Pour un communisme pandémique

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SOURCE : Acta

Covid-Marx. Pour un communisme pandémique

L’organisation du confinement auquel l’épidémie de Covid-19 nous contraint est une version paroxystique de l’isolement individualiste qui caractérise la société bourgeoise. Notre monde semble peuplé d’atomes évitant à tout prix le contact avec autrui, sauf si les besoins de première nécessité l’obligent. Face à cette situation, on peut se sentir au pied du mur, coincé dans un rêve qui n’est pas le nôtre. C’est le rêve de Margareth Thatcher : « La société n’existe pas. Il y a seulement les individus, hommes et femmes, et leurs familles ». Vraiment ?

Pour répondre à cette question nous partons de l’adage marxien : « L’homme est au sens le plus littéral un zoon politikon, non seulement un animal sociable, mais encore un animal qui ne peut s’isoler que dans la société ». Écrits au XIXe siècle en réponse aux « robinsonnades » des économistes bourgeois, ces mots nous disent quelque chose de la crise actuelle. Pour en approfondir la compréhension, nous les complétons par une autre affirmation de Marx qui précède dans le texte celle que nous citions, reportée ici avec une légère variation : « Mais l’époque qui engendre cette manière de vivre, celle de l’individu isolé, est précisément celle où les rapports sociaux (revêtant de ce point de vue un caractère général) ont atteint le plus grand développement qu’ils aient connu »1 (nous avons remplacé le point de vue par manière de vivre).

Malgré un paradoxe évident, je veux mettre en avant le fait que l’isolement qui nous permet d’éviter la contagion, requiert le niveau le plus élevé de développement des rapports sociaux. Dans notre société, la production de biens de première nécessité ne se fait plus à partir de petites unités productives auto-suffisantes, comme c’était le cas des sociétés paysannes pré-capitalistes. La plupart des biens de consommation sont issus de chaînes productives longues et internationalisées. Derrière la production et la distribution de chaque produit se cache la mise en relation d’une multiplicité d’individus, d’organisations, d’unités productives. Même en limitant notre consommation au strict minimum, il est évident que chaque interaction nécessaire pour assurer notre subsistance présente un risque de contagion. Il faudrait atteindre un niveau extrêmement élevé d’intégration économique, sociale et politique pour faire tourner une machine aussi complexe, au service de tous les individus pris séparément, en assurant leurs besoins matériels tout en minimisant l’exposition au virus.

Covid-Marx. Pour un communisme pandémique

Sans plus de détours, n’ayons pas peur d’affirmer que la situation requiert un système qui s’apparenterait au communisme pour répondre efficacement à la pandémie sans risquer de régresser socialement. Nous avons besoin d’une société qui s’établisse sur la base du mot d’ordre marxien : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » (Critique du programme de Gotha). En somme, un modèle social qui tiendrait compte des besoins de tout le monde, tant médicaux que socio-économiques : une assistance étendue à travers des services de santé organisés territorialement, des soins adéquats dans les hôpitaux, une aide décente pour ceux qui ont perdu leurs revenus et leur travail, des distributions individuelles de biens et de services, surtout pour les personnes les plus exposées, etc. Mais pour fonctionner, cette organisation implique une contrepartie : « de chacun selon ses moyens ». Chacun devrait agir, dans les limites de ses capacités, pour répondre aux nécessités collectives.

Évidemment, tout cela n’adviendra que si les producteurs associés ont les moyens de s’organiser par eux-mêmes sur leurs territoires. Nous visons donc une production qui se concentre sur les filières essentielles, qui puisse être reconvertie, si nécessaire, qui sauvegarde les circuits courts, même si cela occasionne une perte de productivité, et globalement une distribution équitable des biens de première nécessité. N’ayons pas peur de le dire, nous imaginons là une coordination qui constituerait les premières racines d’une authentique « communauté humaine », aux antipodes de la production actuelle basées sur des filières internationales.

Toutefois le « règne de la liberté » incarné dans la « communauté humaine » est encore loin. Avant cela, il nous faut apprendre à gérer de manière adéquate le « règne de la nécessité ». Notre société oublie trop souvent que la production est un « échange organique entre l’homme et la nature ». Perdus dans l’illusion d’une croissance sans fin, nous oublions que c’est la nature qui pose les limites de notre action individuelle ou sociale. Depuis qu’il est entré sur la scène de l’histoire, le capitaliste n’a qu’une seule obsession : l’auto-valorisation continue de son capital. Et tout le système a suivi. Plus récemment, nous nous sommes transformés en adorateurs du fétiche par excellence : le capital fictif. Nous parlons bien sûr de la finance, qui semble proliférer à l’infini sans se soucier des drames qu’elle occasionne dans le monde matériel. De l’argent qui produit de l’argent, rien de plus. Mais nous sommes encore menacés par une autre illusion, post-moderne en tous points : celle qu’engendre la dématérialisation des outils et des procès de travail.

Le Covid-19 nous oblige à voir la réalité en face : les mécanismes du capital échappent à notre contrôle individuel et social. La pandémie nous rappelle que si nous traitons la nature comme un larbin corvéable à merci, elle peut aussi être un bourreau. En affrontant la diffusion du coronavirus et ses conséquences socio-économiques, nous nous heurtons à un phénomène naturel que nous ne pouvons ni manipuler ni éliminer comme bon nous semble et dont on ne peut traiter que les effets. Dans ce contexte, la seule liberté possible est celle évoquée par Marx quand il affirme qu’on ne peut abolir le règne de la nécessité :

« Les producteurs associés – l’homme socialisé – règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. »2

Covid-Marx. Pour un communisme pandémique

On pourrait nous accuser de divaguer. Or, toute crise profonde des rapports sociaux, peu importe sa cause, suspend le cours normal des choses et ouvre temporairement la voie à des possibilités inédites. C’est dans cet intervalle que le monde peut prendre un tournant décisif, entre le renouveau et l’apocalypse, le socialisme et la barbarie. Pour être réaliste, il semble que ce soit la barbarie qui l’emporte pour l’instant. Si la société n’existe pas et qu’il n’y a que des individus, il est légitime de croire au laissez-faire de l’immunité de masse, le darwinisme social à l’état pur. Si nos dirigeants nous font avaler des mensonges convaincants, ces derniers doivent néanmoins se plier à un principe de réalité. La société dévoile enfin son vrai visage et assume les caractéristiques d’un Léviathan autoritaire qui règle chaque aspect de la vie individuelle. Gare à qui sort de chez soi !

Tant que l’individu et la société apparaissent comme des entités séparées, la jonction entre l’organisation sociale et la vie individuelle semble intrinsèquement oppressive. Si cette apparence est bien réelle, elle est aussi trompeuse. Dans la société « concrète », nous sommes tous des individus, mais il y en a qui le sont plus que d’autres : seules les entreprises bénéficient d’un laissez-faire, tandis que le reste de la vie sociale est soumis à une réglementation stricte.

Mais nous ne devrions pas être surpris : « Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s’inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société » (Karl Marx, Le Capital, Livre I). Ceci devrait être un lieu commun depuis longtemps, au moins pour les adeptes du marxisme. Aujourd’hui plus que jamais, nous risquons tous d’être submergés par ce déluge. Jamais nous n’avons eu preuve plus évidente que la reproduction du capital est en contradiction avec la reproduction sociale dans sa totalité, c’est-à-dire avec la survie et la santé de chacun. Les travailleurs doivent soit aller au travail, même privés de tout dispositif de protection, soit être placés en quarantaine s’ils sont infectés, même en étant seuls et sans ressources. Et tant mieux si les plus âgés meurent dans les Ehpad, ça résout le problème des retraites !

Vous pensez qu’on va trop loin ? Attardons nous d’abord sur le fait que la crise que nous traversons va durer longtemps : tant au niveau de l’urgence épidémiologique – « La question n’est pas de savoir s’il y aura une deuxième vague, la vraie question est de savoir si nous aurons retenu la leçon », affirme Hans Kluge, directeur de l’OMS en Europe – que du point de vue des conséquences socio-économiques – le FMI prévoit pour cette année une chute du PIB italien de 9,1 % et de 3 % au niveau mondial. A posteriori, nous savons aujourd’hui que les épidémiologistes s’attendaient à une pandémie depuis longtemps. Les conditions qui l’ont provoquée ne vont pas disparaître une fois qu’on aura dompté le Covid-19. Cette situation pourrait parfaitement se reproduire.

Comme toujours, le capital se réorganise au travers des crises. Tout en se heurtant à ses propres limites physiques, il cherche de nouvelles réponses à son insatiable désir d’exploitation. La situation actuelle va bouleverser l’équilibre et les rapports de force entre les fractions du capital. Ceux qui ont arrêté la production moins longtemps, ceux qui n’ont rien fait et ceux qui pourront être aidés par les États, auront des avantages décisifs dans la concurrence internationale du marché. Les capitalistes sont des vampires assoiffés de sang, même contaminé. C’est le fonctionnement de ce modèle économique qui l’exige : entre les diverses fractions du capital, la guerre est permanente et peut être fatale pour certains capitaux. Mais ce n’était qu’un épisode de l’histoire, puisque les rapports de force entre capital et travail vont être transformés. Pour ne donner qu’un exemple, on expérimente à grande échelle une utilisation du télétravail qui augmente la durée et l’intensité de la journée de travail tout en diminuant les coûts de fonctionnement du capital. Une véritable aubaine pour ces Messieurs, sans compter l’utilisation probable de la distanciation et des procédures de traçage des « personnes à risques » comme outils de contrôle social. Heureusement, on observe aussi des signes d’une autre nature : les grèves spontanées dans les usines ou les forme embryonnaires d’auto-organisation pour faire collectivement face à nos besoins matériels.

Le capital récolte ce qu’il a semé. Nous devons prendre le temps de réfléchir pour comprendre les dynamiques qui traversent la crise actuelle et ses caractéristiques inédites. C’est une nécessité à laquelle on ne peut pas répondre en calquant une vieille grille de lecture sur une situation nouvelle. Reprendre le travail de Marx, comme nous l’avons fait dans cet article, aide mais ne suffit pas. Et nous avons désespérément besoin d’aide, car nous sommes en face d’une urgence politique à laquelle nous ne pouvons pas nous soustraire. La locomotive de l’histoire a accéléré en faisant fi des risques de déraillement, toujours plus menaçants. Personne ne peut descendre. Il faut tirer le frein d’urgence pour repartir ensuite vers une direction différente, qui, sous beaucoup d’aspects, demeure encore inconnue.

Fabio Ciabatti (ce texte a initialement été publié sur le site Carmilla online).

Covid-Marx. Pour un communisme pandémique
  1. Karl Marx, Introduction à la critique de l’économie politique.
  2. Karl Marx, Le Capital (1867), trad. J. Roy, revue par M. Subel ; « Le processus d’ensemble du capital », trad. M. Jacob, M.Subel, S. Voute, in Oeuvres, tome II. Économie, II, Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, pp. 1487-1488.

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