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SOURCE : A l'encontre
Par Jeet Thayil
Bangalore. Ici, dans la ville la plus congestionnée du monde, il y a un silence de minuit à toute heure du jour. Dans les rues, où l’on peut apercevoir de temps en temps des deux-roues ou des piétons, il n’y a ni camions ni transports publics. Des postes de contrôle de police ont été installés le long des principales artères. Les voitures sont confisquées si les conducteurs les sortent sans raison valable. Certains hôpitaux sont ouverts, ainsi que les épiceries et les distributeurs automatiques de billets. Tout le reste est fermé. Et chaque fois que le confinement atteint son point limite, il est prolongé.
En Inde, la pandémie a été une aubaine pour le parti BJP (Bharatiya Janata Party, droite dure nationaliste hindoue) au pouvoir: profitant du chaos provoqué par le virus, le gouvernement indien a consolidé des pouvoirs qu’il aurait été impossible d’imaginer il y a encore une demi-douzaine d’années. Il a adopté des mesures qui ont joué sur l’idée que les musulmans propageaient sciemment le virus, ce qui a entraîné une nouvelle persécution des 200 millions de musulmans de l’Inde, ainsi que de ses minorités dalits [«intouchables»]. Il a utilisé la police et l’armée pour faire appliquer le confinement national. Il a réprimé la dissidence politique, en utilisant des lois archaïques contre la sédition pour arrêter ses détracteurs.
En règle générale, les Indiens sont fiers de participer à une expérience régulièrement décrite comme «la plus grande démocratie du monde». Lorsque cette description a été testée, par exemple lors de l’état d’urgence sous Indira Gandhi [du 25 juin 1975 au 21 mars 1977], les journalistes ont pris sur eux de résister. Certains ont été jetés en prison. D’autres ont utilisé des éditoriaux laissés en blanc et bordés de noir dans les journaux nationaux pour enregistrer leur protestation. Dans l’Inde du Premier ministre Narendra Modi [en fonction depuis mai 2014], la presse indépendante a pratiquement disparu. Les journalistes font l’éloge de la ligne du parti BJP; ceux qui ne le font pas sont traités de manière brutale.
La violence contre les journalistes, les intellectuels et les figures de l’opposition fait partie de la stratégie de lutte contre les critiques du parti depuis quelques années. Auparavant, des «assassins de l’ombre» ont mené des vendettas de droite contre un certain nombre d’écrivains et de militants: Gauri Lankesh, Narendra Dabholkar, Govind Pansare et M.M. Kalburgi. Ces derniers temps, l’appareil d’État dans son ensemble a été mis à contribution, comme si le gouvernement n’avait plus besoin de dissimuler ses intentions.
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Le 10 avril 2010, en pleine période de bouclage, un 4×4 de la police noire a parcouru 400 miles de l’Uttar Pradesh à Delhi pour délivrer une notification légale contre Siddharth Varadarajan, le rédacteur en chef du portail d’information indépendant The Wire. Son crime: The Wire avait publié un article relatif à une réunion, dans le quartier de Nizamuddin à Delhi, du Tablighi Jamaat, un groupe de prédicateurs islamiques similaires aux Témoins de Jéhovah.
Le gouvernement avait condamné la réunion comme étant un «super-diffuseur» du virus, immédiatement suivie d’une vague de fausses nouvelles et de propagande diffusée par SMS. La propagation de la maladie était délibérée, selon les messages, un moyen pour les musulmans de déstabiliser le pays et de tuer les hindous. En réponse, The Wire a déclaré que les «croyants indiens» avaient également été en retard pour adopter des pratiques de distanciation sociale, citant une fête religieuse prévue pour la ville sainte d’Ayodhya par le ministre en chef de l’Uttar Pradesh, Ajay Bisht, un autocrate en robe safran qui se fait appeler Yogi Adityanath. En représailles, le gouvernement BJP de Bisht a enregistré une plainte contre Varadarajan auprès de la police.
Quatre jours plus tard, alors que le reste du pays était distrait par l’augmentation des taux d’infection et de mortalité, les autorités indiennes ont invoqué la loi sur les activités illégales (dites préventives) pour arrêter deux militants des droits de l’homme, Anand Teltumbde et Gautam Navlakha. Ces hommes sont actuellement en prison, alors que des criminels condamnés sont libérés pour soulager le système carcéral indien, notoirement surpeuplé et menacé par le virus. Dans une lettre ouverte, Teltumbde, un intellectuel et militant dalit, a écrit
«Alors que je vois mon Inde ruinée, c’est avec un faible espoir que je vous écris en ce moment si sombre… J’espère sincèrement que vous vous exprimerez avant que votre tour ne vienne.»
Cette loi peu connue permet au gouvernement de détenir des individus en les qualifiant de «terroristes». Samedi, elle a été utilisée pour accuser une photojournaliste cachemirienne de 26 ans, Masrat Zahra, d’avoir «téléchargé des messages anti-nationaux [sur Facebook] avec des intentions criminelles pour inciter les jeunes» et «d’avoir provoqué la désaffection contre le pays». Zahra, une journaliste freelance dont les thèmes traités sont les femmes et les enfants, a été «rejointe» ces derniers jours par nombre d’autres personnes enregistrées sous la même loi: le leader étudiant Umar Khalid, les activistes étudiants Safoora Zargar et Meeran Haidar, les journalistes Gowhar Geelani et Peerzada Ashiq. Il se trouve que tous sont musulmans: où finit la coïncidence et où commence la persécution religieuse?
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Depuis l’arrivée du virus en Inde, le premier ministre s’est adressé à la nation à deux reprises. Lors de ces deux interventions télévisées, il a demandé aux citoyens de mettre en place une série de rituels à des moments précis de la journée, afin de vaincre le virus. Il a recommandé des activités communautaires telles que le soufflage de coquilles de conque, l’allumage de diyas (lampes) et le battement de thalis (plateaux), chacune de ces coutumes et rites faisant office de sifflet à chien pour les hindous de la haute caste, afin d’isoler les minorités assiégées de la nation. Très vite, les quartiers de Delhi ont affiché des avis indiquant que les visiteurs musulmans étaient mal accueillis, les vendeurs de légumes ont été priés de prouver leur appartenance religieuse et, ailleurs dans le pays, les hôpitaux ont refusé de soigner les patients musulmans.
En un peu moins d’un mois, nous avons appris que le virus n’est pas aussi grave que nous le pensions. Si c’est une guerre, c’est en fait une guerre de classes. Les habitants de la caste supérieure et de la classe supérieure du front de mer de Worli, à Bombay, se portent mieux que ceux qui sont voisins de leurs gratte-ciel, les habitants des bidonvilles où des familles entières partagent une chambre et où la distanciation sociale n’est simplement pas possible.
Pour les nouveaux populistes, et les entreprises qui les financent, la seule règle est de faire tourner les roues de l’industrie: ces travailleurs mal payés – personnel hospitalier, employés d’épiceries et de pharmacies, personnel de sécurité, employés municipaux, entreprises de livraison de nourriture – sont devenus la première ligne de la pandémie, car ils sont facilement remplaçables et fondamentalement jetables.
Dans les jours qui ont suivi le confinement, des centaines de milliers de travailleurs occasionnels des villes indiennes se sont retrouvés soudainement sans argent, ni même l’espoir de gagner de l’argent. Ils sont partis à pied pour leurs villes natales dans les zones rurales et les provinces éloignées, marchant pendant des jours, des familles entières portant des enfants sur leur dos, leurs affaires fourrées dans des sacs en tissu portés sur la tête. Beaucoup d’entre eux, en particulier les personnes âgées, sont morts en chemin. Le choix était brutal et non négociable: rester en ville et mourir de faim ou prendre la route et espérer une possible situation meilleure.
Et au bout du chemin, si et quand ils ont réussi à atteindre leur domicile, ils ont découvert qu’ils étaient importuns, ostracisés en tant que porteurs possibles du virus. Dans une image obsédante de cette époque, une famille s’est réfugiée dans un arbre, accroupie sur ses branches comme les oiseaux migrateurs, fixant la caméra, dans leurs yeux non pas la défaite mais le défi.
C’est le prix payé par les pauvres du monde à ceux qui détiennent le pouvoir et le prestige. C’est le même partout. L’algèbre de la nécessité et de l’exploitation ne changera pas d’une société à l’autre.
En Inde, comme dans le reste du monde, la pandémie nous apprend à être vigilants contre les «vieillards» dont l’avidité pour l’argent et le pouvoir est exercée au détriment des personnes qu’ils ont été chargés de protéger. Ce sont les nouvelles élites, les ennemis de la démocratie, de l’inclusion, des droits des femmes, de la science, de toutes les formes d’expertise et de toute forme de singularité intellectuelle. Nous devons être aussi sur nos gardes contre eux que nous le sommes contre le virus. (Article paru dans la New York Review of Books, le 24 avril 2020; traduction rédaction A l’Encontre)