AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Contretemps
Le texte proposé ci-après a été écrit dans le contexte de la crise de 2007-2008 pour un recueil de réflexions sur « l’après-capitalisme »[1]. Il rejoint à bien des égards l’approche de Thomas Coutrot, discutée dans la première partie[2] (« Socialisme, marchés, autogestion : un état du débat »), mais en élargissant la focale.
D’une part, certaines réflexions et « modèles » différents qu’il présente peuvent et doivent être rapprochés dès lors qu’ils rejettent aussi bien l’étatisme que le « socialisme de marché » où dominent les rapports marchands : l’utilisation des atouts du « numérique » (dans un modèle « Parecon ») est-elle contradictoire avec une « planification autogestionnaire » (appelée « participative » par Pat Devine) utilisant partiellement des marchés socialisés et une monnaie ?
Il faut mettre l’accent sur de possibles combinaisons soumises aux critères de la satisfaction de besoins jugés par les personnes concernées. C’est pourquoi il importe de mettre l’accent sur le « statut autogestionnaire » (tel qu’il est redéfini ici) : c’est alors subordonner les « outils » et institutions à la responsabilisation des êtres humains associés qui les jugent, sans supposer par avance que l’on connaît un « modèle » efficace. Qui juge, au travers de quelle démocratie économique et de quelle acquisition d’expérience, avec quel pouvoir de décision ?
Les pistes proposées sont rendues plus que jamais d’actualité face au choc sans précédent et à la crise multidimensionnelle associés au Covid-19. D’ores et déjà « on sait » (tout le monde sent) qu’il s’agit d’une crise « structurelle », d’un grand « tournant » historique – une de ces « bifurcations » où se révèlent de nouveaux « possibles ». De grandes peurs et divisions majeures parmi les dominants produisent de vertigineux retournements de « discours ». Certains promettent déjà de « tout changer » – pour ne rien changer (d’essentiel), non sans intensifier les interprétations racistes et la criminalisation des contestataires « face au « danger commun ».
Dans ce contexte et plus que jamais, « l’optimisme de la volonté », doit rejeter tout confinement de la liberté critique, et viser par tous les moyens, à amplifier et relier les réponses progressistes et solidaires à la crise, les consolider et les légitimer par les interprétations « radicales » – celles qui vont à la racine des maux imbriqués auxquels nous sommes confronté.es.
Or, la terrifiante « leçon de choses » que nous vivons, remet brutalement en cause aux yeux des populations du monde entier la hiérarchie de « ce – et ceux – qui compte(nt) » le plus : nos vies, pas leurs profits ; les personnels de santé, ceux et celles qui produisent et distribuent des biens et services essentiels pour le bien-être de l’humanité – pas les valeurs boursières ; la solidarité, pas la compétition ; la planification urgente de la production de ce qui est jugé prioritaire du point de vue de son utilité et non les choix de court terme de la concurrence marchande pour le profit.
Mais cela signifie à son tour la socialisation des grands moyens de production, la terre à ceux et celles qui la travaillent dans une logique d’agriculture vivrière et de rapports à la nature non humaine contradictoires avec ceux que propage l’agro-business ; l’arrêt de la casse des services publics – notamment de santé – et leur redéploiement comme « biens communs » gérés par celles et ceux qui y travaillent et les utilisent… Ce sont là désormais non pas des « utopies » mais des exigences urgentes et qu’il est possible de concrétiser à divers niveaux. S’y opposeront des pouvoirs oligarchiques qui ont légitimé comme « efficace » l’ampleur abyssale d’inégalités insupportables – sociales et internationales – dans un monde profondément interdépendant – avec toute la force de leurs institutions, de leur idéologie, de leurs moyens financiers et répressifs. C’est du local au planétaire qu’il s’agit de s’y opposer, avec les relais intermédiaires « significatifs » pour peser.
C’est pourquoi les grandes questions et les pistes soulevées dans ce texte sont au cœur de l’actualité. Qui décide ? Sur la base de quels critères d’efficacité ? À quelle échelle ? Le « statut autogestionnaire » des travailleurs et citoyens (de tous genres et cultures) tel que défendu ici, ne désigne pas un « modèle ». Il exprime l’exigence de dignité, de droits basés sur des rapports sociaux égalitaires entre « autogestionnaires » à la fois travailleurs et citoyens (hommes et femmes) responsables des grands choix de société qui les affectent.
Cela soulève nécessairement l’enjeu de rapports de propriété aux formes différentes, mais rejetant l’exploitation, ainsi que la remise en cause de l’argent-capital dont la finalité est l’accumulation de profit au détriment des droits sociaux et de l’environnement[3]. Mais cela signifie aussi élargir l’horizon de responsabilité et les moyens de chacun·e dans une logique solidaire et non de compétition marchande. Les « communautés d’intérêt autogestionnaires » peuvent se créer et s’étendre à des niveaux divers pour devenir efficaces et trouver les moyens adéquats pour réaliser leurs finalités (droits, priorités).
Sur la base du « devoir d’inventaire » de l’expérience et des problématiques passées concernant le projet communiste[4], ce texte adopte pour point de vue fondamental qu’il n’y a pas de pré-condition relevant du « niveau de qualification ou de « développement » d’une société (de ses « forces productives ») pour mettre à l’ordre du jour des finalités communistes (contre tout rapport d’exploitation et pour la satisfaction des besoins).
Il n’y a pas de pré-condition pour l’exigence de dignité et de responsabilité dans tous les aspects essentiels de son travail et de sa vie ; ou pour la recherche de rapports égalitaires entre les êtres humains, décoloniaux et respectueux de l’environnement ; ou pour décider de la gratuité d’accès à l’éducation ou à la santé ou autre bien fondamental. Les contraintes de ressources doivent être évaluées par les personnes et populations intéressées dans des contextes spécifiés. Elles n’impliquent pas de réponses univoques sur le mode de production et de distribution, mais des choix et des règles adoptés en commun.
Les seules « pré-conditions » dans la réalisation de cette logique est qui décide, sur la base de quels rapports de propriété et de pouvoir ; donc le rapport de force avec les dominants protégeant leurs privilèges, qu’il faut modifier par de légitimes mobilisations « autogérées ». Les choix collectifs imposent des financements solidaires, un mode de production et de distribution des « biens communs » satisfaisant des besoins spécifiés. La monnaie (toutes les monnaies) et les financements doivent donc être subordonnés à la satisfaction urgente des besoins fondamentaux – sociaux et environnementaux- jugés comme tels par les populations concernées, associées de façon solidaire à diverses échelles. N’est-ce pas ce qui s’impose urgemment aujourd’hui ?
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La centralité du statut autogestionnaire contre tout rapport de domination salarial1
La propriété privée des grands moyens de production et ses critères de profit révèlent chaque jour davantage leur logique, à la fois injuste et inefficace contrairement aux prétentions véhiculées par l’idéologie de la mondialisation mal nommée libérale. La dictature des marchés financiers et des firmes multinationales, appuyée sur les pouvoirs économiques et militaires des grandes institutions et États dominant cette mondialisation, font que les besoins de base sont de moins en moins satisfaits pour le plus grand nombre ; la démocratie et les libertés sont profondément censitaires (liés au pouvoir de l’argent) ; les crises multiformes se multiplient et s’entrecroisent à l’échelle planétaire en même temps que les logiques de guerre.
Il ne s’agit pas seulement de redistribuer les richesses, mais de les produire autrement.
Une autre logique existe déjà, en pointillé, du local au planétaire qui subordonne l’économie à la satisfaction de droits universels et de la protection de l’environnement, un socialisme du XXIe siècle. Mais derrière les mots qui font problème, il faut se dissocier des variantes de parti unique ou du social-libéralisme et autres partis socialistes qui ont mené les politiques de destruction de l’État social et des services publics.
Il importe donc de revenir au sens profond du projet socialiste au-delà d’un fétichisme des clivages sur le vocabulaire et de tout « modèle » pré-établi – mais en incorporant les leçons des expériences et échecs passés.
« L’émancipation de chacun, sera la condition de l’émancipation de tous », affirmait le Manifeste communiste. Aujourd’hui, on prendrait soin d’exprimer cette formule en féminisant le « chacun-e » et en soulignant la diversité des facettes, parfois conflictuelles, de l’individu. Et ce n’est pas un détail, tant il est vrai que l’individu s’inscrit dans une multiplicité de « communautés » dont il se sent solidaire pour des enjeux différents : rapports hommes/femmes, diversité ethnico-nationale, culturelle, religieuse, position sociale, relations parents/enfants… La hiérarchie des solidarités dépend du moment et des enjeux.
Mais il faut souligner l’essentiel : le projet socialiste affirme l’actualité d’une société où la responsabilité de l’être humain, sans exclusion aucune, est à la fois finalité et moyen. Finalité, car le but est, de façon non conditionnée par des objectifs de profit, de satisfaire les besoins humains au sens évolutif et riche du terme, y inclus l’exigence de dignité, d’égalité, de justice sociale, de protection de l’environnement où il vit. Mais l’être humain est aussi moyen d’atteindre ces objectifs, car c’est lui/elle, en toute responsabilité individuelle et collective, qui détermine ce que sont ces besoins et les moyens de les satisfaire. Une telle société remet en cause tout rapport d’exploitation et de domination, mais non pas la diversité des individus et de leurs choix. Elle subordonne l’économie à ces choix établis démocratiquement. Ces mots-là sont compréhensibles par tout le monde et de telles aspirations sont très partagées.
Cela ne dit pas comment doit et peut s’organiser la société. Marx se refusait à le prévoir à la place des populations concernées, dans le contexte où ces questions se posent et doivent se résoudre. Il faut continuer à refuser des modèles élaborés en chambre, rester ouvert et attentifs à l’imprévu et à ce qui s’invente dans les luttes collectives et leur démocratie. Mais cela n’autorise pas une négligence et fermeture envers les débats sur le passé pour en “faire table rase” alors qu’un des enjeux est de rendre intelligibles les résistances et les échecs de ce passé, d’en tirer des leçons pour ouvrir d’autres possibles.
Reprendre les débats sur le socialisme
Dans l’ultime chapitre de son ouvrage Démocratie contre capitalisme[5] dont la réflexion enrichissante s’enracine dans les luttes altermondialistes, Thomas Coutrot synthétise et discute un grand nombre de débats et modèles de socialisme anti-étatistes. Il les regroupe en « trois grandes familles » : « le ‘socialisme de marché’, le socialisme électronique’ et le ‘socialisme autogestionnaire ». Dans le premier ensemble, le marché est un régulateur qui oriente les choix économiques décentralisés, mais la concentration du capital est interdite de façon à protéger les critères égalitaires fondés sur un système de petites entreprises privées ou coopératives en concurrence. Le deuxième ensemble est au contraire sans marché, fondé sur la démocratie directe et appuyé sur les technologies modernes facilitant la coordination des choix. Le troisième est régulé par une démocratie économique sur la base d’une propriété sociale autogestionnaire qui “politise” les choix économiques et se subordonne donc les formes marchandes autant que la planification.
Je m’inscris ici, comme Thomas Coutrot, dans le cadre de cette troisième famille. Mais il ne devrait pas avoir de frontière nette avec ses cousins de la seconde (socialisme sans marché) avec lesquels des dialogues fructueux sont nécessaires. D’une part, parce que, dans les deux ensembles de réflexions, le centre de gravité porte en fait sur une démocratie économique et politique radicale, basée sur un statut des êtres humains qui leur donne un pouvoir de décision sur ce qui les concerne. Cela impose évidemment la remise en cause de la propriété privée capitaliste des moyens de production et de la logique de concurrence marchande qui l’accompagne, sources centrales d’inégalités de pouvoirs et de droits. Les deux dernières familles citées de modèles socialistes recherchent les moyens adéquats à la démocratie économique et contestent au/x marché/s (marché du capital, du travail, des biens et services) le pouvoir de réguler (orienter) efficacement les choix, investissements, allocations des richesses produites.
Il faut en effet clairement distinguer utilisation partielle du marché et domination d’un régulateur marchand. Dans la diversité des sociétés que recouvre l’analyse critique et donc remise en cause du marché comme régulateur, il y a les deux variantes débattues : soit le rejet de toute monnaie (et marché), soit l’utilisation partielle de la monnaie comme intermédiaire aux échanges et d’un marché (à délimiter et réguler) comme instrument partiel d’enregistrement des coûts et besoins. Le “socialisme autogestionnaire” évoqué par Thomas Coutrot comme troisième famille de modèles, considère nécessaires et maîtrisables ces usages partiels, alors que la seconde les rejette. Mais le débat sur (entre) ces deux conceptions est nécessaire, à partir d’un rejet explicite de l’aliénation (qui revient, pour les êtres humains, à une perte de maîtrise de leur être, de leur travail, de son affectation) par le marché et par l’Etat – d’où l’accent sur l’auto-organisation et la démocratie économique qui met en évidence le caractère “politique” des grands choix économiques, incorporant une multiplicité de critères.
On peut mener ce débat en combattant toute naïveté envers la “neutralité” des moyens (la monnaie ou autres institutions utilisées, qui peuvent avoir des effets pervers, non prévus) ; mais on peut tout autant contester l’insuffisance, voire les impasses d’une option qui évacue les institutions, en les rejetant de façon indifférenciée, sans prendre en compte les contextes, droits de propriété, rapports humains qui peuvent modifier radicalement ce qu’elles peuvent devenir et ce qui peut s’inventer – au service de la démocratie économique – et l’utilité durable de l’argent, même s’il faut rejeter les “rapports d’argent” entre êtres humains et la domination des rapports marchands. Autrement dit, des interdits sont nécessaires, en cohérence avec une éthique qui devrait explicitement rejeter les usages de l’argent comme moyen d’enrichissement sur le dos du travail d’autrui, ou d’accumulation source d’inégalités de pouvoir, ou encore de spéculation. Il s’agit d’autant de fonctions de l’argent comme “capital” recouvrant aussi des rapports sociaux à rejeter : la remise en cause du marché du capital et du travail devraient être des objectifs essentiels où des ruptures de système interviennent – même si des transitions peuvent se justifier. Autre chose est l’analyse d’une autre fonction de la monnaie, qui existait bien avant le capitalisme et peut durer après lui : celle d’intermédiaire aux échanges. Aristote avait su distinguer l’argent comme moyen d’accumulation et comme intermédiaire aux échange, rejetant le premier, mais pas le second.
Ceci étant, même l’acceptation de cette deuxième fonction de l’argent et d’un marché des biens et services, pour faciliter les choix décentralisés, laisse ouverts bien des débats sur les prix et donc les régulations sur un tel marché (tant du côté des conditions de production que de distribution des biens : le fait d’utiliser la monnaie et d’exprimer des coûts en monnaie, ne dit pas quels coûts sont acceptables (le travail des enfants, le temps et l’intensité du travail, les technologies polluantes, les rapports d’esclavage et de domination dans le travail, sont autant d’exemples d’éléments qui pourraient être camouflés derrière des prix à la baisse… et qu’il faudrait pourtant rejeter). Et aucune “loi économique” ne dit qui doit payer (donc comment distribuer) les biens considérés afin de satisfaire les besoins : les livres comme l’alcool ou les bijoux, ou encore l’eau, les médicaments et les transports publics et privés ont des coûts de production. Mais on peut estimer que l’eau, les transports publics, les médicaments de base et les livres, devraient obéir à des critères de distribution différents des bijoux ou de l’alcool et des voitures individuelles… Les prix sont des coûts pour les uns, éventuellement des revenus pour d’autres.
Tout cela implique à l’échelle de la société des évaluations (quantitatives mais aussi qualitatives, écologiques et sociales) des coûts et des besoins, de façon dynamique, et sur les échelles adéquates, du local au planétaire avec des débats portant sur les conditions de travail, les critères de revenus et de distribution, les effets sur la santé et l’environnement de tels ou tels choix derrière les “prix” des biens et services. Dans tous les domaines, sans exception, le marché est opaque et n’enregistre que des choix limités et de court terme, bien insatisfaisants. La mesure des richesses pas plus que celle du bien-être ne peut être simplement monétaire. Et les multiples réflexions existantes sur les indicateurs alternatifs de développement[6], prenant en compte des effets sociaux et écologiques, permettent d’illustrer la possibilité de ne pas se soumettre au marché et à des mesures monétaires et marchandes sans pour autant supprimer l’utilisation partielle de monnaie et de marchés régulés.
Toutes ces discussions sur les modèles utilisant partiellement la monnaie sont à distinguer radicalement des modèles et sociétés où le marché domine et oriente les choix, comme régulateur de base. La “grande transformation” capitaliste analysée par Karl Polanyi a transformé en marchandises la force de travail, l’eau comme la monnaie devenue “capital”. En généralisant la monétisation de l’économie et les rapports marchands, elle a désencastré pour la première fois dans l’histoire des sociétés, “l’économie” du social, des choix collectifs et politiques explicites.
Mais certains modèles se revendiquant de l’autogestion, peuvent se rattacher en fait à un “socialisme de marché” (au sens d’un marché régulateur). C’est pourquoi la typologie proposée par Thomas Coutrot n’est pas forcément claire.
Je rejoins ses critiques contre le “socialisme de marché” ; mais il a tort de réduire celui-ci aux modèles basée sur la petite propriété privée ou coopérative. J’évoquerai plus loin, à propos d’une phase spécifique de l’expérience yougoslave, une conception de la propriété sociale et de l’autogestion qui est certainement toujours une tentation initiale dans le rejet du bureaucratisme, c’est de remplacer l’État par le marché, approche de type anarcho-syndicaliste où l’autogestion est conçue comme droit de propriété et de gestion entreprise par entreprise, dans de petits unités.
Dans tous ces modèles et débats, l’enjeu principal est celui du statut de la force de travail. Il faut ensuite ouvrir les yeux sur les conflits de logique surgis dans l’expérience réelle, loin des modèles sur papier. Et c’est pourquoi je voudrais revenir sur l’expérience yougoslave.
Mais on retrouve ce même enjeu, face à l’échec généralisé des pays dits socialistes, dans un débat majeur qui a été mené en Grande-Bretagne dans les années 1980, sur plusieurs numéros de la New Left Review (NLR). Face à la crise d’ensemble des pays dits socialistes, Alec Nove se posait les questions d’un “socialisme réalisable”[7]. Mais il rejetait a priori ce qu’il considérait comme une utopie (au sens d’irréalisable) chez Marx : le rôle du jugement direct, de l’association des producteurs – donc d’un statut autogestionnaire des travailleurs.
Or, toutes les crises et grands conflits de l’histoire des sociétés d’Europe de l’Est ont au contraire montré la très riche explosion des aspirations autogestionnaires réalisant une démocratie radicale, dans les grandes bifurcations que furent les années 1956 et 1968, stimulées en vérité par l’écart entre les droits et statuts reconnus dans les idéologies officielles (associés à la suppression des formes capitalistes de domination) et la réalité du système de parti/État régnant au nom des travailleurs sur leur dos – de la Pologne à la Hongrie, en passant par la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie.
L’arrogance et l’ignorance du passé des sociétés dites socialistes, de leurs luttes et résistances se rencontre, paradoxalement aujourd’hui (pour des raisons différentes, bien sûr) de deux côtés opposés : à la fois celui des dominants de l’ordre mondial néo-libéral qui veulent réduire les révolutions du XXè siècle à une aberrante parenthèse sur le chemin de la “modernité” occidentale, effacer donc de l’analyse tous les rapports de domination entre pays du centre et périphéries du système monde capitaliste du 19è siècle, et nier toute rationalité aux tentatives de rupture anti-capitalistes ; mais cette occultation se retrouve aussi au sein de courants anti-capitalistes qui croient que le rejet du passé stalinien et des pays dits socialistes est d’autant plus radicale (non suspect de “complaisance” et de “trahison”) qu’il réduit l’histoire de ces sociétés au goulag et ne veut rien apprendre de leurs conflits et tentatives de réformes.
Quelques leçons de l’expérience
Une remise en cause politique du salariat : autogestion et propriété sociale
Le régime yougoslave eut l’audace d’une remise en cause du salariat, qu’il s’agisse du rapport capital/travail ou de la subordination à “l’État socialiste” comme employeur. Cela signifiait le rejet d’un statut de “ marchandise ” (achetable ou “ jetable ”) pour la force de travail, donc le rejet du “ marché du travail ”. Cela ne supprimait pas la forme monétaire de ce qui était désormais appelé “revenu personnel” dans la comptabilité des entreprises (avec évolution sur les barèmes et critères) ; et cela ne supprimait pas la difficulté d’assurer une certaine mobilité et restructuration de l’emploi : l’interdiction des licenciements, signifie alors l’obligation statutaire d’une procédure de reconversion de l’emploi, maintenant les droits autogestionnaires.
L’abolition du salariat fut donc une décision politique assortie, au plan constitutionnel de la domination de la propriété sociale des moyens de production et des droits d’autogestion. Mais, on l’a vu, le niveau territorial et la façon dont ces droits pouvaient se réaliser, ont changé dans le temps – et l’expérience yougoslave n’épuise pas les possibles.
L’abolition du marché du travail (au sens du droit de licenciement, ou encore du traitement de la force de travail comme une marchandise “jetable”, selon des critères marchands) ne signifie pas qu’il n’y a pas offres et demandes d’emplois avec agences de régulation ; de même l’abolition de la catégorie du “salaire” comme rapport social de domination des salariés par le capital ou par l’Etat, ne signifie pas la fin de revenus monétaires. Ceux-ci peuvent être associés au type d’emploi assumé, selon des barèmes à débattre ; mais peuvent incorporer une part majeure assurée, quel que soit l’emploi.
De multiples propositions vont actuellement dans le même sens dans les débats français, autour de l’idée de “ contrat d’activité”, de “ droits de tirage sociaux ” ou de “ sécurité d’emploi-formation ” : un revenu universel d’activité serait assuré en fonction d’activités de formation, d’un emploi sous diverses formes possibles et de prise en charge d’activités sociales (notamment le soin à apporter aux enfants, aux retraités et handicapés) tout au long de son cycle de vie. Il faut, dans une société socialiste, pouvoir remettre en cause l’emploi dans les usines d’armement ou le nucléaire, sans que le statut des travailleurs et leurs droits ne soient affectés.
Les stimulants doivent inciter à améliorer la qualité physique des services et produits fournis et d’organisation du travail (ils doivent permettre donc la confrontation du point de vue des producteurs et des usagers). Les gains de productivité, les baisses de coûts cohérents avec une logique autogestionnaire, doivent être mesurés en fonction de toute la chaîne de “ travail associé ” qui les produit ; ils doivent permettre des économies d’énergie, diminuer les nuisances et le travail pénible, améliorer des conditions de l’emploi (au sens souple indiqué plus haut, permettant reconversions et innovations).
Tous ces exemples soulignent que l’autogestion doit être un droit mis en œuvre dans le temps et l’espace et non au seul plan de l’entreprise ou l’atelier et du court terme d’un emploi particulier.
Les liens (et non la concurrence) entre travailleurs au niveau des branches ou au plan territorial (municipal, régional, en association à ces mécanismes les usagers et pouvoirs locaux) doivent permettre le jugement direct à droit égal des intéressé/es travailleurs et usagers. La responsabilité, le gain de loisir et de formation, l’amélioration des infrastructures disponibles sur le lieu de travail, l’augmentation collective des revenus monétaires en fonction des gains collectifs de productivité, sont autant de moyens possibles de stimuler l’innovation selon des modalités à discuter.
De même, le droit de gestion des moyens de production ne doit pas dépendre de la disposition d’un capital-argent (sauf dans le cas d’une entreprise individuelle, évidemment). L’autogestion socialiste (en tant que droit universel des citoyens/travailleurs) est contradictoire avec la logique d’actionnariat populaire.
Globalement, il n’y a aucune raison de limiter la propriété sociale à l’entreprise où se trouve, par hasard, un travailleur donné : cela le condamnerait à un conservatisme de l’emploi dans cette seule entreprise et à ne pas avoir de droit de regard sur d’autres productions de biens ou services. De même, on ne voit pas pourquoi les travailleurs des postes détermineraient le prix des timbres (ou les travailleurs des mines de charbon détermineraient la place et le prix du charbon) dans l’ensemble des choix possibles. La lutte pour le maintien de l’emploi dans une entreprise donnée est une logique défensive nécessaire quand les règles du jeu (de l’investissement) échappent aux travailleurs. Mais elle est une impasse tout autant que se trouve piégé le travailleur autogestionnaire si son horizon de gestion reste celui de “ son ” atelier.
La propriété “ sociale ” ne peut se gérer efficacement qu’à divers niveaux combinés : l’atelier, l’entreprise (avec rotation possible des tâches et évolution des formations pour que les travailleurs soient de plus en plus capables d’en maîtriser l’organisation) ; mais aussi la branche (où les meilleurs procédés de production peuvent être généralisés) ; la commune (où divers points de vue usagers/travailleurs et les problèmes du développement local d’ensemble peuvent s’exprimer) ; le pays tout entier (où se décident les priorités – et moyens de les financer, sur la base de variantes alternatives) ; la région (infrastructures, développement équilibré), la planète (questions écologiques …). Le principe de “ subsidiarité ” devrait être appliqué (toute décision qui peut le plus efficacement être prise à l’échelon le plus bas lui revient).
Les travailleurs/citoyens “ existent ” comme autogestionnaires sous diverses casquettes : associations de consommateurs, d’écologistes, de producteurs, de femmes… Ils/elles doivent avoir (conquérir) un droit de regard sur la production quel que soit le statut juridique des firmes. La gestion (privée comme publique) est soumise à des droits inscrits dans la constitution (respectueux d’objectifs sociaux, écologistes, féministes) qui légitiment les diverses modalités de contrôle des entreprises privées, coopératives, publiques, le devoir de transparence des comptes… Les bilans seront là pour modifier, précisément les droits de propriété privés non respectueux des besoins et des biens collectifs.
Une planification autogestionnaire
Le socialisme n’a nul besoin (heureusement) de tout planifier – et il ne pourrait le faire. Mais si l’on décide de planifier la production d’un certain nombre de biens et services, c’est en premier lieu lorsqu’on juge qu’ils correspondent à des besoins prioritaires – il a manqué au système yougoslave cette détermination publique, appuyée ensuite sur des Chambres de l’autogestion qui auraient pu être étendues non seulement au plan communal et régional, mais fédéral.
Diverses formes de planification locale, régionale, nationale d’objectifs à satisfaire pouvaient inclure de façon contractuelle des entreprises individuelles, coopératives, publiques – voire privées avec ou sans capital étranger. La “ socialisation de la planification ” met l’accent sur ces dimensions contractuelles, sur les modalités de la prise de décision (publique, après débat pluraliste et présentation des choix possibles) et du contrôle.
Les Fonds sociaux d’investissements territoriaux de la première période yougoslave, auraient pu être complétés par les “communautés d’intérêt autogestionnaires” gérant les services publics spécifiques (santé, transports, logements, culture…), introduits dans les années 1970. Alimentés par des “ taxes ” ou contributions spécifiées, ils pouvaient être gérés selon des critères publics, par les organismes assurant la représentation des usagers, des producteurs, des collectivités territoriales. Distincts du budget, ces fonds peuvent incarner une forme de désétatisation et être partie prenante de la propriété sociale et des droits des citoyens/travailleurs à une planification autogestionnaire, et pas seulement à la gestion de leur entreprise.
Enfin, l’informatique ouvre des possibilités jusque-là impensables de combiner une très grande décentralisation des mécanismes de gestion, sans monnaie – et leur coordination, à l’échelon où le financement et l’évaluation des ressources est adéquat. Elle facilite les débats à distance et la prise de décision démocratique prenant en compte l’interaction des choix.
Diverses sphères de la production de biens et services peuvent échapper aux rapports monétaires et être encouragés : échanges directs de services, autoconsommation. L’expérience yougoslave encourageait aussi l’échange direct de travail analogue à des expériences “ d’économie solidaire ” existantes.
Mais la gratuité comme mode de distribution ne signifie pas que la production n’a pas de coût et que l’on peut faire l’économie du calcul monétaires de ce coût. Mais on peut envisager de baisser le prix des biens culturels en augmentant celui de l’alcool. Ou financer les transports publics par des taxes sur les automobiles. Bien des variantes sont possibles et discutables, comme on l’a dit plus haut.
Les critères de distribution et les grandes priorités sont des enjeux politiques qui doivent être débattus et périodiquement revus en fonction de l’évolution des capacités productives et des effets imprévus des choix établis.
Quelles institutions élargissant l’horizon et l’efficacité des choix autogestionnaires ?
Nul “ parti d’avant garde ” n’est porteur de “ réponses scientifiques ” au-dessus des intéressé/e/s. Un parti bureaucratique et répressif – ou un marché dictatorial, encore moins. L’avantage historique d’une société socialiste reste de remettre en cause l’horizon de court terme, local et borné du marché et des rapports marchands et d’ouvrir une pluralité de choix. Il faut pouvoir prendre en compte des besoins non exprimés et non exprimable par des relations monétaires, ouvrir une multiplicité de choix incorporant des critères qualitatifs (relations humaines rejetant tout rapport d’oppression et d’exploitation ; protections sociales avec droit imprescriptible à un emploi ; choix sur les rythmes de travail, protections de l’environnement, développement du temps de loisir, de formation et de démocratie…). En réalité, dans le cadre d’une démocratie économique qui pénétrerait toutes les sphères de la vie quotidienne, des choix se poseraient dans tous les domaines : des loisirs à la formation en passant par le travail ; de la consommation à la production depuis l’atelier et la commune jusqu’aux relations internationales en passant par les régions et les branches.
Tout cela relève aussi d’une nouvelle citoyenneté universelle en formation dans le mouvement altermondialiste, du local au planétaire en passant par les niveaux nationaux et régionaux.
Les travailleurs/citoyens autogestionnaires ont besoin pour être efficaces, pour formuler les choix, évaluer leurs coûts et bénéfices, d’un ensemble d’institutions capables chacune d’exprimer ce que des institutions existantes étouffent, de prendre en compte les oppressions persistantes, bref d’élargir les horizons et de faire apparaître les enjeux :
-Contre l’idée que d’elle-même, la démocratie directe pourrait tout résoudre sans aucun savoir, il faut évidemment faire appel, à chaque échelon où cela est nécessaire, aux experts (économistes, scientifiques, sociologues… qui rendent compte devant les populations concernées des possibilités alternatives et des conséquences de chaque choix). Mais les choix de société ne relèvent pas de simple savoirs scientifiques. Les experts, quelles que soient leurs qualifications, sont en même temps influencés par leurs convictions personnelles éthiques ou sociales ; donc n’importe quelle association doit pouvoir présenter ses propres contre-experts : le droit d’information économique, scientifique, médical des opinions publiques, des parlements locaux et nationaux, des organes d’autogestion à tous les niveaux doit s’accompagner de tous les moyens matériels (médias, droit d’expression) permettant de clarifier les choix. Les réseaux informatiques, la télévision, les divers médias doivent assurer la connaissance et la circulation de ces débats et points de vue. Mais ils ne doivent pas remplacer les “ conférences citoyennes ” permettant un jeu de questionnement public direct de divers experts par des représentants d’usagers et travailleurs, hommes et femmes.
-Contre le pouvoir des experts, exploitant parfois leur savoir pour étouffer les choix pluralistes de société, la démocratie autogestionnaire, comme les luttes actuelles ont besoin d’un pluralisme des partis politiques.
-Mais les choix politiques ne relèvent pas des seuls partis. Ceux-ci étouffent parfois certains points de vue : les organisations de femmes, les syndicats, les associations de chômeurs ou d’usagers, d’homosexuels, les communautés diverses qui se sentent discriminées, doivent avoir les moyens de s’organiser et de s’exprimer pour que s’élargissent les horizons avant la prise de décision – ou pour que celle-ci puisse être contestée.
-Contre les dangers de substitutisme des partis, mais aussi contre des prétentions abusives d’associations existantes de parler au nom de tout/te/s, le socialisme autogestionnaire a besoin d’institutions de démocratie directe qui soient les réelles bases de la prise de décision…
-Par quel mécanisme démocratique procéder à un choix ? Qui doit décider – et à quel niveau ? On sait bien aujourd’hui qu’il n’y a pas de réponse unique (et stable) à cette question qui exige un examen concret. On peut avancer un principe de “ subsidiarité ” démocratique (partir de l’échelon local et déléguer le pouvoir de décision à l’échelon supérieur dans tous les cas où cela paraît plus efficace). On peut aussi retenir en première approximation, comme cela est fait dans plusieurs modèles, que ceux/celles qui sont les plus concerné/e/s par un choix donné doivent pouvoir bénéficier d’une procédure privilégiée (droit de veto ?…). En tout état de cause, les droits d’organisation et d’expression permettront de faire apparaître les points de vue étouffés – assortis de propositions. La question des quotas ou de la parité concernant les femmes, mais aussi les représentations de communautés nationales (et leurs éventuels droits de veto) sont autant d’exemples où une procédure démocratique dite “ universelle ” (un individu = un individu et la majorité tranche) peut être contestable. Les effets pervers des solutions proposées peuvent et doivent à leur tour être analysés concrètement.
Les cohérences de système doivent être mises en évidence pour mesurer toute la limite des choix et résistances atomisées, même si chaque individu, chaque localité, chaque entreprise ou pays peut être le point d’appui essentiel, parfois le point de départ d’autres résistances solidaires. Ce qui fait système est relié, de façon multiple, visible ou le plus souvent opaque, à des intérêts des classes et couches dominantes qui tentent par tous les moyens à leur disposition de protéger leurs privilèges de propriété, de pouvoir, de savoir, de décision. Des luttes mêmes et expériences embryonnaires, émergeront les traits d’un “système” alternatif de droits. Il faudra le protéger, dans une démarche constituante, par de nouvelles lois et institutions au service de la réalisation de ces droits. Du local au planétaire, il s’agira de passer de la pré-histoire de l’humanité – faite par les dominants – à une histoire non pas sans différences, sources de conflits, mais dont les conflits sont explicités, dans le cadre d’une révolution mettant fin au salariat. C’est possible.
Notes
[1] Stathis Kouvelakis (dir), Y a-t-il une vie après le capitalisme ?, Paris, Ed. Le temps des cerises, 2008.
[2] Cf. « Socialisme, autogestion, marché » repris dans le dossier sur la planification proposé dans le dernier numéro de la revue Les Possibles
[3] Je ne traite pas ici les dimensions anticapitalistes fondamentales des enjeux environnementaux, voir « Pour une justice sociale et environnementale, du local au planétaire : le monde doit changer de base »_
[4] Cf. http://csamary.fr et Du communisme décolonial à la démocratie des communs (Ed. Le Croquant, 2017).
[5] Thomas Coutrot, La démocratie contre le capitalisme, La Dispute, 2005. On peut également trouver divers contributions à ces débats sur le site du GESD – groupe d’étude pour un socialisme de demain – de Michel Husson : http://hussonet.free.fr/gesd.htm
[6] Cf. notamment le n° 21 de la revue Contretemps, « capitalisme, crises et développement », février 2008.
[7] Cf. débat de la New Left Review (NLR), initié entre Ernest Mandel et Alec Nove, puis élargi à d’autres contributions : E. Mandel, ’In Defense of Socialist Planning’, NLR 159, septembre/octobre 1986 ; Alec Nove, ’Markets and Socialism’, NLR 161, janvier/février 1987 ; Mandel, ’The Myth of Market Socialism’, NLR 169, Mai/Juin 1988. Diane Elson, ’Market Socialism or Socialization of the Market ?’, NLR 172, novembre/decembre 1988.
[8] Sur les diverses phases et mécanismes des réformes yougoslaves cf. Le marché contre l’autogestion, l’expérience yougoslave, Ed. Publisud/LaBrèche, 1988 ; et avec des aspects comparatifs aux autres pays d’Europe de l’Est, le Cahier de l’IIRE de 1992, « plan, marché et démocratie » ; sur la période de crise, cf. La déchirure yougoslave : questions pour l’Europe ? (L’Harmattan, 1998) ; enfin, sur la phase ultime de démantèlement du système, Yougoslavie : de la décomposition aux enjeux européens ?, Ed. du Cygne, 2008.
[9] Sur les grandes bifurcations et transformations en Europe de l’Est, cf. http://semimarx.free.fr/
références
1. | ⇧ | Je ne présente pas ici les différentes réformes yougoslaves qui attestent du fait que le « statut autogestionnaire » n’est en rien réductible à un modèle unique de « socialisme de marché » sans planification. Ceux et celles qui veulent en connaître davantage peuvent se reporter au texte d’origine ou encore aux articles sur ce sujet sur le site csamary.fr |