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SOURCE : Zones subversives
La crise économique et sanitaire du Covid-19 permet de poser la questions des besoins essentiels. Le mouvement écologique doit s’appuyer sur une réflexion globale pour sortir des limites de l’alternativisme et du réformisme. Le marxisme a été discrédité avec l’URSS et confondu avec le capitalisme bureaucratique. Néanmoins, ce courant intellectuel ouvre des pistes de réflexions. Antonio Gramscipermet de penser l’État et ses évolutions autoritaires. Le marxisme permet également d’élaborer une théorie des besoins. La philosophe Agnes Heller s’inscrit dans le sillage de Georg Lukacs et de sa critique de l’aliénation pour penser une théorie des besoins. André Gorz s’appuie sur le marxisme pour penser les enjeux écologiques et critiquer le productivisme.
La théorie des besoins répond à une question simple : de quoi avons-nous besoin ? Cette réflexion émerge durant la période des Trente glorieuses avec l’émergence de la « société de consommation ». Avec le développement économique, la consommation devient un but en soi, qui structure la vie sociale. Le productivisme débouche vers le « gaspillage ». La concurrence oblige à produire toujours davantage de marchandises en moins de temps. Gorz et Heller s’inscrivent dans la tradition de la critique de l’aliénation, qui comprend également des penseurs commeHenri Lefebvre ou Guy Debord. Ce courant dénonce le mode de vie marchand, avec les bienfaits supposés du progrès et le mal-être des individus. La théorie des besoins relie la critique de l’aliénation et l’écologie. Le sociologue Razmig Keucheyan explore ces réflexions dans son livre Les besoins artificiels.
Besoins et aliénation consumériste
Les besoins authentiques se distinguent des besoins artificiels. Manger, boire, se protéger du froid semblent indispensables. C’est lorsqu’ils ne sont pas satisfaits qu’ils se manifestent comme des besoins. La malnutrition reste un problème important en France et dans le monde. En revanche, les dépenses excessives des classes aisées reflètent une frénésie consumériste.
Karl Marx observe des besoins biologiques et historiques. Selon les périodes, les besoins ne sont pas les mêmes. Mais de nouveaux besoins, comme ceux apportés par la médecine, restent vitaux. Heller et Gorz tranchent avec le marxisme scientiste qui se contente d’analyser le capitalisme. Marx met en avant sa propre conception de la société. Le concept de besoin se révèle à la fois descriptif et normatif.
Tous les besoins authentiques ne sont pas biologiques. L’amour, la sexualité, l’autonomie, la créativité manuelle et intellectuelle, participer à la vie de la cité ou contempler la nature restent indispensables même si ce ne sont pas des besoins vitaux. Marx distingue la « valeur d’échange » de la « valeur d’usage ». La marchandise produite par le capitalisme correspond également à un besoin. « Si toute marchandise a une valeur d’usage et que tout usage répond à un besoin, c’est que le besoin est le fondement de la marchandise », décrit Razmig Keucheyan. Mais la marchandise peut aussi créer artificiellement le besoin qu’elle prétend assouvir.
La fatigue au liée au travail ne permet pas de développer des besoins sophistiqués, notamment dans les domaines de la culture et de la sexualité. Gorz insiste sur la réduction du temps de travail qui doit permettre aux individus de prendre soin d’eux-mêmes. La standardisation de la production débouche également vers un appauvrissement des besoins. Les mêmes marchandises sont produites en grande quantité.
La division du travail confine les individus dans des tâches répétitives. Ce qui empêche l’épanouissement. « Si votre emploi est abrutissant, ou s’il vous laisse peu de temps et d’énergie pour vous cultiver, les conséquences se feront ressentir dans votre vie amicale et amoureuse, qui sera amputée de certaines de ses potentialités », souligne Razmig Keucheyan. Contre la spécialisation, Marx propose de diversifier les activités au cours de la journée. Un individu doit pouvoir chasser, pêcher ou s’adonner à la critique sans se spécialiser. La division entre travail manuel et travail intellectuel doit être abolie.
Sortir du consumérisme
La consommation compulsive concerne toutes les classes sociales mais reste problématique surtout pour les bas revenus. La consommation semble liée à l’apparence et à l’identité sociale. Elle concerne surtout les vêtements, les bijoux et les cosmétiques. La consommation s’appuie également sur le modernisme qui incite à un renouveau permanent.
La garantie permet de faire réparer un objet acheté durant une période de 2 ans environ. Cette démarche s’oppose à la logique de l’obsolescence programmée. Mais la garantie permet surtout au producteur d’assurer au client la qualité de sa marchandise. Des extensions de garantie deviennent même un commerce sur la même logique que les assurances face aux risques. Mais les associations de consommateurs luttent pour une augmentation gratuite de la garantie pour limiter l’obsolescence programmée.
L’anticapitalisme doit penser de nouveaux objets. Les biens émancipés doivent être robustes. Ils doivent être réutilisables et leur usage doit être peu polluant, contrairement aux voitures actuelles. La robustesse doit être évaluée au cas par cas. « Des analyses de “cycles de vie” des produits doivent être élaborées par des instances compétentes, comme l’Ademe. Elles permettront d’évaluer les nuisances à différents “moments” de la vie de la marchandise, et ainsi de décider ce qui doit être produit ou non », propose Razmig Keucheyan.
Un bien émancipé doit être démontable. Il peut alors être facilement réparé par son utilisateur. Ensuite, les composants et logiciels doivent être compatibles, comme les chargeurs avec les téléphones portables. Ce programme réformiste reste dans le cadre du capitalisme, mais il tente de valoriser la valeur d’usage sur la valeur d’échange. « La propriété privée et les inégalités qui l’accompagnent ne seraient pas toujours abolies, mais on aurait fait un premier pas en direction d’un monde postcapitaliste », assume Razmig Keucheyan en bon réformiste.
Un communisme du luxe émerge avec la Commune de 1871. Ce « luxe communal » refuse la séparation entre l’art et les objets du quotidien. William Morris, révolutionnaire et fondateur du design, relie les beaux-arts et les arts décoratifs. Il aspire à résorber la division entre l’art et la vie. C’est le processus créatif qui doit être valorisé, et non son résultat. Chaque individu doit pouvoir devenir un artiste et exprimer sa créativité. La critique de la vie quotidienne, notamment portée par les situationnistes, vise également à remettre en cause la séparation entre l’art et la vie.
De nouvelles alliances doivent se créer entre le mouvement ouvrier et le mouvement écologiste. Une séparation s’observe. Les syndicats défendent l’emploi et l’industrie, au détriment d’autres préoccupations. Les écologistes se focalisent sur la pollution, les risques industriels et les effets néfastes de l’activité économique. Du Front populaire de 1936 au Conseil national de la Résistance (CNR) de 1945, la CGT construit sont identité idéologique fondée sur une lecture productiviste du marxisme. Mais le dérèglement climatique et les inégalités environnementales peuvent créer des liens entre les luttes sociales et écologistes.
Les usines et les industries sont remplacées par la logistique et les entrepôts. Le capitalisme moderne repose sur le stockage et les flux de marchandise. « Aujourd’hui, en somme, comme a raison de le dire le Comité invisible, le pouvoir est logistique. A mesure que le capital se mondialise, que les chaînes globales de valeur s’allongent et se complexifient, la logistique revêt un enjeu économique central », analyse Razmig Keucheyan. Mais le blocage des flux doit passer par des liens avec la nouvelle classe ouvrière exploitée dans les entrepôts logistiques.
Théorie des besoins et stratégies politiques
Plusieurs stratégies s’esquissent pour sortir de la catastrophe écologiste. La piste réformiste insiste sur les énergies renouvelables, comme le propose le Manifeste negaWatt. Ce texte évoque la question des besoins, mais de manière superficielle. Les besoins vitaux se distinguent des besoins nuisibles. Mais aucun élément ne permet de distinguer ces deux types de besoins. « L’urgence est de mettre en délibération les besoins relevant des secteurs économiques dont l’impact sur l’environnement est le plus élevé », propose Razmig Keucheyan. La transition écologique ne doit pas sombrer dans la tyrannie technocratique avec des mesures imposées par des ingénieurs.
La dictature des besoins avec la planification écologique reste une autre piste. Néanmoins, les individus deviennent contrôlés. Ils ne sont plus libres et autonomes. C’est l’État qui impose de manière autoritaire une politique censée représenter l’intérêt général. La dictature sur les besoins est définie par une bureaucratie coupée de la société. Mais les plateformes numériques peuvent également orienter les besoins des consommateurs.
Les associations de consommateurs peuvent agir avec les syndicats. Ce qui permet d’éviter la séparation entre producteurs et consommateurs. « L’objectif de ces associations serait de délibérer sur les besoins : que produire pour satisfaire quels besoins ? Et d’imposer par le rapport de force aux capitalistes une structure des besoins soutenable et universalisable », précise Razmig Keucheyan.
L’anarchiste Murray Bookchin propose une relocalisation de la vie sociale à l’échelle des villes et des régions. Il développe le modèle du municipalisme libertaire. Des conseils de quartiers émergent en 1871 au moment de la Commune de Paris. Les processus révolutionnaires du XXe, comme en Russie ou en Allemagne relient l’ancrage local avec l’appropriation collective des moyens de production. La propriété privée des entreprises est supprimée.
Les conseils ouvriers permettent une réorganisation de l’économie. Les soviets russes restent très divers. Des conseils d’usine, de quartier, de soldats émergent de manière spontanée. Les conseils d’usine organisent la production. Les conseils de quartier agissent sur la vie quotidienne avec le ravitaillement, le logement, la garde des enfants. Ces différents conseils se fédèrent pour décider sur les enjeux plus globaux. Ces structures auto-organisées doivent permettre de débattre et de décider sur la production et la satisfaction des besoins.
Marxisme et écologie
La grande qualité de Razmig Keucheyan consiste à introduire les réflexions marxistes pour éclairer les enjeux écologistes. La littérature sur le sujet sombre dans la bouillie alternativiste ou dans l’imposture de la collapsologie. Razmig Keucheyan refuse de séparer la consommation de la production. Se focaliser uniquement sur la sphère de la consommation individuelle empêche d’analyser le problème du productivisme dans sa globalité. Razmig Keucheyan renoue avec la belle tradition de la critique de la vie quotidienne. Le marxisme attaque l’exploitation mais aussi l’aliénation. La logique marchande colonise tous les aspects de la vie, y compris dans la consommation. Ensuite, Razmig Keucheyan réintroduit la question stratégique. Les constats sinistres des experts et des militants ne permettent pas de sortir de l’impasse. Mais, en dehors de la fin du monde, peu de perspectives d’avenir se dessinent. Razmig Keucheyan insiste sur l’importance d’élaborer une stratégie pour agir et éviter le pire.
Néanmoins, Razmig Keucheyan ne propose pas une stratégie clairement révolutionnaire. Ses pistes s’inscrivent souvent dans une perspective réformiste. Il reprend le terme confus de « transition écologique ». On peut comprendre la nécessité d’agir rapidement, même par des petits pas. Néanmoins, le réformisme reste une impasse à attaquer. Le Green New Deal et autres supercheries à la mode ne tiennent pas compte de la gravité de la crise du capitalisme. Comme dans la Grèce dirigée par l’extrême-gauche, les États ne peuvent que se contenter de gérer la crise. Les institutions ne permettent plus de véritables changements. Ensuite, la catastrophe écologique suppose un peu plus que quelques rustines. Seul un changement radical pourra permettre de sauver la planète. C’est le capitalisme, avec son modèle productiviste et consumériste, qu’il faut détruire. Et de manière urgente et irréversible.
Razmig Keucheyan esquisse quelques pistes un peu plus audacieuses qui ne passent pas par l’Etat ou des experts. Il propose de remobiliser la société civile avec des associations de producteurs-consommateurs sur le modèle du syndicalisme. Par facilité, il élude la question de la bureaucratisation de telles organisations. Si les syndicats et les associations de consommateurs sont aussi inoffensifs, ce n’est pas un hasard. Dans un élan de confusionnisme, il associe les conseils ouvriers et le municipalisme libertaire pour évoquer une démocratie plus locale. Le tout mélangé avec des budgets participatifs dépoussiérés depuis la mode altermondialiste. Le sociologue mêle banale gestion de la catastrophe et abolition du monde marchand dans la plus grande confusion.
Certes, il semble important de réorganiser la société depuis l’échelle locale. Mais Razmig Keucheyan élude l’importance de la lutte et de la révolte sociale. Les conseils ouvriers émergent dans des périodes révolutionnaires. Ils ne sont pas créés par des théoriciens mais expriment le désir d’auto-organisation du prolétariat. Sortir du consumérisme suppose clairement la multiplication de révoltes sociales avec la perspective d’une rupture avec la logique marchande. Ce sont effectivement les structures issues de vagues révolutionnaires qui pourront réorganiser la société.
Source : Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, Zones – La Découverte, 2019
Extrait publié sur le site de la revue Contretemps
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Razmig Keucheyan et Judith Bernard, Les Besoins artificiels, émission Hors-série diffusée le 7 septembre 2019
Vidéo : Razmig Keucheyan : « Je suis pour la planification, c’est-à-dire un contrôle politique des processus productifs », entretien avec Pierre Jacquemain, publié sur le site de la revue Regards le 11 octobre 2019
Vidéo : Comment distinguer les besoins réels des besoins superflus ?, émission diffusée sur France Culture le 18 septembre 2019
Vidéo : Et si on abolissait l’obsolescence programmée ?, émission Le comité des idées dangereuses diffusée le 6 octobre 2019
Vidéo : Fabien Escalona, Peut-on être marxiste et écolo ?, débat avec Razmig Keucheyan et Fabrice Flipo diffusé sur Mediapart le 7 août 2018
Vidéo : Leur écologie et la nôtre, quarante ans après, diffusée par les Amis du Monde diplomatique le 8 décembre 2016
Vidéo : Razmig Keucheyan, Cédric Durand, Bifurcation écologique, Audition niche parlementaire 2020 mise en ligne sur le site de la France insoumise le 31 janvier 2020
Vidéo : Faire face à l’urgence écologique : réflexions sur l’écosocialisme, séance des Universités Populaires de la France insoumise diffusée le 4 décembre 2016
Radio : Sortir du consumérisme et engager la transition écologique, émission diffusée sur France Inter le 14 novembre 2019
Radio : Consumérisme et anticonsumérisme. Discussion avec Carole, de boycott citoyen, et Razmig Keucheyan, émission Zoom écologie du 26 septembre 2019
Radio : émission sur Les besoins artificiels diffusée sur France Culture
Razmig Keucheyan, Ce dont nous avons (vraiment) besoin, publié dans le journalLe Monde diplomatique de février 2017
Razmig Keucheyan, De la pacotille aux choses qui durent, publié dans le journal Le Monde diplomatique de septembre 2019
Antonin Cheron, R. Keucheyan. Pour une critique du consumérisme, publié sur le site Révolution Permanente le 23 février 2020
Razmig Keucheyan : « Nous avons atteint le stade suprême du consumérisme », Interview avec Simon Blin publié sur le site du journal Libération le 27 septembre 2019
La transition écologique suppose de sortir du productivisme et du consumérisme, entretien avec Sandrine Samii publié dans le site du Magazine littéraire le 17 septembre 2019
Jean-Pierre Tuquoi, En finir avec les besoins artificiels… prendra du temps, publié sur le site Reporterre le 4 novembre 2019
Baptiste Eychart, Étendre l’anticapitalisme aux objets : une nouvelle lecture des besoins, publié sur le site du journal Les Lettres Françaises le 5 avril 2020
Clémentine Autain a lu Les besoins artificiels de Razmig Keucheyan, publié sur le site Le fil des communs le 19 novembre 2019
Jean Rouzaud, Besoins artificiels et piège consumériste, publié sur le site de Nova le 1er octobre 2019
Alexandre Klein, Note de lecture publiée sur le site Liens Socio le 2 novembre 2019
Benoît Hervieu-Léger, Note de lecture publiée sur le site du magazine Sciences Humaines en octobre 2019
Note de lecture publiée sur le site Bibliothèque Fahrenheit 451, le 8 octobre 2019