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SOURCE : Acta
Nous avons publié récemment un texte de Giorgio Agamben sur l’état d’urgence et le coronavirus. Il semble aujourd’hui qu’il s’appuyait sur des données scientifiques – officielles – erronées qui le conduisaient à minimiser l’importance de l’épidémie. Il n’en reste pas moins qu’il rappelait utilement combien l’état d’urgence s’inscrit dans une généalogie inquiétante et combien l’État moderne s’est toujours servi des crises de tous types pour accroître et exercer son emprise violente sur les peuples. Tout cela en se cachant sous une apparente neutralité savante.
L’épidémie frappe désormais l’Italie de plein fouet et prolifère à toute vitesse en France, rendant nécessaires des mesures à grande échelle pour contrer son expansion. Alors que commencent à s’esquisser, notamment en Italie, des formes d’auto-organisation populaires et que fait jour la nécessité d’une lecture rationnelle et antagonique des mesures prises par les gouvernements, il nous a semblé important de publier ce texte de Panagiotis Sotiris. Prolongeant le dernier Foucault, il s’attache en effet à imaginer ce que pourrait être une biopolitique communiste, s’appuyant sur les luttes populaires et l’intelligence collective.
La récente intervention de Giorgio Agamben, qui caractérise les mesures mises en œuvre en réponse à la pandémie de Covid-19 d’exercice de biopolitique de l’« état d’exception » a suscité un débat important sur la manière de penser la biopolitique.
La notion même de biopolitique, telle qu’elle a été formulée par Michel Foucault, a constitué une contribution importante pour notre compréhension des changements liés au passage à la modernité capitaliste, notamment en ce qui concerne les modes d’exercice du pouvoir et de la coercition. Du pouvoir comme droit de vie et de mort détenu par le souverain, nous passons au pouvoir comme tentative de garantir la santé (et la productivité) des populations. Cela a conduit à une expansion sans précédent de toutes les formes d’interventions et de coercitions étatiques. Des vaccinations obligatoires aux interdictions de fumer dans les espaces publics, la notion de biopolitique a été utilisée dans de nombreux cas comme une clé pour comprendre les dimensions politiques et idéologiques des politiques de santé.
Cela nous a permis dans le même temps d’analyser différents phénomènes, souvent refoulés dans l’espace public, depuis les façons dont le racisme a tenté de se fonder « scientifiquement » aux dangers incarnés par des tendances comme l’eugénisme. Et effectivement, Agamben l’a utilisé d’une façon constructive, dans sa tentative de théoriser les formes modernes de l’« état d’exception », c’est-à-dire les espaces dans lesquels s’exercent des formes extrêmes de coercition, avec comme exemple central le camp de concentration.
Les questions relatives à la gestion de la pandémie de Covid-19 soulèvent évidemment des problèmes liés à la biopolitique. De nombreux commentateurs ont ainsi affirmé que la Chine avait pu prendre des mesures pour contenir ou ralentir la pandémie parce qu’elle pouvait mettre en œuvre une version autoritaire de la biopolitique. Cette version comprenait le recours à des quarantaines prolongées et à des interdictions d’activités sociales, tout cela étant permis par le vaste arsenal de mesures de coercition, de surveillance et de contrôle ainsi que par les technologies dont dispose l’État chinois.
Certains commentateurs ont même laissé entendre que les démocraties libérales n’ayant pas la même capacité de coercition ou comptant davantage sur le changement volontaire des comportements individuels, elles ne pourraient pas prendre les mêmes mesures, entravant ainsi les tentatives de faire face à la pandémie.
Cependant, ce serait une erreur que de poser le dilemme entre d’un côté une biopolitique autoritaire et de l’autre une confiance libérale dans la propension des individus à faire des choix rationnels.
C’est d’autant plus évident que le fait de considérer des mesures de santé publique, telles que les quarantaines ou la « distanciation sociale », uniquement sous le prisme de la biopolitique, conduit en quelque sorte à passer à côté de leur utilité potentielle. En l’absence de vaccin ou de traitements antiviraux efficaces, ces mesures, tirées du répertoire des manuels de santé publique du xixe siècle, peuvent s’avérer précieuses, notamment pour les groupes les plus vulnérables.
C’est particulièrement vrai si l’on pense que même dans les économies capitalistes avancées, les infrastructures de santé publique se sont détériorées et ne peuvent pas réellement supporter les pics de pandémie, à moins que des mesures ne soient prises pour réduire leurs rythmes d’expansions.
On pourrait dire, contra Agamben, que la « vie nue » a plus à voir avec le retraité figurant sur une liste d’attente pour un appareil respiratoire ou un lit de soins intensifs, en raison de l’effondrement du système de santé, qu’avec l’intellectuel qui doit se débrouiller face aux aspects pratiques des mesures de quarantaine.
À la lumière de ce qui précède, je voudrais suggérer un retour différent à Foucault. Nous oublions parfois que ce dernier avait une conception très relationnelle des pratiques de pouvoir. En ce sens, il est légitime de se demander si une biopolitique démocratique ou même communiste est possible. Pour le dire autrement : est-il possible d’avoir des pratiques collectives qui contribuent réellement à la santé des populations, y compris des modifications de comportement à grande échelle, sans une expansion parallèle des formes de coercition et de surveillance ?
Foucault lui-même, dans ses derniers travaux, tend vers une telle direction, avec les notions de vérité, de parrhesia et de souci de soi. Dans ce dialogue très original avec la philosophie antique, il propose une politique alternative du bios qui combine de manière non coercitive les soins individuels et collectifs.
Dans une telle perspective, la décision de réduire les déplacements ou l’instauration d’une distanciation sociale en temps d’épidémie, l’interdiction de fumer dans les espaces publics fermés ou la prohibition de pratiques individuelles et collectives nuisibles à l’environnement, seraient le résultat de décisions collectives discutées démocratiquement. Cela signifie que de la simple discipline, nous passons à la responsabilité, vis-à-vis des autres puis de nous-mêmes, et de la suspension de la socialité à sa transformation consciente. Dans de telles conditions, au lieu d’une peur individuelle permanente, capable de briser tout sentiment de cohésion sociale, nous déplaçons l’idée d’effort collectif, de coordination et de solidarité au sein d’une lutte commune, éléments qui dans de telles urgences sanitaires peuvent s’avérer tout aussi importants que les interventions médicales.
Se dessine ainsi la possibilité d’une biopolitique démocratique. Celle-ci peut également se fonder sur la démocratisation du savoir. L’accès accru aux connaissances, associé à de nécessaires campagnes de vulgarisation, rendraient possibles des processus de décision collective fondés sur la connaissance et la compréhension et non pas seulement sur l’autorité des experts.
Une biopolitique populaire
Prenons l’exemple de la lutte contre le VIH. Le combat contre la stigmatisation, la tentative de faire comprendre qu’il ne s’agit pas d’une maladie réservée aux « groupes à haut risque », l’exigence d’éducation aux pratiques sexuelles saines, le financement du développement de mesures thérapeutiques et l’accès aux services de santé publique n’auraient pas été possibles sans la lutte de mouvements tels qu’ACT UP. On pourrait dire qu’il s’agit bien d’un exemple de biopolitique populaire.
Dans la conjoncture actuelle, les mouvements sociaux ont une grande marge de manœuvre. Ils peuvent exiger des mesures immédiates pour aider les systèmes de santé publique à supporter le fardeau supplémentaire causé par la pandémie. Ils peuvent aussi souligner la nécessité de la solidarité et de l’auto-organisation collective pendant une telle crise, par opposition aux paniques « survivalistes » individualisées. Ils peuvent également insister sur le fait que le pouvoir (et la coercition) de l’État doit être utilisé pour canaliser les ressources du secteur privé vers des orientations socialement nécessaires. Enfin, ils peuvent faire de la transformation sociale une exigence vitale.
Panagiotis Sotiris