deliveroo – qui sont parmi ceux qui font le plus de saloperies – profite de la crise pour passer tout le monde en free shift, ce qui signifie que les livreurs n’ont plus d’agendas. Ça a l’air sympa, mais le but c’est d’avoir dix livreurs pour une course, pour être sûrs que le client sera bien livré. Pas de régulation, mais des temps d’attente de quarante minutes pour les livreurs, et ce pour des commandes qui ne rapportent presque rien.
Ils ont fait ça le 27 mars. C’est un véritable coup en traitre, qui a particulièrement énervé les livreurs. Ils sont prêts à des actions, on en parle sur les réseaux sociaux. Ce temps nous permet de nous organiser et de nous fédérer. D’autant plus que les comptes en banque vides vont énerver les gens. Il y en a qui n’en peuvent plus, qui subissent depuis trois ou quatre ans – et qui en ont marre. Marcher d’un point A à un point B, bloquer des restos, c’est bien dans les médias, mais ce n’est pas en gagnant la bataille médiatique qu’on gagne la bataille institutionnelle. A un moment donné, le livreur se dit que les plateformes ne comprennent que la force. Certains sont prêts à aller occuper les bureaux de Deliveroo pendant quatre cinq jours, s’il le faut. A aller en garde à vue, s’il le faut.
Il y a eu des blocus aux cuisines de Deliveroo – mises à disposition des restaurants partenaires. C’est Deliveroo qui paie les installations, les loyers, donc quand on les bloque on les touche vraiment au porte-monnaie. On bloque ça depuis un mois et demi tous les week-ends, et ça leur fait très très mal.
Quel est l’avenir du CLAP ?
On aimerait bien être un syndicat, ce qui voudrait dire se rattacher à une confédération, mais personne ne nous donne ce qu’on veut. Ils ne veulent pas s’adapter aux livreurs, c’est aux livreurs de s’adapter. Nous on est contre, ce qui fait qu’on reste autonomes. On voulait des permanents, mais ils ne nous ont offert que deux CDD à mi-temps…
On pourrait aussi créer notre propre syndicat, mais avant d’avoir des sous pour payer tes permanents, tu galères. T’as un métier à côté comme c’est le cas actuellement. La seule issue c’est de faire en sorte d’avoir des comités qui soient organisés comme dans chaque entreprise, avec des élections où il y aurait des représentants multiples, dont les associations, comme ça se fait déjà. On serait en plus rémunérés par les plateformes, mais on n’y est pas encore !
Après il y a tous les autres livreurs. Même système, même galère. Mais là, on s’attaque à un autre type de monstre. Nous, c’est ce qu’on aimerait voir apparaître : un syndicat qui regroupe les travailleurs des plateformes au sens global, pas que les livreurs à vélo : les VTC, ceux qui bossent chez Amazon, les intérimaires, et là on pèserait vraiment.
C’est dans la lutte que vous pensez pouvoir faire plier les plateformes ?
Oui, par la lutte syndicale, qui est une lutte nouvelle chez nous ! C’est quand même des plateformes qui marchent sur la donnée, l’argent et l’image. A nous de jouer là-dessus ! Il y a des nouveaux outils de travail ; il faut de nouveaux moyens pour les paralyser… Les plateformes ne veulent pas négocier. Elles s’en foutent de nous ! Elles se nourrissent des données des restaurateurs pour ensuite avoir elles-mêmes leurs propres restaurants. Donc maintenant, soit ça s’arrête et on trouve une solution ensemble pour améliorer les choses, soit ça continue comme ça, et on fait tout pour qu’elles plantent. Pour nous ce n’est plus possible.
[1] Si depuis l’interview ces règles ont changé, elles ne permettent pas aux livreurs d’avoir une rémunération correcte pour autant. Désormais, il faut montrer que son chiffre a baissé de 50 % par rapport au même mois de l’année précédente, ou faire la moyenne de son chiffre d’affaires mensuel si on est dans l’activité depuis moins de temps. Il reste difficile pour ceux qui viennent d’entrer dans l’activité – qui sont assez nombreux en raison d’un important turn-over – de faire cette moyenne. De plus, en raison de la baisse récente des tarifs, cette moyenne ne leur permet pas d’être éligibles à une aide très élevée.