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SOURCE : The Conversation
En relançant les débats en matière de santé et de configuration économique, la crise du Covid-19 nous interpelle aussi sur l’avenir de la mondialisation.
Si l’on se réfère aux critères de la croissance du PIB moyen par tête et du confort matériel, le bilan de cette mondialisation est positif pour les trois quarts de l’humanité. Mais, en ce début du XXIe siècle, des impacts négatifs de grande ampleur se dessinent clairement, comme en témoigne une abondante littérature scientifique et les récents rapports du GIEC sur le climat, de l’IPBES sur la biodiversité, de l’OMS sur la santé et de l’OCDE sur les inégalités de revenus.
Dans le domaine vital de l’alimentation, ces « externalités négatives » sont particulièrement intenses avec l’avènement des chaînes globales de valeur agro-industrielles.
Les limites des « chaînes globales de valeur » mondialisées
Le concept de « chaîne globale de valeur » (CGV), proposé par le sociologue Gary Gereffi au milieu des années 1990, dérive de celui de « filière », en lui ajoutant deux dimensions : l’espace géographique concerné et la gouvernance.
Appliquée au domaine de l’alimentation, une CGV va inclure les différents acteurs de la production et de la commercialisation d’un produit alimentaire : fournisseurs d’intrants (semences, pesticides, etc.), agriculteurs, industriels de la transformation, services de distribution et restauration, équipementiers, services d’appui, tels que recherche, vulgarisation, formation, banques, administration de normalisation et contrôle.
Depuis la seconde moitié du XXe siècle, on assiste à l’expansion d’un modèle de CGV agro-industrielles concentrées. Ces dernières sont étendues, souvent mondialisées, gouvernées par un objectif de maximisation du profit, et caractérisées par un partage déséquilibré de la valeur créée.
Selon l’Observatoire français des prix et des marges de FranceAgriMer, un agriculteur français ne recevait, par exemple, en 2015 que 6,5 % du prix d’un produit alimentaire payé par le consommateur ; les entreprises agroalimentaires 11,2 % et les commerçants 15,2 %.
Il faut également rappeler la grande volatilité des marchés mondialisés des matières premières agricoles – observée lors des crises de 1974, 1986, 1996 et 2008 – dans un contexte financier dominé par un petit nombre de bourses dites « spot » (Chicago, Londres). Ces marchés à terme réagissent à des prévisions spéculatives amplifiant les variations de prix dues à l’inélasticité de la demande par rapport à l’offre des produits alimentaires.
Il en résulte pour les consommateurs une difficulté à exercer leur droit à l’alimentation pour tous, tel qu’il figure dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1947. Les exploitations agricoles et les PME agroalimentaires sont-elles confrontées à une forte instabilité des revenus.
4 milliards de personnes en insécurité alimentaire
En dépit des progrès accomplis par la science et les techniques en termes de productivité et de sûreté des aliments, l’insécurité alimentaire et nutritionnelle persiste pour près de 4 milliards de personnes dans le monde. La sous-nutrition, qui touche 2 milliards d’individus, est principalement imputable à la misère, aux conflits et à l’exportation vers les pays pauvres de surplus alimentaires des pays riches, qui par leurs prix bas ruinent les paysans autochtones. La sur-alimentation concerne également 2 milliards de personnes. La progression, dans la plupart des pays, du surpoids et de l’obésité s’explique par la médiocre qualité nutritionnelle de produits abondamment consommés, principalement les aliments ultra-transformés.
Dans le contexte de la pandémie COVID-19, l’obésité et les maladies chroniques d’origine alimentaire, notamment le diabète de type 2 sont des facteurs aggravants des pathologies respiratoires.
Enfin, les CGV mondialisées conduisent les agricultures à se spécialiser sur les productions pour lesquelles elles sont les plus compétitives. Cette spécialisation sur un nombre restreint d’espèces et de variétés végétales et de souches animales, rend le mode de production agro-industriel fortement exposé aux risques sanitaire et économique.
La réduction de la diversité génétique s’accompagne d’un usage accru des pesticides, dont les effets toxiques, directs ou indirects, sont avérés, et d’autant plus difficiles à contenir que ces produits, lorsqu’ils sont interdits dans l’Union européenne, restent autorisés dans des pays dont nous importons des denrées alimentaires.
Les systèmes alimentaires territorialisés
Il est peu probable aujourd’hui qu’une simple adaptation des « chaînes globales de valeur » agro-industrielles permette de relever les lourds défis d’une sécurité alimentaire durable.
Pour affronter la crise systémique en cours, un scénario alternatif est proposé dans différentes prospectives, dont « Agri 2050 », le rapport du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation.
Ce modèle qualifié de « système alimentaire territorialisé » (SAT) ne constitue pas un retour nostalgique à l’organisation des systèmes alimentaires dans les économies rurales du début du XXe siècle ; mais bien plutôt une mutation du modèle de production : diversification, réduction des intrants par l’agroécologieet la bioéconomie circulaire, éco-conception aux niveaux industriel et logistique et consommation orientée vers une alimentation variée, réduisant les aliments ultra-transformés et l’apport des protéines animales au profit des protéines végétales.
Autonomie, proximité, solidarité
Dans un tel scénario, le changement est mis en œuvre selon plusieurs principes interdépendants : l’autonomie, la proximité et la solidarité, dans une stratégie de sécurité alimentaire et nutritionnelle comme la définit par la FAO.
L’autonomie correspond à un objectif d’accroissement de l’autosuffisance pour les denrées de base et de souveraineté alimentaire. Le double choc – économique et sanitaire – mentionné plus haut apporte de solides arguments à cet objectif lorsque l’on observe la longueur et la complexité des filières agroindustrielles mondialisées et des dispositifs logistiques et de gouvernance les accompagnant.
La proximité recouvre trois dimensions : entre productions agricoles végétales, animales et la forêt dans le cadre d’un écosystème local, la diversification des espèces cultivées et élevées contribuant à la résilience de l’agro-écosystème et à la réduction des intrants ; entre matières premières et transformation agroalimentaire par la formation de réseaux contractuels, favorables au partage de la valeur et à l’innovation ; entre producteurs et consommateurs par des circuits courts de commercialisation.
La solidarité se traduit par des statuts d’entreprise intégrant la responsabilité sociale et environnementale, des formes coopératives d’organisation des filières et une mutualisation des ressources. Les SAT sont concevables à l’échelle des États, régions et provinces de la plupart des pays du monde avec une gouvernance territoriale et un maillage national et macro-régional basé sur le co-développement (Afrique-Méditerranée-Europe pour les pays de l’Union européenne).
L’alimentation comme un « bien commun »
De tels systèmes ont la capacité d’assurer un développement local durable par la reconquête du marché intérieur, mais aussi par l’exportation, sur un marché international très porteur pour les produits de terroir.
Ces marchés sont en phase avec une dynamique de consommation orientée vers une plus grande qualité nutritionnelle, sensorielle et sociale des aliments, et la recherche de traçabilité. Ils devraient contribuer à réduire les fractures territoriales en revitalisant les espaces ruraux.
Un récent rapport de l’Académie d’agriculture de France propose à ce titre diverses pistes d’action pour aider à l’émergence de tels systèmes alimentaires, en insistant sur le rôle central de la recherche pluridisciplinaire, de l’innovation et de la formation.
On observe sur le terrain, en France et dans de nombreux pays, l’émergence de micro-initiatives pour une alimentation responsable et durable, autant de « briques » de futurs systèmes alimentaires territorialisés. La construction de SAT impliquera toutefois des politiques volontaristes considérant l’alimentation comme un « bien commun », qui doit être régulé par la puissance publique.