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SOURCE : Zones subversives
L’histoire est largement sortie du cadre académique pour nourrir les médias, les réseaux sociaux et les éditeurs, mais aussi les festivals, les parcs à thème, les jeux vidéo et les romans. Les historiens professionnels n’ont plus le monopole du discours sur l’histoire. Mais des intellectuels conservateurs insistent sur la nostalgie du passé. Lorànt Deutsch ou Eric Zemmour incarnent cette posture réactionnaire. Une autre conception de l’histoire privilégie une approche critique. Elle souligne les rapports de domination.
Le mouvement étudiant de 2018 se réfère à la révolte de Mai 68 mais aussi à la Commune de 1871, avec la « commune libre de Tolbiac ». Laurence De Cock,Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau interviennent dans ce mouvement pour donner des « cours alternatifs ». Les réflexions sur l’histoire qui animent ce débat inspirent la publication du livre L’Histoire comme émancipation.
Histoire des luttes
Le « roman national » privilégie l’histoire des « grands hommes » et le point de vue des institutions. En revanche, les prolétaires sont gommés de ce récit historique. Il semble important de prendre en compte le point de vue des opprimés, des vaincus, des sans grades, des sans-culottes. L’historien marxiste E.P. Thompson développe une « histoire par en bas ». Howard Zinn propose une « histoire populaire ».
Les classes dominantes laissent plus facilement des traces du passé avec les textes administratifs et les Archives nationales des Etats. Les élites veillent à préserver leur propre histoire et le point de vue des institutions. « Les cultures orales, plus présentes dans les classes populaires, ne laissent que peu de traces », observent Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau. Mais il semble important de ne pas réduire les dominés à des victimes et des exclus. Les opprimés sont aussi des actrices et des acteurs avec une autonomie de pensée, d’action et de luttes.
Michèle Zancarini-Fournel évoque les conditions de vie et de travail des dominés. Mais elle insiste surtout sur leurs résistances. Cette histoire des luttes doit également éviter de sombrer dans la glorification de quelques grandes figures. Il faut se méfier du roman national de la gauche, avec ses héros du peuple. Ce sont surtout les mouvements collectifs des anonymes qui font l’histoire. Le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier initié par Jean Maitron évoque des militants illustres mais surtout les nombreux anonymes qui ont participé aux luttes sociales. Diverses formes de résistance peuvent être étudiées, à l’image de celles qui traversent le monde du football décrit par Mickaël Correia. E.P. Thompson s’attache à décrire les diverses pratiques de lutte, comme le sabotage. Contre le déterminisme économique, il insiste sur l’autonomie d’action des individus face aux structures sociales.
Jérôme Baschet évoque l’histoire comme « combustible pour la lutte ». Il s’appuie sur l’expérience zapatiste pour penser un monde post-capitaliste. Marcus Rediker estime qu’il est même possible de s’approprier les échecs du passé, avec leurs rêves et leurs imaginaires. Les révoltes sociales actuelles se réfèrent aux soulèvements historiques. Le mouvement des Gilets jaunes évoque la Révolution française. Francis Fukuyama évoque la « fin de l’Histoire ». La démocratie bourgeoise et le capitalisme deviennent alors l’horizon indépassable. Les révoltes sociales doivent disparaître. Au contraire, l’histoire évoque le passé, mais aussi l’avenir. Les révoltes du passé inspirent toujours les mouvements sociaux actuels.
Histoire et transmission
L’histoire donne un sens au passé. C’est donc une activité politique. Mais un historien peut manquer de recul critique avec son objet d’étude ou avec l’institution qui le nourrit. « Nous sommes biens conscients des limites et des contradictions qu’implique notre position d’agent de l’Etat, membre des élites cultivées et des classes aisées, pour faire l’Université l’histoire des opprimés pour les opprimés », admettent Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau. L’institution universitaire confère une position d’autorité à remettre en cause. Néanmoins, l’histoire ne doit pas non plus pencher du côté de l’affect et de l’émotion qui se réduit au ressentit des subalternes. L’histoire doit reposer sur la libre discussion et sur la contradiction.
La recherche historique est menacée par son manque de financement. Mais l’histoire fait également l’objet d’usages et de manipulations politiques. Les lois mémorielles révèlent cette instrumentalisation. Les politiciens s’appuient sur une réécriture de l’histoire pour défendre leur idéologie, souvent autoritaire et nationaliste. L’histoire doit également sortir du conformisme académique et de la professionnalisation. La création artistique peut également inventer une nouvelle forme de narration pour sortir l’histoire des laboratoires. Par exemple, Sylvain Pattieu privilégie la forme littéraire pour restituer les luttes de PSA-Aulnay.
Le chercheur doit diffuser son savoir et le rendre accessible au grand public. Cette démarche n’est évidemment pas encouragée par le monde universitaire. La vulgarisation à travers des livres accessibles, des vidéos, des podcasts ou les réseaux sociaux reste dénigrée.
L’école reste un lieu de transmission du savoir. Des ateliers ludiques peuvent permettre aux étudiants de relier le savoir au plaisir et à l’imagination. Sortir du cadre académique n’empêche pas le sérieux. En France, l’histoire est enseignée dès l’école primaire. Mais c’est l’imagerie du roman national qui prédomine avec Vercingétorix, Clovis, Charlemagne, Saint Louis.
Les femmes, les colonisés et surtout tous les multiples acteurs sociaux sont niés au profit d’une histoire des grands hommes. « Le roman national est donc une histoire en surplomb, dont le caractère personnifié, événementiel et purement politique permet de rappeler que les hommes et les femmes ordinaires n’en sont pas les moteurs », soulignent Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau. La capacité d’action des dominés est niée. L’école participe à un endoctrinement et à la reproduction de l’ordre dominant.
Les historiens de garde colonisent les médias. Stéphane Bern, Lorànt Deutsch, Franck Ferrand s’imposent à la télévision, à la radio et dans les librairies. La chaîne Histoire reste longtemps dirigée par Patrick Buisson, un idéologue d’extrême-droite. Les médias propagent une histoire qui se réduit à la chronique people des grands Hommes, voire à des récits réactionnaires de réhabilitation du royalisme. Les universitaires refusent d’intervenir dans les médias et de diffuser leurs recherches au grand public. Ils préfèrent rester confinés dans leur petit cocon académique.
Néanmoins, Laurence De Cock et Mathilde Larrère refusent de se mouler dans le formatage médiatique. Le propos court et tronqué prime sur le temps long indispensable pour déployer une analyse. Ensuite, les historiennes ne veulent pas jouer les cautions de gauche d’émissions de débat sur une actualité éloignée de leurs recherches. Laurence De Cock et Mathilde Larrère privilégient les interventions dans les médias dont elles peuvent maîtriser le cadre, comme « Les Détricoteuses » sur Mediapart ou une chronique dans Arrêt sur images. Elles sont également actives sur les réseaux sociaux. Les historiennes s’attachent également aux débats et rencontres avec le public.
Débats sur l’histoire
Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau proposent un livre court et percutant qui présente leur conception de l’histoire. Loin du modèle prédominant de l’Histoire des grands hommes, ces universitaires valorisent les luttes sociales et le point de vue des classes populaires. Cette vision de l’histoire peut permettre de sortir du réflexe de la délégation qui consiste à confier aux politiciens le soin de faire l’histoire. Au contraire, ce sont des anonymes, avec leurs révoltes, qui ont réellement fait basculer le cours de l’histoire.
Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau s’attachent à la transmission de l’histoire. Leur approche de la diffusion de leurs recherches auprès du grand public semble pertinente. Laurence De Cock et Mathilde Larrère évitent les grands médias et leurs formats spectaculaires qui diffusent du vide. Elles évitent également l’écueil de l’élitisme qui consiste à s’enfermer dans le monde académique. Laurence De Cock et Mathilde Larrère s’expriment dans un cadre qui leur permet de développer une pensée claire et accessible. Néanmoins, elles restent cloisonnées dans des médias avec un public au profil limité. Il reste difficile de savoir si leur audience dépasse le public traditionnel de la petite bourgeoisie intellectuelle.
Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau s’intéressent aux questions pédagogiques. Sans doute un peu trop. Ces universitaires reprennent le discours de la vieille gauche sur l’éducation émancipatrice et l’école publique. C’est le discours des Lumières, de Jules Ferry mais aussi de Lénine. Les hussards noirs de la République ou les professeurs rouges doivent éduquer les masses populaires. Certes, les historiennes invoquent la pédagogie alternative et critique les dérives autoritaires de la posture professorale.
Mais les universitaires ne remettent pas en cause la nécessité de l’encadrement de la part du détenteur du savoir. Les “cours alternatifs” du mouvement étudiant de 2018 incarnent cette posture grotesque. La meilleure pédagogie, c’est la pédagogie de la lutte. L’auto-émancipation passe par des moments de révoltes qui sont aussi des périodes d’échanges, de discussions, de débats. Les exploités s’expriment d’égal à égal et non pas besoin d’un professeur pour leur dire comment penser. Les moments de luttes peuvent conduire à s’intéresser aux révoltes du passé, pour comprendre leur force et leurs échecs.
Mais il est également possible de critiquer la vision de l’histoire par en bas proposée par nos chercheurs. Karl Marx considère la lutte des classes comme le moteur de l’histoire. Il insiste sur les révoltes, les insurrections et les révolutions. Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau ne défendent pas exactement la même approche. L’idéologie postmoderne a contaminé la gauche qui ne cesse de se vautrer dans une posture pleurnicharde. L’intersectionnalité insiste sur les diverses oppressions. Mais cette idéologie universitaire se complaît dans le moralisme victimaire. Par exemple la colonisation est perçue uniquement à travers ses massacres, et plus souvent ses représentations. En revanche, les luttes des personnes colonisées ne sont pas mises en avant. La dénonciation morale prime sur l’appel à la révolte.
Surtout, le postmodernisme correspond bien à l’histoire académique. Les thèses visent à se spécialiser sur un sujet bien précis. Certes, cette approche permet de sortir de la vision stalinienne de l’histoire. Le prolétariat se compose également de femmes et de colonisés dont il faut souligner l’implication dans les luttes. Mais à condition d’évoquer des révoltes dans leur globalité. L’histoire se focalise sur les « micro-résistances », sur les luttes locales et parcellaires. Il semble alors regrettable que les historiens influencent ainsi la pensée critique qui perd sa perspective globale.
Il semble également important de critiquer cette mode de l’histoire populaire. Le terme de peuple recouvre une grande confusion. Gérard Noiriel englobe les petits patrons parmi les classes populaires. Cette catégorie est d’ailleurs dénommée « petite bourgeoisie » par Marx, pour plus de précision. Le « populaire » englobe tout et n’importe quoi. Il ne permet pas la clarification. Il devient même un terme marketing bien éloigné des luttes sociales. Cependant, la force du livre de Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau repose sur la critique du récit national et sur la revalorisation des luttes. Ce sont les mouvements de révolte qui rythment l’histoire et contribue à changer le monde.
Source : Laurence De Cock, Mathilde Larrère, Guillaume Mazeau, L’Histoire comme émancipation, Agone, 2019
Extrait publié sur le site de la revue Contretemps
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Vidéo : L’Histoire nous le dira, L’Histoire comme émancipation – HNLD Les Essais #2 (avec Guillaume Mazeau), mise en ligne le 15 mai 2019
Vidéo : Pablo Pillaud-Vivien, Laurence de Cock : “Les récits scolaires de l’histoire restent majoritairement masculins”, mis en ligne sur le site de la revue Regards le 16 février 2018
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Vidéos de Mathilde Larrère mises en ligne sur le site Arrêt sur images
Vidéo : Laura Raim, La trajectoire des révolutions, mise en ligne sur le site Hors-Série le 21 mai 2016
Vidéo : Guillaume Mazeau : « Ce que fait la révolution à la rumeur, ce que la rumeur fait à la révolution », conférence mise en ligne sur le site de l’Ecole Normale Supérieure le 6 juin 2019
Radio : L’Histoire peut-elle émanciper ?, Conférence avec Laurence DeCock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau diffusée par Radio Parleur le 28 avril 2019
Radio : L’histoire comme émancipation, avec Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau, diffusée sur le site Paroles d’histoire le 27 mars 2019
Radio : Sur l’enseignement de l’histoire, avec Laurence de Cock, diffusée dans Paroles d’Histoire le 9 mai 2018
Radio : « Il était une fois les révolutions », rencontre avec Mathilde Larrère, diffusée sur Radio Parleur le 20 octobre 2019
Radio : émissions avec Laurence De Cock diffusées sur France Culture
Radio : émissions avec Mathilde Larrère diffusées sur France Culture
Radio : émissions avec Guillaume Mazeau diffusées sur France Culture
Claude Guillon, “L’histoire comme émancipation” ~ par Laurence De Cock, Mathilde Larrère & Guillaume Mazeau, publié sur le site La Révolution et nous le 28 avril 2019
L’histoire peut-elle émanciper ?, publié dans le blog Aggiornamento sur Mediapart le 27 avril 2018
Laurence de Cock : « L’enseignement de l’histoire est pris en étau », publié sur le site de la revue Ballast le 23 avril 2019
Mathilde Larrère et Jean-Charles Buttier, « Être une historienne engagée aujourd’hui », publié dans la revue Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique n°144 le 1er février 2020