“Dico en ligne Le Robert” : le sens et le poids des mots en temps de crise du coronavirus, par la linguiste Aurore Vincenti

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SOURCE : France TV Info

Le Robert lance un dictionnaire en ligne, gratuit et enrichi de toutes sortes de contenus pour mieux comprendre le monde et jouer avec les mots. 

La linguiste Aurore Vincenti sur un plateau télévisé de France 2

“Coronavirus”, “confinement”, “cluster”, “pandémie”, “clapping”… En ces temps de crise sanitaire du coronavirus, de nouveaux mots émergent, occupant le devant de la scène avec insistance. Ils envahissent les discours, les réseaux sociaux, les maisons, et nous aident aussi, enfermés que nous sommes, à jeter des ponts d’un confinement à l’autre. Les mots nous manquent aussi, parfois, pour éclairer les réalités et les situations nouvelles avec lesquelles il faut se familiariser. Il arrive également que les mots nous paraissent obscurs, et suscitent des angoisses.

C’est pour cette raison, entre autres, que Le Robert a lancé en ligne le jeudi 16 avril “Dico en ligne Le Robert”, qui permet d’accéder gratuitement à la définition de 170.000 mots et sens et à 200.000 synonymes, et des indications sur la conjugaison, les règles de grammaire et d’orthographe, et une mise en perspective historique.

Ce dictionnaire est un des élément d’un portail plus large, dans lequel on peut retrouver un blog baptisé “Dis-moi Robert” consacré à la langue française, avec des articles, des podcasts et des vidéos, des histoires de mots, des jeux et des conseils grammaticaux, proposés par les lexicographes et les auteurs du Robert.

Le portail Le Robert Dico en ligne lancé le 16 avril 2020
Le portail Le Robert Dico en ligne lancé le 16 avril 2020 (CAPTURE ECRAN Le Robert)

En quoi les mots sont-ils utiles en temps de crise ? Quels sont les mots du coronavirus ? La crise change-t-elle leur sens ? Pourquoi certains mots nous font-ils peur ? Les mots peuvent-ils nous tromper ? Faut-il jouer avec eux ? Nous avons posé toutes ces questions à Aurore Vincenti, linguiste et amoureuse des mots, autrice avec Alain Rey de la chronique “Le Mot du jour” sur le blog “Dis-moi Robert”.

Franceinfo Culture : pourquoi voit-on apparaître de nouveaux mots dans cette crise du coronavirus ?

Aurore Vincenti : A chaque fois que se produisent des phénomènes auxquels nous ne sommes pas habitués, nous voyons apparaître de nouveaux mots. Ce ne sont pas nécessairement des créations de mots d’ailleurs, mais souvent des mots sortis du dictionnaire parce que tout à coup, ils deviennent idoines pour décrire une réalité. Dans une crise comme celle du coronavirus, d’une ampleur inédite, et qui touche à plusieurs domaines, à plusieurs échelles, on voit apparaître encore plus de mots.

Quels mots par exemple ?
Des mots comme “Coronavirus”, ou “Confinement” ou “Cluster” sont des mots qui existaient avant la crise. Le terme “coronavirus” emprunté au jargon médical vient étymologiquement du mot couronne à cause de sa forme, et il existe depuis les années 70. Ici en France on l’a peu entendu, tout simplement parce qu’on a moins été touchés par cette famille de virus. Le mot “confinement” également, était très peu usité, un mot “rare”, un mot “littéraire”. Il n’a sans doute jamais été autant prononcé de toute son existence, dans les médias, et dans les maisons. Aujourd’hui il vit son heure de gloire. Dans l’avenir, on pourra sans doute observer un pic colossal en 2020 dans la courbe statistique de l’usage de ce mot. “Cluster” est un autre mot mis sur le devant de la scène, emprunté au jargon épidémiologique, un terme pas très transparent et que l’on entend pourtant quotidiennement prononcé par les experts, les spécialistes invités de plateaux de télévision.

A quoi servent ces mots ?
Ils servent à naviguer dans une nouvelle réalité, à se familiariser avec l’actualité, à comprendre de nouveaux phénomènes. Nous nous retrouvons à vivre des situations inédites, dans lesquelles il faut prendre de nouvelles habitudes. Ce n’est pas facile. Grâce aux mots, on peut intégrer ces nouvelles réalités.

La crise peut-elle changer le sens des mots ?
Oui par exemple le mot “confinement” renvoyait jusqu’ici à l’univers carcéral, ou bien médical, quand on parlait de quarantaine. Aujourd’hui il est utilisé pour décrire le quotidien du plus grand nombre et n’évoque plus la cellule de prison mais la maison. D’autres mots ont changé de sens ces derniers temps. Un nouveau contexte engendre un nouveau réseau de significations. Les mots endossent de nouveaux sens quand le contexte change. Les mots traversent l’histoire et se chargent des changements et des mutations au fil du temps. C’est ce qui fait toute la richesse du langage.

Quels autres mots ont changé de sens ces dernières semaines ?
Le mot “barrière”, qui évoquait une fermeture, et qui aujourd’hui évoque la protection. Ce mot très courant exprimait la distance, les limites, les frontières, il renvoyait à l’idée de frontière géographique, de clôture, de porte. L’actualité place la question des barrières, des frontières à un autre endroit. Aujourd’hui, on va mettre la frontière entre soi et les autres pour se protéger mutuellement. Ou encore “Chez soi”, “rester chez soi”. C’est une expression qui renvoyait à une idée d’extrême droite, “Reste chez toi !”, une idée d’exclusion. Aujourd’hui le terme “chez soi” a pris une connotation plus positive. Il exprime la protection de soi et des autres.

Et les mots peuvent-ils changer le sens des réalités ?
Oui aussi. L’expression “gestes barrières”, par exemple, utilise le mot  “barrière”, un mot très concret. Aujourd’hui la barrière devient une barrière immatérielle entre moi et les autres. Cet objet très concret va créer dans le cerveau une nouvelle image forte, celle d’une barrière immatérielle que l’on va installer grâce à son corps, qui matérialise la limite, la distance nécessaire pour se protéger soi-même, et les autres. Cette image forte permet de réunir sous un même mot une série de mesures à respecter, et aider à faire changer les habitudes.

Ces changements sont-ils définitifs ?
Les mots évoluent et ne sortent pas indemnes de crises comme celles que nous traversons aujourd’hui. D’ailleurs il y a des dates dans les dictionnaires, qui marquent les moments charnières dans l’histoire d’un mot. La question aujourd’hui, est de savoir si pour ces mots ce sera un moment, daté dans l’histoire, ou bien un tournant. Ces mots seront-ils juste les mots de 2020, ou bien vont-ils devenir récurrents, pour décrire une réalité qui va s’installer ? On le saura plus tard.

Les mots peuvent-ils faire peur ?
Oui certains mots peuvent faire peur, notamment quand on ne les connaît pas parce qu’ils sont justement issus d’un jargon. Le jargon est, par définition, hermétique pour ceux qui ne le maîtrisent pas. Il suscite un sentiment d’exclusion, comme le jargon des start-up, par exemple, qui est souvent critiqué ou moqué. Aujourd’hui, dans une crise grave comme celle que nous traversons, ces mots peuvent avoir quelque chose d’angoissant, parce que le fait de ne pas maîtriser le vocabulaire, c’est ne pas avoir accès aux informations pour se protéger. Ensuite il y a des mots qui font peur parce qu’ils recouvrent une réalité qui a des raisons objectives de faire peur. Quand on entend le mot “pandémie”, on n’a pas particulièrement envie de rire. On ne se dit pas “chouette, une pandémie”. On dit souvent qu’il ne faut pas confondre le mot et la chose, mais parfois, on peut avoir des raisons de se faire du souci !

Peut-on rire avec les mots de la crise ?
C’est ce que l’on voit apparaître, les blagues autour des mots. Le monde est aux prises avec un nouveau vocabulaire et les gens s’en emparent. Regardez les jeux de mots autour de “confinement”, “con fini”, ou entre le virus et la bière, etc… Les réseaux sociaux décuplent cette envie de s’emparer des mots, de jouer avec eux. On joue avec les mots, avec les sonorités. C’est une façon de se familiariser avec ces nouvelles réalités qui peuvent être angoissantes et cela répond aussi à un besoin de légèreté, et de lien en ces temps de confinement. Faire des blagues est bien souvent salvateur.

Les mots peuvent-ils nous tromper ?
Dès lors qu’il y a langage, il y a pouvoir. Et les mots peuvent évidemment être utilisés à des fins de nuire, ou de manipuler. Mais c’est aussi avec les mots que l’on peut affiner son oreille aux discours. Si on observe le premier discours très martial du président de la République, on peut penser qu’il a sciemment utilisé un vocabulaire, un jargon militaire, en scandant le mot “guerre”. Cet usage a sans doute été dicté par la nécessité de susciter la peur pour des raisons de sécurité. Il n’a par ailleurs pas une seule fois prononcé le mot “confinement”. On peut en écoutant ce discours s’interroger. S’intéresser aux mots pousse à s’interroger, à ne pas avaler les discours mais à objectiver, à décrypter, à développer son esprit critique. Nous sommes plusieurs,  une nouvelle génération de jeunes linguistes ou historiens comme Clément Viktorovitch dans l’émission Clique, sur Canal + ou Laélia Veron dans Arrêt sur Images (France 5) à nous inscrire dans cette recherche de sens, à travers les mots, à travers le langage. Les humains sont des animaux parlants et c’est avec cet outil que nous tentons d’avancer, de comprendre et de décrire le monde, en essayant de lui donner du sens. C’est un outil en or, que l’on peut utiliser au quotidien, mais qui demande quelques clés.

Tout le monde est-il égal devant les mots ?
Non et c’est bien pour cette raison que des outils comme le portail lancé par les éditions Robert est important. Alain Rey par exemple a commencé nos chroniques avec le mot “confinement”. Il a parlé des confins au Moyen-Âge, et c’est aussi une forme de rêverie de se pencher sur les mots pour ne pas se dissoudre dans une réalité. Cela fait du bien de revenir sur l’histoire d’un mot, sur son apport littéraire, cela apporte une meilleure compréhension. Et chacun peut y être confronté. Un mot comme “Cluster” par exemple, on a beau être linguiste, cela demande d’avoir les outils pour le comprendre. Et on a besoin d’outils pour pouvoir poétiser ces mots. C’est ce que j’essaie de faire. Les mots sont des portes d’entrée vers des univers, sur l’imaginaire, sur la création. C’est merveilleux de voir comment les enfants sont capables de rêver autour d’un mot dont ils ne connaissent pas le sens, mais qui va leur suggérer des images à partir de sonorités. Je crois que j’ai gardé ça de l’enfance, ce plaisir, cette ébullition intellectuelle et sensorielle suscités par les mots.

En quoi le portail en ligne lancé par le Robert est-il utile ?
Je pense que ce portail est une bonne façon d’entrer dans le dictionnaire. Il ne faut pas se mentir, aujourd’hui l’objet dictionnaire est devenu un outil désuet, compassé, poussiéreux. Pourtant c’est un objet merveilleux. En suivant cette logique qu’Alain Rey a beaucoup développé, qui est l’analogie, à savoir un mot en emmène un autre, le dictionnaire permet le vagabondage, la rêverie… Le fait de mettre cet outil en ligne, avec les nouvelles technologies, gratuitement donc accessible à tous, c’est une manière d’accéder d’une autre façon à cet outil, et de permettre de nouer un dialogue entre l’adulte et l’enfant autour des mots.

Ya t-il un mot dont vous aimeriez parler en particulier ?
Oui le mot “adaptation”. On a beaucoup parlé de résilience, ce mot mis en avant par Boris Cyrulnik. Un mot qui s’appuie sur l’idée de rebond, sur l’idée que l’on va se relever, rebondir (du latin “resilire”) après s’être cassé la figure. C’est un mot très utile. Mais je préfère aujourd’hui parler du mot “adaptation”, avec cette idée qu’avec les défis humains, cosmiques, écologiques, auxquels nous sommes et nous allons être confrontés (on peut le dire sans être Nostradamus), ce serait bien que l’on trouve les ressources en nous maintenant, en essayant de ne pas attendre de se casser la figure pour rebondir, pour nous adapter au monde qui nous attend.

A retrouver :

>> Dico en ligne Le Robert

 

Petit glossaire des mots du Coronavirus (avec AFP)

– Covid-19 L’épidémie en cours a démarré à la fin 2019 dans la métropole chinoise de Wuhan (centre). Elle est causée par un nouveau virus de la famille des coronavirus. La maladie qu’elle cause chez l’homme a été baptisée Covid-19 pour “coronavirus disease 2019” par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

– Pandémie Une épidémie désigne un grand nombre de cas d’une maladie, généralement infectieuse, dans une région donnée. Le terme pandémie correspond, lui, à la diffusion d’une maladie à l’échelle mondiale, sur au moins deux continents. L’OMS qualifie l’épidémie de Covid-19 de pandémie depuis le 11 mars.

– Cluster Cet anglicisme signifie à l’origine “grappe” ou “groupe” en anglais. Dans le domaine médical, un cluster désigne plusieurs cas de personnes atteintes d’une même maladie et groupés autour d’un lieu précis. Dans le cas d’une épidémie, un cluster s’apparente à un foyer de contamination.

– Asymptomatique Une personne atteinte par le Covid-19 exprime des symptômes qui sont classiquement fièvre, toux sèche puis éventuellement difficultés respiratoires. Mais un sujet peut être infecté et demeurer asymptomatique, à savoir qu’il n’exprime aucun symptôme. Le risque de contracter le Covid-19 au contact d’une personne asymptomatique est “très faible”, juge l’OMS, car la maladie se propage surtout par les “gouttelettes respiratoires” d’un malade qui tousse. Mais il reste possible d’attraper la maladie au contact d’une personne qui n’a qu’une toux légère et qui ne se sent pas malade.

– “Super spreader” Anglicisme qu’on peut traduire par “super contaminateur” ou “super propagateur”. Ce terme désigne un malade qui contamine un grand nombre d’autres personnes. En l’absence de mesures de contrôle (isolement, protection, etc.), on estime qu’un malade atteint de Covid-19 contamine en moyenne deux à trois autres personnes. La notion de “super spreader” est relativement ancienne (on a cherché, aux origines de l’épidémie de sida aux État-Unis des “super spreaders”) et discutée d’un point de vue médical.             “Il est possible qu’il existe ce qu’on appelle des ‘super contaminateurs'” reconnaît le Pr Eric Caumes, chef du service des maladies infectieuses à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris). “Le problème, c’est qu’on n’arrive pas à les repérer”.

– Quatorzaine Néologisme calqué sur le mot “quarantaine” qui désigne à l’origine l’isolement pendant 40 jours de personnes suspectées d’être porteuses de la peste. Pour le Covid-19 la période d’incubation, à savoir le temps qui sépare l’infection de l’apparition des symptômes, est estimée “entre un et 14 jours” par l’OMS. Ceci a conduit à fixer à 14 jours la période d’isolement pour les cas suspects. L’OMS a cependant indiqué lundi que des personnes infectées pouvaient continuer à être contagieuses après avoir cessé de se sentir malades et recommande désormais que “les mesures d’isolation continuent à être observées au moins deux semaines après la disparition des symptômes”.

– Gestes barrières Ce terme désigne les gestes que chaque individu peut ou est invité à adopter pour réduire les risques de contamination pour soi et son entourage. Se laver régulièrement les mains, tousser/éternuer dans son coude, utiliser un mouchoir à usage unique sont trois gestes barrières classiquement préconisés pour tenter de faire barrière au Covid-19.

– Distanciation sociale Outre les gestes barrières, la population est invitée à la distanciation sociale, à savoir rester à distance d’autrui pour diminuer les risques de contagion. Les autorités préconisent de saluer sans se serrer la main, de ne pas s’embrasser, de se tenir à distance d’au moins un mètre les uns des autres, et de manière générale d’éviter tout lieu de rassemblement.

– Clapping de clap en anglais, qui signifie applaudir. Le mot “clapping” est emprunté au vocabulaire sportif. Il décrit un applaudissement collectif. La mode du clapping a été lancée par les supporters de l’équipe d’Islande de football lors de l’Euro 2016. Il peut être lancé par un jeu de tambour pour indiquer le rythme, souvent lent, en quatre coups (deux noires puis deux croches). Ces dernières semaines,le mot clapping s’est échappé de la sphère sportive pour désigner ce moment quotidien partagé par tous à 20 heures pour soutenir les soignants.


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