AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Blog de Mediapart
Le déconfinement phase 1 à partir du 11 mai s’opère avec un arsenal de surveillance numérique : le fichier SIPEP des dépistage PCR et celui AMELIPRO qui seront remplis – contre rémunération – par les médecins libéraux, le Health Data Hub, ainsi que la très médiatisée application STOPCOVID début juin. Il s’agit là d’un dispositif acté sans débat démocratique substantiel, dont une grande partie de l’opposition et certains dans la majorité dénoncent les risques d’atteinte aux libertés individuelles via la collecte et le traitement des données.
Il nous semble que ce débat vif autour du traçage numérique cache le vrai enjeu de la santé de demain et de l’avenir de l’une de plus grandes industries globalisées. En effet, la vraie question n’est pas celle de l’utilisation ou pas d’une technologie de traçage, mais de la forme que nous allons donner à nos systèmes de santé demain.
Nous pensons qu’il est nécessaire de considérer, non seulement la santé, mais l’usage de données de santé comme un bien commun, c’est à dire un bien dont le fonctionnement et la valeur ne peut se comprendre et se piloter de manière atomisée. En effet, en santé comme dans l’habitat, l’agrégation du bien-être individuel détermine pour beaucoup le bien être collectif. Comme pour la mobilité ou l’énergie, les investissements industriels obligent à une vision collective. Comme pour la sécurité ou la défense, il est impensable que l’activité ne soit pas orientée par le pouvoir politique.
Bien avant les ressources matérielles, les informations personnelles sont au cœur d’une gestion collective de la santé. Alors qu’hier l’industrie de masse de la santé était affaire de bâtiments et de personnels, aujourd’hui, les nouvelles technologies font exploser cette approche en trois directions : la prévention, le diagnostic et les thérapies de masse, mais personnalisées. Ces trois orientations font un usage massif des données personnelles.
Mais comment faire pour que ces dernières constituent un patrimoine commun ? Nous relevons plusieurs freins à cette transformation indispensable.
Des obstacles à la collecte et au traitement des données
Premier obstacle: les données de santé sont parcellaires et souvent monopolisées par des acteurs déconnectés. Les publications scientifiques s’appuient sur des jeux de données restreints et limités. Et les délais des grandes enquêtes de type Discovery semblent interminables.
Par ailleurs, tout en revendiquant le respect les données personnelles, les politiques publiques utilisent, sans le dire, les données des opérateurs téléphoniques et récemment de Google Mobility. Les politiques publiques se cantonnent à faire du curatif, et restent aveugles en période de confinement généralisé. Aujourd’hui, à défaut de solution : l’Allemagne vient d’annoncer son intention d’utiliser les solutions Bluetooth de Google et d’Apple, quand en Angleterre la NHS va collaborer avec Palantir.
Ensuite, parce que les institutions de santé et de services sociaux n’ont plus, depuis longtemps, le monopole de la collecte de données sur les individus. Auparavant, elles étaient volontairement cloisonnées en silos pour protéger les populations et garantir leur anonymat. Aujourd’hui, les capteurs des données de santé sont déployés à l’échelle des individus dans les outils technologiques de firmes privées étrangères. Elles n’ont aucun fléchage explicite vers l’intérêt collectif mis à part un intérêt marchandisé.
Enfin, il manque la confiance comme condition essentielle. Lors d’une pandémie, d’une crise naturelle ou écologique, le seul facteur de résilience d’une société est la force et la confiance de ses institutions. Mais la confiance est aussi l’élément fondamental et nécessaire à l’adoption de toute invention technologique à l’heure du Bigdata et de l’intelligence artificielle. Rappelons que l’innovation, est certes une affaire de valeur ajoutée, mais c’est surtout le processus par lequel nous changeons nos pratiques ainsi que les règles partagées auxquelles nous attribuons collectivement notre confiance.
A l’heure où l’on parle d’investissements massifs dans l’hôpital et la santé, plutôt que de focaliser exclusivement notre attention sur les infrastructures physiques, il nous paraît crucial d’élargir notre regard aux institutions de confiance qui permettraient de faire de la santé l’affaire de tous, au service d’une politique de prévention des risques et d’amélioration du bien-être de la population.
Comment créer les « communs » de la santé de demain
La crise pandémique que nous vivons montre à quel point la santé doit continuer à être considérée comme un bien commun. Au lieu de céder des pans entiers de notre sécurité, de notre souveraineté et de notre économie à des multinationales monopolistiques, il est urgent de recréer les condition de confiance nécessaires à la gestion renouvelée de la santé comme bien commun, par des écosystème vertueux qui prennent en charge les données issues du système de soins, de la recherche et des individus eux-mêmes.
Depuis la naissance de la Sécurité sociale, la santé a été considérée comme un bien commun devant entretenir un lien régulé avec l’entreprise privée. Mais la transformation numérique qui s’impose dans tous les domaines de nos sociétés a lentement mais fermement commencé à changer cette vision d’après-guerre dans le sens d’une privatisation de la santé, avec les données personnelles comme cheval de Troie.
Ainsi, faire de la santé un bien commun à l’ère des datas nécessite de reconstruire le système de santé autour des données médicales, liées à la recherche et à la santé des individus. Ce bien commun doit être géré avec des règles et une gouvernance tripartite – économique, citoyenne et régalienne – et doit être ancré dans des structures locales, qui permettent l’émergence des business models respectueux du bien commun.
De façon plus globale, à l’heure où la chaîne de valeur de nombreux domaines (santé, transport, ville, énergie, éducation) est bouleversée, il est urgent d’entamer un processus de redéfinition de ces écosystèmes qui considère les enjeux collectifs, tant pour garantir la valeur sociale des activités que pour encourager l’émergence d’entreprises vertueuses en ligne avec les choix démocratiques de société.
L’ambition est énorme, tant les investissements en termes d’infrastructure et le régime d’exploitation sont sous le contrôle des acteurs privés, souvent globalisé et monopolistique, dont le premier réflexe n’est pas le développement de la valeur pour le collectif. Il s’agit là d’un vrai défi pour les années à venir, non pas tant technologique que politique et culturel, pour permettre de remettre l’abondance de données au service de l’intérêt collectif.
Signataires :
David Chopin, chef d’entreprise, intervenant au CNAM
Emilie Filion-Donato, sociologue
Alvaro Pina Stranger, Université Rennes 1
Aurélien Romano, journaliste indépendant
Maud Serpin, fondatrice de Curiouser, cabinet conseil en transformation numérique