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SOURCE : Libération
Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique quotidienne d’une société sous cloche à l’heure du coronavirus.
Un poulet fermier, du savon de Marseille, du mou pour les chats, du pain de mie, de la feta, du coleslaw, des yaourts et de l’eau qui pique. Samedi, dans les allées du centre Leclerc, mon téléphone a sonné. Je faisais les courses, ma liste à la main, c’est ma femme qui l’avait faite, au dos d’une vieille ordonnance. Moi ça ne me dérange pas de faire les courses, au contraire. Avec mon masque sur le nez, je suis habitué à éviter les contacts, et je préfère épargner ce stress à ma famille confinée. Il y avait du monde, mais rien d’affolant. Les gens étaient quasiment tous masqués, et respectaient les distances de sécurité. Samedi, c’était le moment de se poser des questions essentielles loin du Covid 19 : les cotons démaquillants, ronds ou carrés ? Et de constater que le grand flip sur les réserves de PQ était terminé. Il faut dire que les livres de Yann Moix et de Didier Raoult étaient en tête de gondole.
Mon portable a vibré dans ma poche. C’était Jérôme Marty, le Président de l’Union française pour une médecine libre. Le type qui gueule à la télévision et qui pétitionne depuis des semaines, en vain, pour que soit révélé le nombre de soignants contaminés, à l’hôpital, en ville et en Ehpad. On a parlé déconfinement, stratégie, dépistage. Jérôme me raconte que la liste s’allonge de semaine en semaine, puis, ignorant que je le connaissais, m’annonce la mort d’un urgentiste, Jacques Fribourg.
Le temps s’est arrêté. J’ai voulu dire quelque chose mais j’avais brièvement perdu la vision des couleurs. Plein de choses me revenaient en mémoire, un kaléidoscope qui était ma jeunesse, dont un acteur majeur venait de disparaître. Jérôme continuait à parler, je l’ai arrêté, je lui ai dit que j’allais devoir raccrocher, je lui ai expliqué pourquoi. J’ai marché dans les allées de l’hypermarché pendant une vingtaine de minutes, un paquet de cotons démaquillants en main. Et j’ai réalisé que j’avais perdu mon caddie.
Jacques Fribourg avait 68 ans, soit huit ans de plus que moi. Lorsque j’ai débarqué à l’hôpital de Poissy, jeune externe, en 1979, il était déjà interne au Samu. Avec ses cheveux longs bouclés, sa clope au bec, sa guitare, il était un pilier de l’internat, une pièce maîtresse de la «Tribu», ce phalanstère permissif et barré que j’ai quitté quelques années plus tard pour m’installer comme généraliste. Jacques était de toutes les fêtes, de tous les tonus. Quand j’ai abandonné mon trac pour me lancer sur scène et chanter des chansons de Brel réécrites pour l’occasion, c’est Jacques qui, découvrant mes textes, fredonnait quelques notes, accordait sa guitare et m’accompagnait. Tout le monde l’adorait, malgré sa manie insupportable de taxer les briquets. Je ne fumais pas, aussi je m’en foutais. Mais quand on était de garde, on ne pouvait pas s’asseoir avec Jacques sans se retrouver délesté dans l’heure. Un jour les copains en ont eu marre, ils l’ont fouillé à la sortie de l’internat. Il a joué l’innocence injustement soupçonnée, l’amitié trahie. Et effectivement ses poches étaient vides. Il a fallu des années pour s’apercevoir qu’il collait les briquets sous la table avec du chewing-gum pour venir les récupérer plus tard. Il entassait sa collection chez lui, assez fier d’un trophée à la flamme du Front national, collector à l’époque. La légende voulait qu’il l’ait trouvé sur le sol d’un camion du Samu après avoir ramassé un de ses dirigeants.
Pourquoi je vous raconte tout ça ? Quel intérêt ça a, une vie, au milieu de toutes les vies perdues, pour ceux qui nous gouvernent ? Jacques n’avait jamais vraiment quitté les urgences. Il en était devenu le chef dans un hôpital privé, à Trappes. Nous avions vieilli, nous nous croisions encore de temps en temps, puis nous nous sommes perdus de vue. Le manque de temps, la course, le boulot, mille raisons.
Je me souviens du tout début de l’épidémie. On ne savait encore rien de ce qui venait. Tout juste lisait-on, effarés, les messages de nos collègues de l’Est, qui se prenaient la vague. J’ai appelé Yvon, 54 ans, un ami médecin et épidémiologiste, pour parler. Nous avions l’un et l’autre des masques, des gants, du gel, en petite quantité certes, mais nous avions été plus prévoyants que les grands stratèges en charge de la gestion de crise. Il n’empêche, la situation était alarmante, les descriptions de la rapide dégradation de certains patients effrayantes. «Je ne dis pas que je m’attendais à ça, a dit Yvon, mais je n’ai jamais considéré qu’une pandémie était impossible. On va être en première ligne. Je ne me pose pas la question d’esquiver, de fermer, de faire le dos rond. C’est ce pour quoi nous avons été formés. C’est notre métier. Mais je t’avoue que j’ai peur. Peur de cette maladie. En quatre heures les gens s’aggravent. Ils sont embarqués aux urgences et quatre heures plus tard on les intube. C’est ça qui me fait peur, être contaminé au cabinet, et partir un jour en urgence à l’hôpital, ne pas pouvoir dire au revoir aux miens et mourir sans jamais les avoir revus.» C’est la seule et unique fois, depuis que je recueille leurs témoignages, qu’un médecin m’a dit aussi clairement avoir envisagé que «faire le job» puisse le tuer. Alors qu’Yvon, comme moi, n’a jamais eu la moindre naïveté s’agissant de la compétence ou de l’humanisme de nos dirigeants. Nous pressentions l’un et l’autre que cette «guerre» ne serait pas gagnée par les généraux mais malgré eux.
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Après cette conversation, et alors que je mettais en place un centre Covid près de chez moi, je me suis posé moi-même la question : jusqu’où irai-je ? Si la situation devient désespérée, tiendrai-je par abnégation, par inconscience, par esprit de sacrifice ? Ou y aura-t-il une limite à ce que je suis capable d’encaisser, une limite au-delà de laquelle, pour ma survie, pour ma famille, je considérerai qu’il est suicidaire de m’obstiner ? Je n’ai qu’entrevu la réponse, et je l’ai enfouie profondément derrière des centaines de menues tâches quotidiennes et répétitives. Mais cette question des limites individuelles continue de me trotter dans la tête. Elle a ressurgi avant-hier. Une institutrice était interrogée à la radio au sujet du déconfinement. Elle expliquait être à deux mois de la retraite, n’avoir aucune visibilité quant à la mise en place des mesures barrières à l’école, et disait sa crainte de retourner travailler : «Je n’ai pas le courage des soignants», conclut-elle sans forfanterie.
Jacques avait 68 ans. Il venait de prendre sa retraite depuis quatre mois à peine quand le Covid a frappé. Il est retourné prêter main-forte à ses ex-collègues et est malheureusement tombé, mort pour la France, victime du coronavirus. Voilà pour la version officielle, celle qui nous vaudra quelques lignes compassées de l’Agence régionale de santé. Et rien d’autre.
Rien d’autre, parce que les soignants qui meurent ne sont pas décomptés, malgré les demandes incessantes de Jérôme Marty et bien d’autres.
Rien d’autre, parce que, selon le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, cela poserait un problème de respect du secret médical, et constituerait une «comptabilité macabre».
Jacques Fribourg avait 68 ans. Comme beaucoup de médecins, il a continué à travailler bien au-delà des âges pivots préconisés par les uns ou les autres, malgré des ennuis de santé. Il l’a fait par amour pour son métier, et parce que la désertification est telle qu’abandonner une équipe est mission impossible pour un chef de service, qui plus est très impliqué sur le plan syndical. Je pense à toutes les heures que Jacques a perdues dans des antichambres, ou devant des énarques compassés, à essayer de faire remonter la voix du terrain, et j’enrage. J’enrage des heures envolées, du temps enfui qui ne reviendra jamais. Dans ma dernière chronique, sans rien savoir, j’écrivais, à propos de l’absolu mépris dans lequel nous ont tenus les politiques de tout bord pendant des années : «Je ferme les yeux et je vois les visages des collègues, militants convaincus, piétinés pendant des années pour des petits arrangements entre politiques, syndicalistes marrons et assureurs.» Je trimbale dans ma mémoire intime un visage de plus.
Jacques avait 68 ans. Un jeune interne écrit sur Twitter : «Sachez que les +/- jeunes praticiens, internes… n’ont pas assez de mots d’admiration pour les anciens qui viennent nous prêter main-forte au péril de leur vie. On vous le dit pas trop pour pas que vous ayez le melon mais vous êtes nos héros.» A un âge où l’on songe à confiner une partie de la population, Jacques a remis sa blouse et s’est retrouvé au front, dans les conditions que nous savons tous aujourd’hui : manque de personnel, pénurie d’équipements de protections. Parce qu’il manque des soignants partout dans ce pays car «il n’y a pas d’argent magique», et que le lean management, c’est tellement start-up nation, il a été contaminé par le coronavirus, et en est mort, laissant une femme et deux enfants. Des collègues hébétés et meurtris. Et cette colère qui ne s’éteint pas.
En Angleterre et en France fleurissent les sites qui recensent les soignants morts pendant cette épidémie, et les conditions de leur dernier combat. Je suis frappé, en Grande-Bretagne, par le nombre de soignants, médecins, infirmiers, aides-soignants, originaires de l’immigration. Tous ces hommes et ces femmes qui tiennent le National Health Service et que les conservateurs envisageaient de renvoyer «chez eux» après le Brexit pour laisser la place aux Anglais de souche. Des soignants dont les proches témoignent de leur attachement à leur communauté, de leur volonté de la servir avec humilité. En France, ces initiatives sont encore balbutiantes. Il n’y a pas de patchwork des noms comme pour les morts du sida, de liste comme pour les morts de la rue. Tout est fait pour invisibiliser les soignants qui meurent dans ce combat inégal, pris, comme l’écrivait Orwell à propos de la guerre d’Espagne, «between the bullet and the lie», entre la balle et le mensonge. Il nous faudra créer un site qui recense chacun de ces noms, chacun de ces visages. Pas de fosse commune et d’oubli pour les nôtres.
Les applaudissements de 20 heures ne suffiront pas. Ils sont l’expression collective d’un soutien, d’une admiration pour certains, d’une gratitude pour d’autres. Mais ils ne suffiront pas. Ceux qui nous ont amenés là lancent dans la bataille de communication une pléthore d’idiots utiles qui expliquent que non, décidément, chercher des noises au sujet de la gestion de crise est inutile, voire criminel tant l’heure est grave. Dans le Point, Christian Morel, ancien DRH et sociologue, explique que punir les responsables politiques serait dangereux et contre-productif et nous priverait de leur précieuse expertise. Il prend l’exemple de Roselyne Bachelot : «Sa mise au pilori nous a fait perdre une lanceuse d’alerte, une experte avisée et surtout un retour d’expérience.» Il feint de croire que les soignants et le peuple, forcément infantile, se focaliseraient sur des boucs émissaires : «On juge qu’il existe obligatoirement un coupable. Autrefois, on aurait fait un procès aux chauves-souris et aux pangolins.» Il assène qu’identifier un ou des coupables, c’est omettre d’identifier et de remettre en cause des facteurs organisationnels et systémiques : «Les commissions d’enquête qui sont annoncées seront évidemment punitives, même si leurs initiateurs s’en défendent, car il s’agira de mettre en difficulté le gouvernement, avec un éventuel bénéfice électoral à la clé.» Mais nous n’en sommes plus à chercher à identifier des coupables pour offrir des têtes à la foule ! C’est tout un système idéologique qui est en cause, la destruction de conquis sociaux sur l’autel du profit, au nom d’une théorie économique asservie au marché.
Mais cessez de vous faire passer pour des martyrs ! Cessez de faire semblant d’être sur la ligne de front ! Vous ne risquez pas vos vies comme les soignants. Vous risquez simplement d’être enfin confrontés aux conséquences de vos choix dogmatiques, au fait d’avoir privilégié les profits sur nos vies. C’est désagréable ? Ne vous inquiétez pas. On s’y fait très bien. Nous le subissons, nous vous subissons, depuis au moins trente ans. Jacques en est mort.
Il avait 68 ans. Il allait enfin profiter de sa retraite. C’était mon ami. Je ne vous le pardonnerai pas.