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SOURCE : A l'encontre
Par Ricardo Torres
L’urgence sanitaire résultant du Covid-19 a des implications économiques pour tous les pays, mais son impact n’est pas symétrique. Bien que ce soit une caractéristique typique des pays en développement, l’économie cubaine est très sensible à la possession de devises étrangères, dont dépendent les importations. Elles sont essentielles pour soutenir la consommation et la production. Une crise de cette ampleur ne peut qu’aggraver l’état déjà précaire de la balance des paiements de l’île.
Le coup sera sévère. Le Fonds monétaire international (FMI) prévoit une baisse de 6,1% du PIB dans les économies développées. L’Organisation mondiale du commerce (OMS) prévoit un déclin du commerce mondial pouvant aller jusqu’à un tiers. La Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) prévoit une baisse de 5,6% de la production de la région. Ces chiffres sont bien pires que ceux de la récession de 2008-2009. Au plan sectoriel, le tourisme et l’aviation sont parmi les plus touchés. L’Organisation mondiale du tourisme (OMT) prévoit une forte baisse des voyages. Pour l’instant, l’Union européenne (UE) prévoit de maintenir les frontières de l’UE fermées jusqu’en septembre, avec des exceptions entre certains pays. Pour les économies les plus dépendantes du secteur touristique l’impact sera plus important, y compris les Caraïbes et, bien sûr, Cuba.
L’impact économique
L’activité productive sur l’île avait considérablement ralenti depuis 2016. La croissance économique a diminué de moitié entre 2016 et 2019, par rapport à 2010-2015. Des facteurs tels que la crise économique au Venezuela, l’annulation de contrats pour la fourniture de services médicaux (Brésil), la fin du boom du tourisme international, l’effet de nouvelles sanctions par les États-Unis et les contradictions de la réforme économique interne ont tous joué un rôle. La pondération de l’un ou l’autre facteur continue de faire l’objet d’un vaste débat dans le pays. Pour le «citoyen moyen», le symptôme le plus clair des problèmes économiques est la pénurie croissante de produits de toutes sortes, y compris des produits de première nécessité comme la nourriture, les médicaments et le carburant. Ces effets se font sentir depuis décembre 2018. Les autorités ont mis en place des mesures d’économie d’énergie dès l’été 2016.
Parmi les principaux partenaires commerciaux de Cuba, seule la Chine a une prévision de croissance positive pour 2020, soit 1,2%. Le Venezuela et l’Espagne (premier et quatrième partenaires commerciaux) sont parmi les plus touchés. Dans le cas du Venezuela, avec l’effet supplémentaire de l’effondrement des prix du pétrole. La CEPALC elle-même estime une contraction de 3,7% du PIB cubain, un chiffre qui sera certainement révisé encore à la baisse d’ici le milieu de l’année. Le scénario est très complexe, bien qu’un retour à la tristement célèbre période spéciale du début des années 1990 soit peu probable.
Le tissu productif est plus diversifié, l’économie est plus intégrée avec le reste du monde et les ménages ne sont pas aussi dépendants de l’État pour la satisfaction de leurs besoins vitaux. En fait, une partie importante de leurs revenus provient des envois de fonds, des visiteurs étrangers ou d’échanges internationaux. L’île est plus résistante, mais ses habitants sont moins tolérants face aux difficultés matérielles.
L’impact se fait sentir par de multiples canaux. La contraction de l’économie dans les principaux centres économiques tire la demande extérieure vers le bas. Un aspect unique de la structure économique de Cuba est que plus des deux tiers des exportations sont directement liées à la santé et aux personnes (services médicaux, médicaments, tourisme). Les ventes de nickel peuvent être gravement affectées par l’effondrement des investissements et de la construction. Le métal et le sucre ont déjà souffert de la faiblesse des prix, qui pourraient encore baisser. À première vue, la baisse des prix du pétrole semble être une bonne nouvelle pour un importateur net comme Cuba, mais une analyse plus attentive met cette évaluation en perspective. Plusieurs de ses partenaires les plus proches, tels que le Venezuela, l’Angola, l’Algérie, le Qatar ou la Russie, seront gravement touchés, ce qui pourrait avoir des répercussions sur les ventes et surtout le crédit.
Dans ce scénario, les médicaments auraient de meilleures chances. La grande question est celle des services médicaux, car les conditions pour que Cuba «monétise» cette urgence sanitaire ne sont pas claires. Le modèle de vente de services de santé basé sur l’envoi de professionnels a pris son envol en 2005 sur le marché vénézuélien. Depuis sa création, elle repose sur des accords intergouvernementaux, souvent favorisés par un accord politique entre les gouvernements. Ces dernières années, elle a fait l’objet de diverses critiques, bien que toutes n’aient pas les mêmes motivations. Des orientations idéologiques reconnaissables sont à l’origine de ces critiques, outre le fait qu’elles visent l’une des principales sources de revenus du pays.
La question la plus épineuse réside dans le mode de rémunération des professionnels. Les retenues les plus courantes font que plus de la moitié du paiement total est transféré à l’État cubain. L’analyse de la question nécessite une approche globale des conditions de prestation de ces services, et le fait que le financement de l’enseignement supérieur est pris en charge par le budget central, c’est-à-dire qu’il est payé par la société dans son ensemble. Les pays où les «États providence» sont plus avancés ont tendance à avoir des impôts sur les salaires relativement élevés, qui peuvent atteindre 50% dans des pays comme l’Allemagne. Étant donné que Cuba semble avoir un avantage concurrentiel dans la fourniture de services médicaux, la durabilité de ce modèle devrait être une question de la plus haute importance. Or cela inclut la disponibilité et la motivation du personnel. Si l’épidémie de Covid-19 induit une augmentation à long terme des dépenses de santé, dans un contexte de pénurie de personnel de santé, Cuba pourrait trouver un créneau de marché. Dans tous les cas, la pénétration de marchés plus lucratifs et plus stables nécessitera le réajustement du modèle économique, y compris les exigences relatives à l’embauche de professionnels
Le tourisme est une activité fondamentale pour l’île. Et il l’est aussi pour de nombreux foyers familiaux et petites entreprises. Les fermetures prolongées des frontières constituent une menace majeure, tout comme les changements permanents dans les habitudes de voyage. Chaque mois de fermeture représente une perte d’environ 140 millions de dollars. Jusqu’en février, les arrivées de visiteurs affichaient déjà une nette tendance à la baisse. D’autre part, bien que les investissements étrangers ne manifestent pas les progrès escomptés et que les sanctions des États-Unis aient accru le risque associé à cette activité, la détérioration des conditions financières internationales constitue un nouveau revers. Il faut s’attendre à ce que les autorités cubaines cherchent à obtenir une aide supplémentaire de leurs créanciers. Avant l’épidémie, Cuba avait négocié un report de paiement d’une partie de son engagement auprès du Club de Paris [qui regroupe les créanciers publics] en 2019.
Les émigrants cubains ont traditionnellement été considérés comme très loyaux envers leurs familles, mais le chômage massif aux États-Unis, où vit la grande majorité de cette diaspora, aura un impact indéniable. Par exemple, The Havana Consulting Group estime qu’il y aura une baisse de 20 à 30% des flux. Les canaux de transferts informels sont, pour l’instant, supprimés. Un effet secondaire est que le renforcement des canaux officiels permettra de canaliser des ressources supplémentaires vers le système financier de l’île.
Vers une nouvelle étape de la politique économique
Cuba est arrivée dans cette phase de récession mondiale avec de grandes vulnérabilités qui n’ont pas pu être résolues au cours de cette dernière décennie de réformes et qui ont été aggravées par les sanctions renforcées de la Maison Blanche. Les autorités devraient éviter l’erreur de confondre la réévaluation du secteur public et l’efficacité de la gestion centralisée, qui est clairement essentielle dans ces circonstances, avec la réforme nécessaire et urgente du modèle économique cubain.
L’ensemble des réponses doit tenir compte de la situation de départ des ménages, qui est très différente du scénario d’il y a trois décennies. La stratification sociale s’est accrue, de sorte que tout le monde ne sera pas touché de la même manière. Selon les experts, 16% des ménages cubains auraient des difficultés à satisfaire certains besoins fondamentaux. Dans ce contexte, une combinaison de mesures universelles est nécessaire, ainsi que d’autres mesures axées sur les groupes dits à risque. La capacité à mettre en œuvre des plans de relance budgétaire ou monétaire est très limitée. Le déficit des comptes publics est monté en flèche et la liquidité monétaire entre les mains de la population a augmenté de 10 points de pourcentage depuis 2013, signe évident d’une inflation réprimée. Dans ces circonstances, il y a des aspects à prendre en compte pour un programme minimum permettant de traiter simultanément l’urgence et le sauvetage de la réforme économique.
Si l’énorme investissement hôtelier n’était pas en phase avec la baisse linéaire des niveaux d’occupation, dans les conditions actuelles, il n’y a de place que pour une remise en question approfondie de son rythme de croissance et de son ampleur. Le tourisme sera de toute façon un secteur clé de la relance, mais la dépendance excessive à l’égard d’une telle activité s’est avérée trop souvent néfaste. Cela peut être l’occasion de repenser les bases sectorielles de la structure productive dans les années à venir. Comment le pays se positionne-t-il si des changements permanents dans les modes de voyage ont lieu?
Le contexte actuel offre une opportunité inattendue de réforme monétaire et de réforme des taux de change. La forte baisse de l’activité économique et l’augmentation du rationnement faciliteraient l’introduction des changements nécessaires. Au niveau politique, les effets négatifs éventuels ne seraient pas plus graves que ceux résultant des chocs sur le marché de détail et des pénuries généralisées. La grande leçon est que demain sera peut-être trop tard: après des décennies de report de la transition vers un régime monétaire plus raisonnable, les conditions n’ont fait que s’aggraver.
Au-delà de l’aide ponctuelle, les autorités doivent concevoir un régime universel de protection des revenus et de la consommation des familles qui comporte des incitations à la formalisation et couvre les différents groupes vulnérables: les travailleurs des secteurs dont le niveau d’activité est en forte baisse et où le télétravail n’est pas possible (services, industries manufacturières non essentielles); les personnes de plus de 60 ans – plus de 20% de la population cubaine appartient à cette catégorie –, dont 343’000 vivent seules; l’emploi informel et les travailleurs embauchés dans le secteur privé. En outre, le télétravail est une option qui est limitée non seulement par la structure des professions, mais aussi par le retard des infrastructures de communication. Les programmes peuvent être testés avec le système bancaire afin de réduire l’impact sur le budget.
L’extension du rationnement est inévitable à court terme et sert à étendre une certaine protection à ceux qui ne peuvent bénéficier d’un soutien monétaire direct. En retour, une liste limitée de produits protège les finances publiques et permet de maintenir des circuits d’approvisionnement qui rendent l’activité des entreprises publiques et privées viable. La distorsion la plus évidente est que le modèle de protection sociale est resté ancré dans un passé d’égalité des revenus qui ne sera pas reproduit dans un avenir à moyen terme.
L’économie a maintenant besoin d’un maximum de flexibilité pour faciliter la reprise de l’emploi. Depuis 2010, hormis le secteur informel, le secteur privé est le plus grand créateur d’emplois, et ses contributions au budget ont quadruplé. Mais le «travail indépendant» est confronté à des défis sur de nombreux fronts. D’une part, le cadre réglementaire reste très restrictif, voire contradictoire avec les objectifs mêmes de la réforme. Par exemple, dans un pays qui a été invité à procéder à une profonde restructuration des entreprises d’État, le code des impôts pénalise les entreprises qui embauchent davantage de salarié·e·s. Les catégories approuvées pour le secteur ont peu à voir avec le profil éducatif de la main-d’œuvre. Cuba reconnaît l’investissement dans l’éducation comme l’une de ses plus grandes réalisations. L’absence d’un débat approfondi sur le sujet et la résonance limitée des espaces où il se déroule nourrissent des perceptions stéréotypées et mal informées sur son rôle dans l’économie et surtout sur l’avenir économique de la nation.
Toute tentative de revitalisation doit tenir compte de ces faiblesses ainsi que d’autres qui sont propres à la situation actuelle. Un problème immédiat est l’accès aux intrants, qui pourrait être résolu en élargissant la liste des produits vendus en devises étrangères. Cette mesure avait déjà été prise auparavant, la nouveauté serait d’encourager l’utilisation de devises étrangères dans l’investissement et la création d’emplois. À cette fin, il est important de dissiper l’incertitude quant à l’avenir des entreprises. L’avancement de certaines normes juridiques dans le calendrier législatif, mesures qui sont directement liées à l’activité productive, pourrait être exploré, comme la loi sur les sociétés, associations et sociétés commerciales, dont l’approbation n’est prévue que pour 2022. Le défaut le plus notable de l’approche du secteur est qu’il n’a pas été possible de consacrer son intégration organique dans le système productif et social, malgré d’innombrables discours appelant au bannissement des stéréotypes. Dans ce cadre, le pays est appelé à continuer à faire face à des perturbations croissantes.
Les opportunités de la pandémie
La pandémie laisse des enseignements clairs quant à la nécessité d’accélérer le déploiement de réseaux et de services en ligne fiables. De nombreuses entreprises privées, formelles et informelles, sont engagées dans la programmation et la création de services de technologies de l’information et de la communication (TIC), tandis que trop de professionnels et de techniciens quittent l’île. Ce pourrait être l’occasion de convenir d’un programme commun pour renforcer les infrastructures et les services connexes, y compris les plateformes d’achat en ligne, dont le lancement a été caractérisé par l’instabilité et un service médiocre. Le partenariat peut être étendu aux services de livraison, où plusieurs entreprises sont déjà en activité. Le service à la clientèle est un autre domaine où des partenariats pourraient être développés, par le biais de la gestion de centres d’appel.
Conformément à ce qui précède, il serait souhaitable de réglementer les prix et la distribution des produits agricoles par le biais de commissions mixtes entre les autorités et les secteurs privé et coopératif. L’objectif devrait être de maximiser la production et de faire en sorte que les produits atteignent les consommateurs. Des contrôles de prix dépassés et leur application dissociée des conditions réelles ont aggravé les pénuries. Cela pourrait être combiné avec une nouvelle approche de la propriété et de l’administration des terres, qui a été inutilement reportée en raison de décalages idéo-politiques. Cuba est revenue à plusieurs reprises sur le thème de l’agriculture, deux fois depuis 1990, sans atteindre l’objectif déclaré d’augmenter sensiblement le niveau d’autosuffisance. Il semble évident que l’approche actuelle ne fonctionne pas, les problèmes sont graves et vont au-delà de la production. Dans ce domaine, l’adoption de normes juridiques inscrites au calendrier législatif pourrait également être envisagée, telles que la loi foncière et le modèle de gestion du secteur agricole, la commercialisation des intrants, équipements et services agricoles (envisagée uniquement pour 2022).
La fermeture des frontières affecte aussi gravement les importations individuelles de marchandises, l’un des canaux d’approvisionnement utilisés par de nombreuses entreprises. Le Panama, le Mexique, la Guyane, les États-Unis, Haïti et la Russie étaient des destinations connues pour les produits cubains. Le montant total des achats a été estimé entre 1,5 et 2 milliards de dollars par an. Rien que dans la zone franche de Colon au Panama, des commandes d’une valeur de plusieurs centaines de millions de dollars ont été passées. Depuis l’assouplissement de la loi sur l’immigration, les voyages des Cubains à l’étranger ont plus que doublé. Une fois que le trafic aérien commencera à se normaliser, on pourrait envisager d’assouplir les limites fixées pour l’importation de marchandises, afin d’atténuer les pénuries et d’ouvrir une autre voie d’approvisionnement au secteur privé.
Cuba est confrontée à un dilemme. Soit elle se referme sur elle-même et finit d’enterrer l’agenda du changement qui a suscité tant d’enthousiasme au début de la dernière décennie, soit elle se réconcilie avec un tissu social hétérogène qui lui permet de libérer le potentiel d’un peuple entreprenant et dévoué. Une autre crise peut être «administrée» ou les transformations vers un modèle de progrès social et de prospérité peuvent être relancées.
Contrairement aux moments sombres des années 1990, les secteurs privé et coopératif combinent volume et sophistication. Leurs réseaux extérieurs sont plus denses et plus diversifiés. Il y a longtemps que Cuba est plus que des restaurants et de belles plages, des maisons de location et de la bonne musique. Il serait regrettable d’assimiler la gestion de la pandémie au programme économique dont le pays a besoin pour donner un contenu aux promesses de bien-être et de développement. Actuellement, il y a des signes dans une direction ou une autre. Les réseaux sociaux, qui sont devenus le miroir de la réalité nationale, transpirent tout autant d’optimisme que de désespoir. Le gouvernement cubain n’est pas responsable de la pandémie, mais tout ce qu’il laisse en suspens ou à moitié fait a un impact sur les conditions dans lesquelles se déroule ce scénario complexe. Des circonstances exceptionnelles peuvent servir à forger le consensus nécessaire. Le casse-tête doit être interprété au moyen d’une clé politique. (Article publié par Nueva Sociedad, mai 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
Ricardo Torres est titulaire d’un doctorat en économie de l’université de La Havane. Il est professeur assistant et chercheur au Centre d’étude de l’économie cubaine (CEEC)