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SOURCE : Blog de Harribey
JEAN-MARIE HARRIBEY
L’Insee a publié la semaine dernière une note d’information concernant l’évolution de l’économie française depuis le début de l’année[1]. Durant le premier trimestre, le PIB a diminué de 5,8 % par rapport au dernier trimestre de 2019. Comme le confinement s’étale sur le deuxième trimestre 2020, il est probable que la chute du PIB va se poursuivre. Le premier trimestre se termine en mars, or le confinement n’a commencé que le 17 de ce mois. Cela veut dire que l’estimation pour ce premier trimestre ne tient pas compte de toute la période de confinement et que le recul du PIB au deuxième trimestre devrait être plus fort encore. Ce sont les secteurs « non essentiels » qui se sont arrêtés de produire : celui de la construction a vu sa production se réduire de 12,6 %, et celui des biens manufacturés de 16,3 %. Dans l’ensemble, la consommation des ménages a baissé de 6,1 % et la formation brute de capital fixe des entreprises (FBCF, investissement brut) de 11,8 %.
Qu’apprennent ces données chiffrées, susceptibles d’être modifiées au fur et à mesure que les informations remontant de l’économie se préciseront ? Elles nous disent d’abord que l’économie connaît un coup de frein brutal inédit. Mais en sait-on davantage sur l’enchaînement des faits ? L’Insee procède à une décomposition du taux de variation négatif du PIB (-5,8 %). Ainsi, la demande totale (de consommation et d’investissement) contribue pour -6,6 points à la baisse du PIB, le commerce extérieur pour -0,2 point – les exportations ayant davantage chuté (-6,5 %) que les importations (-5,9 %) – ; la différence positive de 0,9 point est due à la variation des stocks (les entreprises vendant moins accumulent les stocks). Autrement dit, grosso modo, la baisse de la demande est donnée comme l’élément quasi exclusif composant la baisse du PIB.
C’est ici qu’il convient de faire une remarque méthodologique très importante : la décomposition du taux de variation du PIB en diverses « contributions » ne doit pas être interprétée comme une décomposition des causes de la baisse du PIB. Ce n’est pas parce que 6,6 points de baisse de la demande composent les 5,8 % de baisse du PIB que l’on peut dire que la baisse de la demande a causé la baisse du PIB. Cette interprétation serait fausse pour deux raisons.
Il n’y a pas eu un enchaînement des faits partant de la baisse de la consommation et de l’investissement pour aboutir à une baisse de la production. C’est plutôt dans l’ordre inverse que les choses se sont passées. Pour éviter une trop forte contagion par le Covid-19, on a décidé d’arrêter les productions considérées comme non essentielles. Le travail s’arrêtant partiellement, la production ralentit, les revenus distribués et les possibilités d’échange des marchandises sont moindres, la demande connaît à son tour un coup d’arrêt. Autrement dit, nous n’avons pas affaire à une crise de la demande au sens où on l’entend généralement, ni même à une crise d’offre. Ce n’est pas un choc d’offre comme une baisse de la rentabilité du capital qui aurait provoqué l’arrêt de l’économie. Ce n’est pas non plus un choc de demande qui aurait provoqué cet arrêt. On est dans un autre cas de figure, sans rapport avec une crise conjoncturelle définie comme une rupture de court terme de la croissance de l’économie. Personne ne peut dire aujourd’hui si la sortie de la pandémie et de ses effets économiques sera une affaire de court terme ou plus longue. Et heureusement, beaucoup d’observateurs s’accordent à dire que cette crise vient de loin, à la fois sur le plan sanitaire et sur le plan économique.
Il s’ensuit que, pour caractériser la situation actuelle, il faut sortir des catégories habituelles et la voir dans sa double dimension politique et systémique. Politique parce que la décision de confiner la société a touché au cœur le fonctionnement de l’économie : on arrête de travailler (au moins partiellement) et l’économie s’arrête. Systémique parce que cet arrêt se produit sur fond d’une crise qui met en cause la logique de la dynamique du capitalisme : les conditions sociales et écologiques de celle-ci sont menacées. Beaucoup de secteurs industriels sont en surproduction, les conditions d’emploi et des droits sociaux se dégradent de même que les conditions environnementales, toutes conditions que ne peuvent pallier durablement la financiarisation de l’économie ni, a fortiori, les politiques d’austérité ; à cela il faut ajouter l’affaissement des barrières naturelles entre les espèces animales et l’espèce humaine favorisant l’irruption des zoonoses. Une situation non conjoncturelle mais véritablement systémique.
On peut encore mettre en doute tant la capacité des catégories traditionnelles à saisir la nature de la crise que l’aptitude des conjoncturistes à prévoir avec les méthodes habituelles le comportement à venir des agents économiques. En effet, la Banque de France nous apprend que les ménages ont, pendant cet arrêt de l’économie, accru considérablement leurs dépôts bancaires, passant de 5,9 milliards d’euros par mois en temps normal (moyenne mensuelle de janvier 2017 à février 2020) à 19,6 milliards au mois de mars auxquels s’ajoutent 2,7 milliards sur le Livret A, soit environ 3,5 fois plus que d’habitude[2]. Les ménages se sont désendettés de 400 millions d’euros en mars, alors qu’ils s’endettent en moyenne de 6,5 milliards par mois. Du côté des entreprises, les dépôts bancaires sont passés de 3,4 milliards d’euros en moyenne par mois à 40,6 milliards en mars, tandis que leur endettement est passé de 4,5 milliards d’euros en moyenne par mois à 34,2 milliards en mars.
La Banque de France explique : « Cette envolée conjointe des crédits et des dépôts des sociétés non financières peut s’expliquer par le mécanisme selon lequel les “crédits font les dépôts”. Les entreprises ont anticipé une chute de leurs ventes en raison de la baisse de la consommation pendant la phase de confinement. Dans le même temps, elles ont dû assurer le paiement de leurs charges fixes, et régler les échéances liées à leurs transactions commerciales passées (paiement de leurs fournisseurs, paiement de leurs salariés pour la part non prise en charge par l’État dans le cadre du dispositif de financement du chômage partiel, etc.). Ainsi, pour sécuriser leur trésorerie elles ont largement emprunté en début de période, et la hausse de leurs dépôts représente dans une large mesure le décalage temporel entre la réception des fonds empruntés et leurs prévisions de décaissement à venir. »
Tous ces dépôts et le moindre endettement des ménages sont-ils en attente de reprise de la consommation et de l’investissement ? Ce n’est pas sûr si la crise est d’un autre ordre que conjoncturel. Et certains conjoncturistes craignent que ce ne soit pas le cas : « Un point important pour évaluer le rythme de cette reprise est de savoir comment ils vont se comporter. Pour faire repartir la machine, il faudrait qu’ils se remettent à consommer… Or il semble que ce n’est pas du tout ce qui se produit dans les pays qui ont déjà déconfiné, comme la Chine »[3]. Autrement dit, les non-dépenses d’aujourd’hui ne sont pas forcément reportées demain.
Le refus de considérer la crise actuelle comme conjoncturelle a des implications stratégiques : s’il y a indéniablement des problèmes d’urgence sociale à résoudre, l’économie ne devrait pas repartir comme avant, après avoir refermé la parenthèse du confinement. Puisque cette crise a mis en évidence l’importance des activités essentielles, la définition des nouvelles priorités autour des besoins sociaux, des services publics et de la transition écologique serait un beau sujet de débat politique.
[1] Insee, « Au premier trimestre 2020, le PIB chute de -5,8 % », Informations rapides, n° 2020-107, 30 avril 2020. Pour la méthodologie utilisée par l’Insee, voir « Comptes nationaux trimestriels, Méthodologie de la première estimation du T1 2020 ».
[2] Banque de France, « L’impact de la crise du Covid-19 sur la situation financière des la nages et des entreprises : une première photographie à partir des données monétaires et financières à fin mars 2020 », 29 avril 2020.
[3] Mathieu Plane, cité par Béatrice Madeline, « Plus forte baisse de l’activité en France depuis 1949 », Le Monde, 2 mai 2020.