AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Libération
Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique quotidienne d’une société sous cloche à l’heure du coronavirus.
Eloignez les enfants s’il vous plaît.
Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, paraît-il. Et puis il y a La République en marche. Ce qui suit est un verbatim de Sylvain Maillard, député et porte-parole du groupe LREM à l’Assemblée nationale, membre de l’équipe de campagne de Benjamin Griveaux puis d’Agnès Buzyn :
«Sur les masques, je veux profondément démentir la chose, je comprends qu’on peut… euh… qu’on puisse s’étonner d’un changement de doctrine c’est le cas, mais là… euh… le changement de doctrine, il est pas politique, il est scientifique, les mêmes scientifiques qui nous disaient… euh… il y a deux mois ou qui ne parlaient pas, disaient que le… que le… qu’en tout cas le masque n’était pas quelque chose qui… qui… servait à… qui devait servir aux soignants mais pas au grand public, à l’heure actuelle ils nous disent plutôt l’inverse alors nous on s’adapte, on écoute le scien… les… le comité scientifique, on écoute l’Académie de médecine qui ne s’était pas prononcée et qui nous dit que les masques sont utiles. Tant mieux on va les utiliser entre autres, moi qui suis député de Paris, dans les transports en commun, on peut pas respecter la distanciation physique, c’est ça le plus important, la distanciation physique on ne peut pas la respecter, alors à ce moment-là on porte le masque.»
Oui, je sais, moi aussi j’ai connu des extractions dentaires moins pénibles. Visionner cet extrait diffusé sur BFM TV le mardi 28 avril, c’est mesurer à quel point le pouvoir prend les Français pour des abrutis, et utilise les avis du conseil scientifique pour se dédouaner, sauf quand ceux-ci, comme dans le cas de la réouverture des écoles, ne vont pas dans son sens.
Nous avions déjà eu droit à Jérôme Salomon affirmant lors de son point presse le 22 avril : «J’ai toujours plaidé pour l’accès au masque grand public», le même qui avait déclaré l’inverse un mois plus tôt, le 19 mars : «Certains d’entre vous confectionnent des masques en tissu, ce sont des initiatives personnelles, il ne faut pas porter de masque si nous ne sommes pas malade, il ne faut pas porter de masque lorsqu’on n’est pas soignant.»
Il y a quelque chose de fascinant à voir ces hommes se comporter comme si Internet n’existait pas, ou comme si parmi les atteintes neurologiques liées au coronavirus, on décomptait une épidémie de démences subites. Qu’espèrent-ils, en fait ? Qui imaginent-ils convaincre ? Je ne saisis pas le but de la manip, et soupçonne qu’en fait, il n’y en a pas. Il n’y en a plus. Ils font ce qu’ils ont toujours fait, répéter des éléments de langage dont la vacuité pourtant explose à la figure à la première lecture, comme un Sars-CoV2 sous une giclée de soluté hydroalcoolique. Ils font ce qu’ils ont toujours fait, tenter de masquer le réel sous le Verbe, comme si ce faisant le réel n’existait plus.
Ils inventent un monde parallèle dans lequel Jérôme Salomon n’aurait pas été membre du cabinet de Marisol Touraine lorsque le stock de protections de pandémie grippale a diminué drastiquement. Un monde dans lequel il n’aurait pas été directeur général de la santé en mai 2019 et n’aurait donc jamais été destinataire d’un avis d’experts recommandant de reconstituer ce stock rapidement et chiffrant le nombre de masques chirurgicaux à fournir par foyer. Ils inventent un monde où la France aurait géré avec intelligence et circonspection la crise en distillant ce stock de Schrödinger, sur lequel se basa toute la communication d’Agnès Buzyn avant qu’Olivier Véran admette que de stock, il n’y en avait plus. Alors certes, nous sommes habitués à ce que les politiques nous mentent. Au point que nombre de commentateurs autorisés et d’éditorialistes de plateau se gausseront en public de ceux qui croient aux promesses et aux annonces politiques, comme s’il s’agissait là d’une faiblesse congénitale et pas d’une attente raisonnable. Comme si la perversion de la parole publique était une donnée établie, dont il fallait, en adulte responsable, se satisfaire.
Cela fait des mois que les médecins réclament des masques, des mois que des soignants se contaminent en absence de protections adéquates. Des semaines que les mêmes soignants conseillent au public de confectionner des masques, comme sur le site stop-postillons.fr. Des semaines que des femmes (ce sont toujours des femmes, vous avez remarqué), d’abord isolées puis souvent regroupées en collectifs, ont commencé à en coudre, à en distribuer, jusque dans les hôpitaux… les hôpitaux, bordel !
L’alibi selon lequel «il faut savoir porter un masque» ne tient pas une seconde dans la mesure où la doctrine a toujours été de demander à un patient malade de porter un masque (qu’il lui était impossible de se procurer, d’ailleurs). Un membre du grand public, bien portant, serait donc trop stupide pour porter un masque correctement, mais l’infection soudain lui apporterait la science infuse ? Si le gouvernement avait réellement voulu que les malades portent des masques, nous aurions pu bénéficier d’heures d’antenne expliquant et rappelant comment en mettre, comment l’ajuster, comment le retirer, pourquoi il ne fallait pas le manipuler. Mais tout ceci n’a jamais été fait. Pourquoi ? Parce que l’Etat aurait alors été confronté de manière encore plus visible à la pénurie liée à des choix économiques et de société. Que le mensonge aurait été encore plus visible.
A ce niveau, ce n’est plus un sketch, c’est une performance artistique.