Robert Boyer : Plan de survie

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SOURCE : Esprit

L’économie est devenue une science de l’ingénierie sociale. Mais la question écologique peut la faire évoluer, avec la question sociale, et si de nouvelles institutions politiques prennent en compte le long terme.

La théorie de la régulation reste l’une des tentatives les plus intéressantes de décloisonner la science économique et de l’inscrire dans une vision historique de l’évolution des sociétés. Cette approche a notamment permis de comprendre la crise du modèle fordiste comme une crise systémique, caractérisée par le divorce entre la croissance économique et le progrès social[1]. Or on a le sentiment que la pensée économique n’a pas durablement profité de cette ouverture et que la discipline est plus que jamais close sur elle-même…

Nous ne sommes toujours pas sortis de la crise systémique que vous évoquez. Dans un article de 1983, Hugues Bertrand explique que la domination de la section exportatrice a érodé la cohérence du système productif et que l’extraversion de l’économie a accusé la divergence des intérêts, au point qu’aucun compromis institutionnalisé, susceptible de renouer avec la croissance, ne s’est dégagé[2].

Pour surmonter cette crise, deux stratégies se sont développées : soit, comme Tony Blair, on essaie de restaurer l’efficacité du marché et on donne à l’État un rôle minime, celui d’effectuer les ajustements nécessaires ; soit on tente d’étendre au niveau européen la même politique que celle qui a montré ses limites au niveau national. Les gouvernements qui ont choisi cette dernière stratégie ont échoué. Elle est en effet illusoire et révèle une lacune dans la compréhension de la diversité des modes de régulation en Europe. Les différences entre les pays sont trop importantes pour que l’on puisse espérer s’entendre, ne serait-ce qu’avec notre voisin allemand, sur une convergence vers un modèle économique commun. L’élite française voit le monde à son image, en oubliant la particularité de son modèle.

Vous avez raison de dire que la science économique n’a pas capitalisé sur notre travail. En 1973, le champ académique était cloisonné entre keynésiens, monétaristes, néoclassiques, schumpétériens et divers courants marxistes. Face à l’essoufflement de l’économie dite standard, mes collègues et moi avons entrepris de créer quelque chose de neuf. Nous avons compris que l’économie, telle qu’elle était pratiquée, ne prenait pas en compte les situations historiques. En effet, sa stratégie était simple : des concepts généraux, pensés a priori, définissent ce qu’est une économie de marché, avant d’être appliqués, invariablement et de manière mécanique, à différentes situations. C’est pour cette raison que de nombreux économistes considèrent la crise comme l’écart entre l’économie de la théorie pure et la configuration effectivement observée. Les économistes sont très souvent les défenseurs de la théorie : selon eux, il suffirait de suivre à la lettre les préceptes établis pour que le monde soit florissant !

Un collègue de promotion, éminent néoclassique, m’a un jour confié : « Plus ça va, moins je comprends… » Je lui ai répondu : « C’est le contraire pour moi ! » Le cadre de l’économie néoclassique n’est plus réellement analytique : il est devenu essentiellement normatif. Le néoclassicisme tente de transformer l’économie, de la plier à une vision théorique. L’école de la régulation, au contraire, analyse les faits historiques et intègre à sa réflexion tout ce que l’école néoclassique considère comme des impuretés et des imperfections qu’il revient à la politique économique de réduire.

Comment expliquer la naïveté épistémologique des économistes ? Ou faudrait-il plutôt évoquer une forme de corruption de la discipline ?

Aujourd’hui, les grandes écoles comme l’Ensae ou Polytechnique forment des ingénieurs qui peuvent résoudre une grande variété de problèmes. Mais on ne pose que rarement les bonnes questions ! Il n’y a malheureusement plus beaucoup de théoriciens, mais seulement des techniciens qui, dans une sorte d’engrenage mégalomane, imaginent des modèles génériques supposés irrécusables, qui ne prennent pas appui sur l’histoire des sociétés. Quand j’ai commencé mes études d’économie, cette discipline était affiliée au droit… Petit à petit, et plus particulièrement aux États-Unis, le champ s’est autonomisé et nous avons vu s’instaurer une division du travail. L’économie est alors devenue une science de l’ingénierie sociale. Ainsi, Paul Samuelson pensait pouvoir résoudre tout problème économique à l’aide d’équations différentielles… À cause de la professionnalisation de la discipline, les économistes ne cherchent plus le vrai, le véridique, le vraisemblable, mais ils communiquent par des modèles conformes aux canons de la discipline. Il s’agit avant tout pour eux d’être au centre de la profession et, pour les plus ambitieux, de décrocher le prix Nobel.

Je ne parlerais pas de corruption, plutôt de l’avènement d’une caste, avec ses luttes de pouvoir et ses chapelles, dominée par ceux qui ont la capacité de produire de nouvelles problématiques, à savoir les chercheurs établis dans les universités américaines. Dans chaque pays, on trouve des opposants à cette hégémonie académique, mais ils sont rarement écoutés car aux marges de la discipline.

Le succès économique sans ouverture politique de la Chine a-t-il incité les économistes à réfléchir autrement ?

Nullement. Ils s’étonnent que l’économie chinoise soit encore entièrement sous contrôle du Parti communiste et qu’elle soit pourtant aussi dynamique. La nouvelle économie institutionnelle prétendait encore, en 2018, que la Chine ne pourrait pas connaître de croissance durable, en raison de l’absence de clarté dans la définition et la défense des droits de propriété. Affirmer cela, après que la Chine a connu quarante années de croissance consécutives, est-ce bien raisonnable ?

Aujourd’hui, dans certains courants, plus on est dogmatique, plus on a du succès. Alors que, dans les années 1930, il y avait un véritable bouillonnement d’idées, aujourd’hui, chacun persiste et signe dans la défense de son modèle. On peut parler d’un effet pervers, voire d’une anomie, de la division du travail. Le champ des recherches en économie s’est autonomisé, et il donne l’impression d’être en pilotage automatique avec pour boussole la bibliométrie.

Cette situation d’hégémonie est d’autant plus surprenante que la crise financière de 2008 a mal été anticipée par les économistes, ce qui n’a pas échappé à l’opinion publique, sinon aux décideurs. Par ailleurs, depuis quelques années, un nombre croissant de personnes s’interrogent ouvertement sur la poursuite de la croissance et sur la pertinence des représentations du monde véhiculées par la science économique. Les économistes ont-ils conscience de la profondeur des remises en cause ?

Les économistes néoclassiques ne veulent rien entendre. L’un d’entre eux a affirmé que la crise de 2008 a été provoquée par un choc exogène de productivité dans le secteur du bâtiment : c’est à pleurer ! On prend la conséquence pour la cause. Robert Lucas fait la même analyse pour la crise des années 1930 : son analyse suppose que, du jour au lendemain, les ingénieurs ont oublié les techniques de production qu’ils mettaient en œuvre la veille encore.

Les néoclassiques pensent que, pour produire une grande crise, il faut un grand choc, alors que les régulationnistes considèrent que, dans certaines configurations, un petit choc suffit. En 2008, ces derniers se sont dit : « C’est le retour de l’histoire, notre tour arrive ! » Mais nous avons vite déchanté : après une brève période de flottement, les gouvernements ont fait le choix de retourner à la case départ. Le champ académique est resté peu inventif : épistémologie et méthodologie n’ont pas bougé d’un iota. En réalité, le cadre analytique néoclassique continue à être le point de départ de la plupart des recherches en économie, ce qui rend aveugle sur nombre de phénomènes majeurs. La pensée dominante tend à considérer qu’il existe un point d’équilibre dans tout système. À partir de là, toute fluctuation est un écart par rapport au point d’équilibre, vers lequel il convient de retourner.

En 2000, j’avançais l’hypothèse selon laquelle la prochaine crise adviendrait après une forte accélération de la croissance, de façon endogène, dans un pays anglo-saxon, car la domination de la financiarisation y induisait une fragilité structurelle[3]. Je n’avais pas complètement tort ! Beaucoup d’économistes hétérodoxes ont cité cet article mais, pour les mandarins de la discipline, cet article n’a aucun intérêt. Le noyau dur de la profession joue sur deux tableaux : se prétendant éclectique, elle défend en fait une position intenable avec acharnement. Le système en place est élitiste, craint la concurrence et défend de façon corporatiste une discipline qui se présente abusivement comme une science.

La commission Stiglitz, réunie par Nicolas Sarkozy, a présenté des conclusions marquantes : battant en brèche le dogme de la substituabilité, elle recommande d’utiliser des indicateurs physiques pour mesurer la soutenabilité. Quel accueil les économistes font-ils à ces conclusions ? Plus généralement, pensez-vous que l’urgence écologique soit de nature à ébranler l’orthodoxie néoclassique ?

Lorsque le rapport du club de Rome, qui montrait à quel point la planète était en danger, a été publié en 1972[4], les néoclassiques ont invalidé son modèle, jugé non conforme aux critères académiques. Ces gens-là sont mariés à des fonctions de production avec substitution entre travail, capital, énergie et matières premières. De plus, pour eux, tout est réversible. Ils pensent que l’économie de marché peut s’adapter à n’importe quelle situation. Ils croient à la toute-puissance de l’innovation pour surmonter n’importe quel obstacle à la croissance. Quoi qu’il arrive, une innovation sera stimulée par les signaux de prix et permettra de régler les problèmes, aussi graves soient-ils.

La valeur d’une vie en bonne santé surpasse les bénéfices d’un surcroît de consommation.

Les conclusions de la commission Stiglitz n’ont ébranlé aucune des certitudes du noyau dur de la profession. Les économistes continuent à mettre en œuvre les trois piliers de la discipline, à savoir la stabilité de l’équilibre, la rationalité substantielle de tout comportement et la prévisibilité grâce à la rationalité des anticipations… Remettre en cause ces fondamentaux est impossible, cela reviendrait à dissoudre l’unité de la profession et à la réintégrer dans le champ des sciences sociales et, de fait, à altérer son incroyable résilience, due à son caractère autoréférentiel. Mais la question écologique peut faire évoluer cette position : si dix mille personnes meurent à cause de la pollution à Paris, les citoyens n’auront que faire du taux de croissance économique, car il s’agit d’une question de qualité de vie, voire de survie ! La valeur d’une vie en bonne santé surpasse les bénéfices d’un surcroît de consommation.

En économie, adopter un cadre analytique, c’est souvent mettre des œillères. La perspective néoclassique fonctionne un peu comme un rayon laser : « Je vois peu, mais je vois bien ! » J’ai de l’estime pour les chercheurs qui reconnaissent leurs erreurs. Mais dans ce domaine, personne n’avoue jamais s’être trompé. Les néoclassiques interprètent les échecs comme autant d’étapes à franchir vers un équilibre économique retrouvé. Dans quelques années, les chercheurs qui reliront les travaux néoclassiques seront ébahis par le caractère scolastique de cette discipline. Cet aveuglement s’explique par sa professionnalisation. Au sein d’un système autorégulé, structuré par le mode de sélection et la distribution des diplômes, les individus sont jugés par rapport à une norme disciplinaire et n’ont plus à cœur de faire œuvre pour la société.

Dans l’entre-deux-guerres par exemple, les économistes discutaient entre eux et entraient en concurrence pour produire une variété de cadres intellectuels. Aujourd’hui, la division du travail a engendré une anomie. Chacun essaie de travailler au mieux, mais sur des bases axiomatiques figées et des questions de plus en plus spécialisées.

Pourquoi le monde politique se laisse-t-il impressionner par les économistes ?

On assiste à ce que l’on pourrait appeler un terrorisme de la formalisation comme alpha et oméga de la discipline. Les mathématiques sont partout, mais tout dépend de la pertinence des hypothèses. Or elles tendent à devenir de plus en plus ad hoc. Des modèles impressionnants, bâtis sur des têtes d’épingles, parfois incompris par leurs propres auteurs, font autorité. Les politiques sont intoxiqués par l’apparence de l’économie comme une science exacte. Personnellement, j’ai eu un professeur d’histoire, inspiré par l’analyse marxiste, qui m’a très tôt initié à une approche historique et pluridisciplinaire. Bien sûr, ce n’est pas le cas pour la majorité des économistes. L’analyse historique et institutionnelle n’a pas la rigueur formelle de l’approche standard, mais elle gagne en pertinence. En un sens, les chercheurs régulationnistes ont réhabilité la primauté d’une réflexion conceptuelle par rapport à la formalisation. La trajectoire de Frédéric Lordon est exemplaire : il a commencé par construire des modèles économiques très techniques, avant de se diriger vers la philosophie politique pour éclairer les questions les plus brûlantes !

Les politiques sont intoxiqués par l’apparence de l’économie comme une science exacte.

Parmi les phénomènes émergents qui entrent difficilement dans le cadre de pensée standard des économistes, il faut mentionner l’économie collaborative et le développement des échanges pair à pair. L’exemple de la coproduction, qui rompt avec l’idée selon laquelle la valeur est fixée par la confrontation d’une offre et d’une demande, n’illustre-t-il pas le fait que la science économique devrait être réintégrée dans une science générale de l’échange (y compris les échanges sociaux non monétaires, et les interactions entre les activités économiques et la biosphère) ?

L’économie est insérée dans un système naturel, ce qui a été largement oublié lors des Trente Glorieuses. C’est que les économistes adorent s’affranchir de la prise en compte des flux de matières et d’énergie, car ils privilégient les flux immatériels, ceux de l’information par exemple. Dans les théories néoclassiques, il n’est pas question de la rente liée à l’exploitation des matières premières : tout est pensé comme profit. L’économiste tend à considérer que le mécanisme de prix doit être, partout et toujours, efficient, de sorte que sa devise semble être : « Donnez-moi un problème, et je le résoudrai en créant un marché. » Le dogme de la substituabilité et de la convertibilité en valeur monétaire pose un problème majeur à la compréhension des processus économiques.

L’économie est insérée dans un système naturel, ce qui a été largement oublié lors des Trente Glorieuses.

J’ai eu longtemps la conviction que la crise sociale précéderait la crise environnementale. L’irruption des Gilets jaunes suggère qu’elles ont probablement partie liée. En effet, pour pouvoir engager une action politique efficace sur le plan environnemental, il faudrait d’abord que la société soit plus égalitaire, et le monde moins polarisé entre nations riches et développées et pays pauvres. Alors seulement, on pourrait se poser la question de la survie de l’humanité. La sérialisation des individus par le numérique repose aussi la question de l’action collective et de l’intermédiation politique.

La colère sociale des Gilets jaunes n’est en rien un accident : un gouvernement demande à une fraction de la population de supporter un coût écologique supplémentaire, alors qu’elle a déjà du mal à assurer les dépenses rendues impératives par son mode de vie. Il faut aujourd’hui explorer un nouveau pacte social prenant en compte les questions environnementales. Cela appelle une intermédiation politique renouvelée dans ses modalités. Cependant, beaucoup d’hommes politiques ne semblent pas comprendre les enjeux actuels. Intellectuellement, nous sommes collectivement très en retard par rapport aux crises précédentes : dans les années 1930, fleurissaient utopies et projets de société. Aujourd’hui, seule l’économie verte fait figure d’utopie. Nous sommes aussi désarmés face aux crises qui se présentent, car manquent une totalisation de la connaissance et une perméabilité des champs disciplinaires. Les politiques ne font même plus de programme en bonne et due forme, car ils ne comptent que sur leur personnalité et leur charisme pour être élus. Ils sont devenus des showmen (et des showwomen) ! Ce monde est assez effrayant… Les théories individualistes dominent et gagnent en influence, alors que les interdépendances ne cessent de se renforcer et d’être à l’origine d’effets qualifiés de « pervers ».

L’excès de confiance en une discipline réputée scientifique et la balkanisation des savoirs ne permettent pas de proposer des projets à la hauteur de la situation, d’où une perte de qualité de l’offre politique. La jeunesse se mobilise, certes, mais les médiations politiques font encore défaut. À quand un Giec national qui fournisse une vision synthétique de tous les conflits qui traversent les sociétés ? La suppression du Commissariat général du Plan a été une grande erreur : ce cadre était idéal pour poser des diagnostics communs, pour proposer des solutions à long terme. Il alimentait des recherches originales suscitées par les problèmes économiques et sociaux émergents. Ainsi, en supprimant le Plan, on a coupé la tête pensante de l’interventionnisme public, de sorte que triomphe le court-termisme, marqué par des avancées puis des reculs des réformes, faute de concertation et d’anticipation de processus beaucoup plus complexes que par le passé.

Or aujourd’hui, c’est la cohérence des programmes d’action qui fait problème, ce qui explique les volte-face du présent gouvernement. Pensait-il vraiment que les dividendes des start-up allaient financer le carburant et le chauffage des Gilets jaunes ?

Il importe de forger de nouvelles institutions qui prennent en compte le long terme. Elles nécessitent la recherche puis l’adhésion à un nouveau compromis fondateur entre État et citoyens, comme l’ont fait certains pays. Au Danemark, le ministre des Finances gère dans le calme, de manière décentralisée et démocratique, avec les syndicats, les patrons et les citoyens, tant le court terme que l’anticipation des problèmes émergents. Une petite économie social-démocrate se doit de répartir équitablement tant les bénéfices que les risques de l’internationalisation. À cet égard, les Français sont passés d’une économie moyenne qui se croyait grande à une petite économie : il faut accepter ce déclassement et nous insérer dans la division internationale du travail, en tentant de surmonter les luttes partisanes pour retrouver le sens de l’intérêt général.

Mon espoir est que de jeunes chercheurs puissent se servir des résultats, mieux encore de la méthodologie de la théorie de la régulation, pour rendre intelligibles les transformations majeures qui s’annoncent. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, les étudiants s’ennuient, car le cursus en économie est devenu essentiellement technique, profondément inintéressant. Certes, ils iront à la Banque mondiale, auront de bons salaires, mais ils savent bien que leur action ne contribue pas réellement au bien commun. Et ce qui est terrible, c’est que les départements d’économie continuent de transmettre des modèles défaillants. Il se peut que la planète se réchauffe dangereusement, avant que les néoclassiques remettent en question leur approche, coupée de l’histoire et des sciences sociales.

En 2009, vous évoquiez le « wall-martisme », rapport social qui aurait succédé au fordisme, fondé sur la précarisation des salariés et la balkanisation des contrats du travail[5]. Dans quelle mesure la dynamique du capital associée à la révolution numérique affecte-t-elle aujourd’hui les rapports sociaux ? Sommes-nous passés à l’« ubérisme » ?

Dans la théorie néoclassique, il n’existe que des services du travail, mais pas de force de travail. Les plateformes numériques permettent une décomposition du travail en des tâches parcellaires, une délocalisation de l’activité et une nouvelle économie du temps. Avec l’ubérisation, on assiste à une sérialisation et à une individualisation du travail. La forme salaire est vidée de sens. Le prix payé est le prix du service du travail[6]. Le droit du travail, dans le même temps, cède la place au droit commercial, au sein duquel est nié tout conflit d’intérêts. Cette mutation participe de la stratégie de flexibilisation du travail, retarde les négociations sociales, précarise, déstabilise, fractionne les sociétés avec une efficacité économique douteuse. Toutes les connaissances sont captées par le niveau supérieur, de sorte que des doctorants peuvent en être réduits à livrer des pizzas à bicyclette. Bien que les gouvernements pensent que c’est une bonne chose pour flexibiliser l’emploi, de fait l’ubérisme accentue les déséquilibres et les inégalités : son développement contribue à accentuer la polarisation entre revenu du capital et revenu salarial.

Mais l’ubérisation n’est qu’un aspect de l’économie collaborative. Quelle place pour l’économie non monétaire de la connaissance aujourd’hui ? Quel rôle tient le partage des savoirs dans l’évolution des savoir-faire ?

Malheureusement, on s’aperçoit que Facebook et Google ont plus d’impact que Wikipédia, sont plus forts dans leur aptitude à monétiser l’information et à marchandiser la connaissance. Ce sont de véritables machines à accumuler le capital.

Michel Freyssenet, à l’opposé, a étudié un exemple de recomposition du travail fondée sur l’intelligence des opérateurs[7]. Dans l’usine Volvo d’Uddevalla, dans les années 1990, la fabrication d’une voiture par quatre cols blancs présentait des coûts inférieurs à la fabrication d’une voiture sur une chaîne de montage traditionnelle. Cela étant, le Pdg de Volvo a mis fin à la production collaborative pour ne pas subir la foudre des syndicats, alors que sa supériorité technique et économique était manifeste. Des innovations porteuses d’avenir existent, mais elles n’ont pas la capacité de s’imposer, du fait de la pesanteur de l’orthodoxie managériale…

La toute-puissance de l’impératif de profit implique la captation des savoir-faire et non pas le partage des connaissances. Le principe d’extension du rapport marchand domine partout. Faudra-t-il attendre la prochaine crise financière et économique pour que s’impose un modèle plus coopératif ? Comment se préparer à ce basculement ?

Propos recueillis par Bernard Perret

[1] - Michel Aglietta, Régulation et crise du capitalisme. L’expérience des États-Unis, Paris, Calmann-Lévy, 1976.

[2] - Hugues Bertrand, « Accumulation, régulation, crise : un modèle sectionnel théorique et appliqué », Revue économique, vol. 34, no 2, 1983, p. 305-343.

[3] - Robert Boyer, “Is a finance-led growth regime a viable alternative to Fordism? A preliminary analysis”, Economy and Society, vol. 29, no 1, 2000, p. 111-145.

[4] -  Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens III, The Limits to Growth: A Report to The Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, New York, Universe Books, 1972.

[5] - Robert Boyer, « Transformations et diversités du capitalisme. Entretien », Esprit, novembre 2009.

[6] - Voir Antonio Casilli, « De la classe virtuelle aux ouvriers du clic. La servicialisation du travail à l’heure des plateformes numériques », Esprit, mai 2019.

[7] - Michel Freyssenet, « La “production réflexive” : une alternative à la “production de masse” et à la “production au plus juste” ? », Sociologie du travail, 37e année, no 3, juillet-septembre 1995, p. 365-388.


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