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SOURCE : Paris luttes
Cette « crise » ne dévoile en réalité rien des immenses inégalités dont nous avons tous conscience, elle ne fait que les exacerber.
Hormis quelques exemples, certes, d’importance (USA – Brésil), rares furent les gouvernements qui défendirent explicitement le marché contre les vies humaines. L’ensemble des nations mondiales tentèrent de répondre par une contrariété souriante aux préoccupations d’une démographie d’électeurs, de clients. Et comme la France, un nombre assez conséquent d’autres nations se rabattirent finalement sur les mesures adoptées par les États d’Asie orientale. C’est ainsi, qu’après avoir sous-estimé pendant plusieurs semaines les risques de la maladie, nombre de ces nations optèrent pour une politique de dernières minutes, firent face à l’échec de la phase d’endiguement en limitant l’application de la méthode sud-coréenne à ses seules mesures coercitives, sans confinement sélectif, tests massifs des populations ni mesures sanitaires préalables, ou tout du moins, avec une confusion et un piétinement plutôt incontestable.
À l’ombre de la pesante rhétorique martiale, de la communication de crise mêlant rhétorique du contrôle des frontières et union sacrée, la patrie, le capital fignolent les plans du « monde d’après ». Car la phraséologie sentencieuse des souverains, indépendamment des platitudes qu’elle nous inflige, nous prédispose à un avenir déjà présent. Le problème n’est pas un problème national, de chauvinisme ou d’indignation mal placée. Nous avons besoin de sortir de l’analyse francocentrée. La contagion est planétaire, les conséquences, aussi.
Il n’est pas inutile de considérer combien une pandémie mondiale a su faire se focaliser l’attention sur autant de querelles nationales, de microphénomènes dérisoires et de faux débats. Chacun y est allé de son commentaire, de sa petite condition subjective ou de son opinion savante, stimulé par les brèves et les faits divers de narrateurs médiatiques contents d’engraisser de ressentiments des entailles préexistantes. Toutes les catégories de la sociologie bourgeoise se sont soudainement mises en avant, invoquant leurs petites transgressions sinistres ou les vertus de la domestication. Les mesures de confinement et de distanciation sociale, en plus d’avoir intensifié le nivellement « civique » et conformiste des citoyens entre eux, et d’avoir produit ou encourager (Argentine) des records de délation, ont significativement aplani les courbes de la raison et de l’empathie, faisant augmenter celles de l’amertume, du mépris. Car on ne peut pas traiter du confinement sans traiter des effets cumulatifs des inégalités urbaines, des conditions sociales, de la pauvreté, des concentrations de populations et des dimensions spatiales qui forment un territoire, un contexte. Dans cette administration capitaliste du monde, ni le confinement forcé ni les mesures de « distanciations sociales » ne sont des ordonnances neutres, dont l’adoption ne dépendrait que de la seule bonne volonté des individus à classer selon leurs degrés de civisme, de consentement, de solidarité ou d’abnégation. Partout, ces mesures trahissent une conception partielle et partiale de la réalité, pour le dire autrement, dépendent d’un mode de conscience classiste. Cette compréhension classiste se matérialise en politiques arbitraires et inéquitables, en violence de classe, qui équivaut à une recrudescence claire des provocations, des violences et des crimes policiers.
Les premières mesures de confinement se confrontent ainsi à des formes de résistance allant de la manifestation à de véritables scènes d’insurrections populaires. Irak, Chili, Tunisie, Inde : Répression.
La France, pendant plusieurs jours, connaît des mouvements de résistance sporadiques contre la multiplication des violences policières sur l’ensemble de son territoire. À titre d’illustration, des scènes de tortures, de harcèlements et d’homophobie adviennent en Ouganda. En Somalie, des protestataires se soulèvent après l’assassinat d’un des leurs. Philippines, Sri Lanka, El Salvador, République dominicaine, Pérou, Jordanie, Maroc, Hongrie, Ouzbékistan, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Cambodge, Sénégal. À la mi-avril, on recense plus de morts causés par les forces de l’ordre nigériennes que par la maladie elle-même.
La gestion capitaliste du confinement témoigne des mécanismes qui lui sont propres. Cette gestion, calquée sur une reproduction des hiérarchies sociales – affectation des rôles par la contrainte et préservation du statu quo par la force – confirme la nature des rapports sociaux que le système de production capitaliste engendre, et correspond à la stratification sociale et à la division du travail dont il dépend. Il y a ceux à qui on refuse le confinement, par convention productiviste morbide, et ceux qu’on y contraint, au risque de tuer. Dans les deux cas, triomphe la nature asservissante de l’ordre marchand.
Cette gestion s’adresse mécaniquement à celles et ceux à même de pouvoir s’adapter, les protège ; exclue tous les autres. Cette configuration favorise effectivement celles et ceux qui disposent des moyens nécessaires à leurs survies, ou plus simplement du luxe de l’espace. Car la « distanciation sociale » est impossible dans des conditions de surpopulation et de promiscuité. On ne peut pas confiner des personnes déjà enfermées, on ne peut que les isoler davantage, c’est dire les punir toujours plus.
Dans toutes les prisons du monde, les restrictions mènent à des mutineries, révoltes, incendies, feux grégeois. Des évasions massives, comme au Venezuela, d’autres, au Brésil, en Iran, en Italie, aux USA, sont suivies de sanctions brutales, souvent, meurtrières. Les scènes de massacres, en Colombie, de demandes de protections réprimées, en Argentine, ou de grèves de la faim, en Espagne, restent pour la plupart sans écho. Sierra Leone, Liban, Équateur, Inde, Chili, Mexique, Pérou, Cameroun, Russie, Thaïlande, République dominicaine, France, Île Maurice… Les demandes des prisonniers et la peur à huis clos enflamment les cellules de tous les continents.
En parallèle, la France, la Chine, les États-Unis, Taïwan, font confectionner masques et gel hydroalcoolique aux prisonniers, monstrueuse ironie, lorsqu’on sait qu’on les dispense des règles sanitaires les plus élémentaires. En Angleterre, on les déploie déjà dans le secteur agricole, à New York, ils creusent des fosses communes. La rentabilité des travailleurs incarcérés n’est plus à démontrer. Les compagnies privées s’associent sans scrupules à l’industrie pénitentiaire. La population carcérale est une main-d’œuvre bon marché, la prison, un secteur d’investissement florissant. Le capitalisme carcéral, partout, progresse.
Contre ceux pour qui la distanciation sociale est impossible, il y a ceux pour qui le confinement l’est tout autant. Car, disons-le autrement, la plupart des pauvres n’ont plus nulle part où aller. Les plus démunis, luttent sur l’île de Chios, de Lesbos, dans le camp de Moria, à la frontière gréco-turque ou dans les bidonvilles du monde, à la périphérie de villes fantômes où errent d’autres miséreux, sur des rues désertées de transactions grouillantes que plus rien n’anime désormais – enfermés à ciel ouvert, abandonnés.
Dans le Nevada, région des plus « riches » du globe, l’état trace au sol d’un parking des marquages assurant aux sans-abri des nuits de sommeil respectant les mesures de distanciation sociale. Le gouvernement bangladais, et ce malgré des oppositions internationales répétées, tourne à son profit l’épisode sanitaire pour parquer des migrants Rohingyas sur l’île de Bhasan Char. À l’évidence, le cynisme des classes dirigeantes est sans appel.
Car il faut voir avec quel empressement les gouvernements d’Afrique du Sud (Communauté de Lawley – Johannesburg // Khayelitsha – City of Cape Town) du Pakistan (Sector G-11/4 — Islamabad) d’Iran (quartier Falakedin – Khorramabad) ou de Colombie (Bogotá) se mirent à détruire les habitations informelles de populations considérées comme « indésirables », ajoutèrent l’hygiénisme à leurs agendas antipauvres, laissant ces populations sans domicile en pleine période de pandémie, aggravée d’une injonction punitive à « rester chez soi ». Parce que, derrière le slogan politico-publicitaire « Stay at home », il y a surtout le « Send us home » des travailleurs migrants qui réclament leurs salaires, attaquent leurs employeurs et les forces de l’ordre, traversent l’Inde à semelles pour rejoindre leur région d’origine. L’exode des travailleurs afghans en Iran est semblable à celui des travailleurs migrants de la province de Hubei qui, après avoir respecté le confinement pendant plusieurs semaines, retourneront les véhicules de la police chinoise à la frontière qu’on les empêchera de traverser. Les luttes contre les conditions d’exploitation déplorables des travailleurs migrants à Singapour, au Qatar, à Taïwan, sont du même ordre.
Dans des contextes aussi inégalitaires, le mimétisme politique est d’une limpide absurdité, pire, d’une cruauté sans pareil. Le confinement, lorsqu’il est envisageable, est une chance, lorsqu’il ne l’est pas, est une injustice. La violence de classe se traduit aussi par cet aveuglement, cette indifférenciation vis-à-vis des possibilités d’ajustement individuelles et collectives. L’adaptation n’est pas un principe équitable, ni un choix, ni un sacrifice, c’est un privilège.
La diffusion du télétravail enjoint par la ritournelle « gain-de-productivité-réduction-des-coûts-flexibilité-efficacité-développement-durable » que promouvait il y a déjà dix ans le volume 2 du « Livre vert » – ce « formidable levier de croissance » signe la fracture d’un ordre social désuet. En tête du renforcement de la porosité entre vie professionnelle et personnelle, devant la connectivité ininterrompue, la disponibilité et donc le travail sans fin, devant l’isolement, l’atomisation et le management par objectifs, parade la formalisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication – « moteur d’innovation essentiel à l’économie » capitaliste mondiale. Ce test grandeur nature aura permis l’essor d’une pratique encore minoritaire dans certaines régions du monde, autant qu’une relative harmonisation de la zone OCDE – accélération forcée vers l’économie numérique.
Pour les professionnels les moins rémunérés de la société capitaliste, elle est, au-delà de son impossibilité pratique, une prérogative vécue comme une humiliation. Il semble y avoir en effet, celles et ceux de taille à se protéger, et les autres. Pour aller plus loin, il semble y avoir d’un côté, celles et ceux qui seront en mesure de s’adapter aux restructurations économiques de la « quatrième révolution industrielle », et de l’autre, le travail « essentiel » de ceux et de celles qui, en grande majorité, seront dans les trois prochaines décennies remplacés par des machines. Pour l’instant, encore nécessaire, la classe ouvrière semble devoir se sacrifier au nom d’une économie volatile.
Sur toute la planète, nous avons vu les agents d’entretien et de nettoyage, les employés de franchises de fast-food, de ventes à distance ou de livraisons, presque toujours s’organiser de manière autonome contre leurs directions respectives. Au Royaume-Uni, postiers et postières, contraints de distribuer des prospectus au risque de leur santé, entamèrent des grèves. Les intérimaires de Chayanda, en Yakoutie (Russie), ordonnèrent de meilleures mesures de protection puis, lassés, firent de même. Les protestations des ouvrières du textile au Bangalore, celles des ouvriers de la métallurgie en Italie ou du bâtiment au Canada, s’érigèrent aussi contre l’indifférence criminelle à laquelle ils se confrontaient. Suite au décès d’un de leur collègue, les ouvriers du très controversé projet portuaire Galataport en Turquie protestèrent aussi contre leurs conditions de travail, même chose, chez ceux d’United Scrap Metal qui, en deuil, stoppèrent leur activité dans la banlieue de Chicago. Les prolétaires des usines automobiles du Michigan et de l’Ohio ordonnèrent aussi l’arrêt pur et simple de la production contre les menaces de la direction et de leur représentation syndicale. Au Massachusetts, en Virginie, à New York et au Texas, les travailleurs à la chaine des sites de production du groupe General Electric menèrent une action commune dans l’objectif de convertir leurs productions en fabrication de respirateurs. En un mois, une centaine de grèves sauvages et spontanées éclatèrent aux USA.
L’exemple des prolétaires du milieu hospitalier n’est pas moins accablant. D’une part, nous avons eu droit à une héroïsation spectaculaire de leur activité qui, en sous-main, permit d’évacuer la question politique de l’austérité – et donc celle d’une économie de dette permanente – de l’autre, un incroyable manque de moyens où, par fautes de blouses, le personnel soignant s’est vu revêtir des sacs-poubelle dans des pays considérés comme étant les plus « riches » du monde (UK, France, USA). Pakistan, Zimbabwe, Inde, Équateur, Mexique, Grèce, les luttes contre les conditions de travail et la demande d’équipement de protection dans le milieu hospitalier progressent un temps pour finir réprimées. En France, comble du participatisme, les hôpitaux de la sixième puissance économique mondiale lancèrent un appel aux dons sur les réseaux sociaux.
« On a plus peur de mourir de faim que du Covid-19 ! »
Honduras, Panamá, Nicaragua, Colombie, Pérou, les émeutes de la faim éclatent et les scènes de pillages envahissent le Venezuela, le Nigeria, l’Afrique du Sud. L’effondrement de la livre libanaise provoque des mouvements d’insurrections d’ampleurs, de nombreuses attaques ciblées contre des banques s’intensifient depuis des nuits. Une importante partie de la population mondiale survit au jour le jour. Là où, bien légitimement, certains se concertent pour ne plus avoir à prendre des risques inutiles au travail, d’autres, n’ont pas le choix que de continuer de se faire exploiter pour ne pas périr affamé.
Les files interminables d’individus et de voitures venus solliciter l’aide des banques alimentaires aux États-Unis répondent aux contradictions du gaspillage forcé par des modalités capitalistes absurdes.
Si le gaspillage est inhérent à la production capitaliste – qui n’a jamais été déterminée par l’usage, mais par la vente – nous assistons actuellement à sa concentration au stade de la production même. Les « secteurs d’activité », hyperspécialisés en marchés et en filières, doublés d’un contrôle bureaucratique des marchandises et des échanges, empêchent le redéploiement de la surproduction. Ici, cela résulte sur l’euthanasie de millions de porcs, de poulets et de bovins, de tonnes de denrées alimentaires inhumées, enflammées ou détruites, de centaines de millions de litres de lait déversés dans le drain des étables. Là, à la suspension de l’exportation de plusieurs types de céréales afin de stabiliser le commerce intérieur russe, aggravant les risques de pénurie et donc de crise alimentaire. Comme à l’accoutumée, la privation côtoie la surabondance.
Loin des centres urbains, d’autres formes de résistance exigent aussi les termes de leur survie. Qui s’est seulement soucié de la répression des manifestations Wayuu (Venezuela) ? Des révoltes mapuches ? Des luttes des communautés Yekuna et Sanema (Venezuela) ? De celles des populations de la vallée du Javari ? Des Kaiowá (Brésil ) ? Harcelés par les mouvements évangélistes susceptibles de les contaminer, déplacés de force par l’agro-industrie, les bûcherons, les cartels, leur laissant toujours moins de terres où survivre, et qui restent pourtant, face aux bulldozers et aux monocultures intensives, d’essentielles formes d’opposition contre le risque de nouvelles propagations de virus zoonétiques, de désastres.
Partout, une seule et même situation se décline. Les prolétaires les plus exploités, les plus pauvres, les plus rentables, les moins productifs ou les plus vulnérables sont aussi toujours les plus sévèrement punis, sacrifiés sur l’autel d’une économie mondiale pragmatique, insensible – première ligne.
Cette « crise » ne dévoile en réalité rien des immenses inégalités dont nous avons tous conscience, elle ne fait que les exacerber.
Notre résignation sociale et notre défaitisme s’expriment aussi par l’acceptation des ingérences toujours plus nombreuses de philanthropes contre rien ni personne ne semble vouloir s’élever. La voilà, l’expression politique des inégalités 4.0, la mise en œuvre pratique du « partage des richesses ». La démocratie représentative, cet échec historique, laisse doucement place à la gouvernance de riches donateurs. Dépendre d’actes parfaitement étrangers à la collectivité, du bon vouloir de milliardaires qui ne s’encombrent plus du simulacre de la concertation, résolus à sauver la planète à leur convenance et qui préfèrent, et c’est bien normal, à la redistribution l’acte de charité, réintroduit en vérité les notions de seigneurie et de servage. Celui qui donne se place toujours du côté de la morale, quand celui qui prend s’arrange du dénuement, de la honte. Il n’y a rien de plus inégalitaire que la charité, rien de moins stimulant que la mendicité contrainte. Cette acceptation nous désarme, atteste de notre abandon collectif, politique. Si la démocratie de marché est marquée par son insuffisance, l’administration des « ultra-riches » marque par le fait un net recul historique.
Les événements mondiaux modèlent l’histoire, réécrivent les règles de nos trajectoires communes. Les populations sont toujours plus disposées à accepter l’exception dans l’urgence. L’opportunisme des différentes forces politiques saisit cette donnée comme les circonstances favorables aux démarches propagandistes, ou à l’accélération de restructurations économico-politiques. L’angoisse collective concède aux pouvoirs des occasions jusqu’ici inaccessibles, permet une flexibilité des règlementations, un entre-temps figé dans l’immédiateté alarmiste. Restrictions des libertés civiles, démantèlement des droits, dépassement des principes démocratiques… Un État qui accroît ses pouvoirs, pour une raison ou une autre, les abandonne rarement volontairement. Pendant que la République populaire de Chine profite du confinement hongkongais pour incarcérer activistes et leaders prodémocrates, l’État israélien opte pour la surveillance de ses citoyens sans approbation préalable de la justice, contraint les Palestiniens sur son territoire à vérifier la validité de leur titre de séjour en les contraignant à recourir à l’application « Al Munasiq », permettant aux militaires d’accéder directement aux données de leur téléphone portable – notifications, caméra, localisation, fichiers enregistrés et téléchargés. Thaïlande, Cambodge, Venezuela, Bangladesh, Turquie musèlent personnel hospitalier, journalistes et opposants. Il est fort peu probable que la Hongrie de Victor Orban fasse exception à cette tendance.
La propagation des outils de contrôle sur les populations mondiales, qui se sont légitimées par la panique – applications de traçage, caméra thermique, bracelets Bluetooth ou biométriques (Liechtenstein) – aurait été injustifiable il y a tout juste quelques semaines. Les drones munis de haut-parleurs, qu’on disait dystopiques lorsqu’ils ne concernaient que les lointaines provinces de la Chine, volent désormais dans le ciel marocain, espagnol, français, malaisien, anglais, mexicain. Singapour, l’une des premières nations à avoir instauré une application de traçage sur la base du volontariat, finit par la généraliser en la rendant obligatoire. Dans un des parcs municipaux de la cité-État, le robot Spot de l’entreprise Boston Dynamics rappelle aux passants les codes de bonne conduite. La Russie, pour sa part, ajoute à la morphologie de ses métropoles des systèmes de reconnaissance faciale susceptibles d’identifier les contrevenants à la mise en quarantaine. En Italie, les enfants d’une école maternelle expérimentent le port de bracelets électroniques conçus de façon à quadriller leurs contacts et à vibrer en cas d’espacement non respecté. Les robots P-guard, inemployables jusqu’alors, trouvèrent une justification à patrouiller dans les rues de Tunis. Des méthodes de management à distance, parfois intrusives (espionnage de la navigation internet des employés, comptabilisation des heures de travail actives, webcam continuellement allumée, pointage en ligne, happy hours non facultatifs), viennent également se greffer aux nouvelles normes d’exploitation.
L’évolution du capitalisme carcérale, la multiplication des contrôles répressifs des minorités, des populations migrantes et réfugiées, les dispositifs de criminalisation et de répression des travailleurs clandestins, la montée des systèmes de surveillance de masse, de systèmes de guerre, d’entreprises mercenaires, de sociétés militaires privées (Russie, Afrique du Sud, Colombie, Mexique, Inde, UE, Israël), de gardiennage, de sécurité ou d’établissements pénitentiaires du même ordre (UE, Israël, Russie, Thaïlande, Hong Kong, Afrique du Sud, Nouvelle-Zélande, Équateur, Australie, Costa Rica, Chili, Pérou, Brésil, Canada) sont des exemples de la grande dépendance de l’économie mondiale à ces importantes sources de profits. Le rapprochement des secteurs militaires et civils, les liens qu’entretiennent géants du marché du numérique et complexe militaro-industriel restent un paramètre fondamental de l’économie numérique et de son expansion, dont nous risquons toujours plus de dépendre.
Palantir, influente firme du milliardaire Peter Thiel – ancien conseiller de Donald Trump, reconnue pour s’être associée à plusieurs agences de renseignement tel que la NSA, le FBI ou la CIA, traite désormais d’un volume considérable d’informations confidentielles attachées au système de santé publique du Royaume-Uni. Aux États-Unis, l’entreprise spécialisée dans le Big Data parvient à remporter un contrat avec le gouvernement fédéral. Palantir est d’ores et déjà active en Autriche, au Canada, en Grèce et en Espagne.
Ce qui se fait dans les régimes autoritaires, par la réquisition ou l’obligation pure et simple, s’impose dans des régimes plus ou moins démocratiques sur la base de la gratuité et du volontariat. La forme, de façon quasi symbolique, diffère, et donc le temps de restructuration économico-politique. En admettant que les feuilles de route gouvernementales prennent du retard sur leurs « objectifs », l’orientation générale du « projet de société », à l’international, reste sensiblement le même : écologie industrielle, optimisation en « tout connecté », perfectionnement algorithmique du contrôle social et Big data convergent partout vers la « smart-city » en 5G – c’est en tout cas ce que nous laissent présager les industries de la technologie et de l’armement, en croissance constante, et donc la fatalité d’un avènement capitaliste toujours plus méthodique, rationnel, profond.
Nous voilà donc deux décennies après les événements du 11 septembre 2001, et il n’est pas impossible de revoir apparaitre des formes différenciées de Patriot Act à travers le monde.
Cette crise n’a fait qu’accentuer les divisions intraeuropéennes et mondiale, « théorie du complot », désinformation et cyber troops ont envahi les réseaux, défendent des narrations forgées par le calcul froid d’intérêts géostratégiques. Le relativisme et le scepticisme, partout, surjouent un esprit critique téléguidé par des stratégies de déstabilisation : « Information Warfare ».
Réduction volontaire de la population ? Arme biologique ? Américaine ? Chinoise ? Il y a ceux qui savent plus, sont au fait du secret, il y a ceux qui savent mieux, s’en remettent au pressentiment, et ceux qui ne savent plus qu’insister sur des noms de famille à consonance « juive » en guise de démonstration. Pourtant, il semble y avoir assez de substance pour ne pas avoir à s’exténuer d’hypothèses. L’imaginaire mêlé de prétention n’est pas une lucidité, au mieux, un dérivatif, au pire, un poison. La dissémination du racisme anti-chinois, qui n’est qu’un racisme antiasiatique sans distinction, est en parallèle le même racisme antimusulman qui sévit en Inde, ou celui que la communauté africaine de la région du Guangzhou subit en Chine. Tous les pays ont leur souffre-douleur, leur bouc émissaire, leurs minorités à exploiter, à maltraiter puis à maudire – ennemi intérieur, diversion.
Pendant que les « blancs » perdent leur temps à vomir les « racisés », que les « millenials » le perdent à vomir les « boomers », pendant que les « ruraux » vomissent les « citadins », que les « citadins » vomissent leurs « banlieues », et que les « banlieues » se vomissent entre elles, reconfigurations, dégraissages, allègements, à la hâte, fleurissent hors saisons.
La multiplication des catégories parfaitement artificielles, et le réductionnisme qu’elles imposent aux individus en les assignant en bloc, empêche le dialogue et profite au morcellement.
Entre l’excessive psychologisation des opinions et des comportements et l’adjectivisation des formes les plus banales de défiances, nous semblons nous précipiter dans une ère d’apolitisme absolu, d’intériorisation des normes sociales et de subordination conformiste toujours plus prégnante. Toutes les formes d’adversité semblent se répartir selon des épithètes validées, rabâchées puis généralisées, en éléments de langage puis en forme de pensée. Les risques du « complotisme », des « populismes », du « terrorisme » ou de « l’ultra gauche », une fois énoncés, ne disent rien de l’authentique « déficit de confiance » auxquels les gouvernements se trouvent confrontés, non sans raison. Ni les enquêtes des sociologues d’États ni les promesses des politiques incitatives ne semblent bouleverser cette tendance. Le « développement des valeurs civiques », les « politiques redistributives », le renouvellement « des formes de participation » se restreignent au monologue de la matraque, de la sanction.
Nous pouvons bien nous haïr, et tenter de nous décimer les uns les autres, au bon plaisir des princes qui nous observent amusés, comme nous pouvons nous soutenir, malgré tout ce dégout de commande qu’on perfectionne à contrecœur. L’entraide ou la barbarie, c’est à ce choix douloureux que sera confrontée notre conscience, et il faudra y répondre, tôt ou tard.