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SOURCE : LE BLOG DE MARTIN ANOTA
La Chine a été le premier pays à mettre en quarantaine certains de ses territoires et à fortement réduire la mobilité de leurs populations, en premier lieu la province du Hubei, l’épicentre de l’épidémie, à partir de fin janvier. En Europe, c’est l’Italie qui opte la première, en l’occurrence le 9 mars, pour un confinement sur l’ensemble de son territoire, avant d’être suivie par de nombreux autres pays.
Les mesures de confinement sont diverses, allant des injonctions à la distanciation physique à la fermeture de nombreux établissements accueillant le public. Elles ont pour objectif d’« aplatir la courbe épidémique », c’est-à-dire le flux de personnes contaminées, pour éviter que le système de soins ne soit submergé et ainsi lui permettre de sauver un maximum de vies : moins les personnes se retrouvent en face-à-face, moins elles ont de chances de s’infecter. Les individus ne prenant toutefois pas pleinement en compte les risques qu’ils font peser sur les autres s’ils sont malades, ils peuvent insuffisamment réduire leurs interactions physiques au regard de ce qui serait « optimal » pour l’ensemble de la population, si bien que les mesures du confinement visent en définitive à internaliser ces externalités négatives [Eichenbaum et alii, 2020]. Ces mesures ont toutefois un revers : dans la mesure où elles se traduisent par la cessation de nombreuses activités économiques, elles ont généré l’une des plus puissantes récessions que l’économie mondiale ait connues depuis la Grande Dépression des années trente. Selon les prévisions du FMI (2020), l’épidémie et les mesures de politique sanitaire qu’elle a provoquées devraient réduire le PIB mondial de 3 % cette année et le PIB de l’ensemble des pays développés de 6,1 %.
Afin de faire repartir leur économie, de nombreux pays sont actuellement en train d’assouplir leurs mesures de confinement, en faisant le pari que la courbe épidémique a été suffisamment aplatie pour que le système de soins puisse prendre en charge les personnes atteintes du Covid-19 et les autres malades. L’une des craintes est que le confinement soit précoce : le risque est que les pays se retrouvent rapidement confrontés à une nouvelle vague d’épidémie sans avoir réussi à franchement faire redémarrer leur économie, les travailleurs et les consommateurs ne pouvant ou ne voulant pas retrouver leurs habitudes, par peur d’être contaminés. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il est difficile de parler d’un réel dilemme ou arbitrage entre santé et activité économique : l’absence de mesures de confinement n’aurait pas empêché les économies de connaître un fort ralentissement de leur croissance économique, voire une récession [Ménia, 2020].
La Suède est l’un des rares pays à ne pas avoir opté pour le confinement, notamment pour éviter de creuser les coûts économiques de l’épidémie. Les autorités suédoises ont bien sûr appelé la population à limiter les interactions physiques pour réduire la propagation de l’épidémie, mais elles n’ont pas imposé de mesures strictes de confinement : elles ont laissé ouverts les écoles et les entreprises, notamment les restaurants. Le risque est que l’épidémie finisse par prendre des dimensions particulièrement dramatiques, par devenir hors de contrôle, ce qui ne manquerait pas de provoquer une puissante récession effaçant les « gains » économiques de l’absence de confinement. Mais pour l’heure, les autorités suédoises ne semblent pas avoir perdu leur pari.
Benjamin Born, Alexander Dietrich et Gernot Müller (2020) ont essayé de voir ce qui se serait passé si la Suède avait opté pour le confinement. Mais bien sûr, aucun pays n’est strictement similaire à la Suède, si bien qu’ils ne peuvent réaliser une comparaison immédiate. Par conséquent, Born et ses coauteurs ont cherché à créer artificiellement un tel pays ; c’est d’ailleurs la stratégie que plusieurs d’entre eux ont adoptée dans une précédente étude pour déterminer si l’élection de Trump avait bouleversé la trajectoire suivie par l’économie américaine [Born et alii, 2019].
En l’occurrence, ils ont cherché quelle « combinaison » de pays ayant opté pour le confinement permet de constituer une réplique, un « doppelgänger », de la Suède. La combinaison doit être telle que les taux d’infection de la Suède se comportent de la même façon que ceux de cette combinaison de pays avant qu’ils aient opté pour le confinement. Born et ses coauteurs parviennent à constituer un doppelgänger qu’ils jugent presque parfait à partir des Pays-Bas (pondérés à 0,39), du Danemark (pondéré à 0,26), de la Finlande (pondérée à 0,19), de la Norvège (pondérée à 0,15) et du Portugal (pondéré à 0,01). Durant les treize premiers jours, la Suède et sa réplique se comportent similairement. Les pays de l’échantillon ont mis en place un confinement en moyenne 18 jours après qu’il y ait eu un cas d’infection détecté par million d’habitants : l’hypothétique confinement du doppelgänger s’opère donc au dix-huitième jour. Les pays de la combinaison ayant fini par opter pour le confinement et non la Suède, l’évolution du doppelgänger après l’hypothétique confinement permet d’avoir une idée de l’évolution des taux d’infection que la Suède aurait connue si elle avait effectivement opté pour le confinement.
GRAPHIQUE Evolution du nombre cumulé d’infections en Suède (échelle logarithmique)
source : Born et alii (2020)
Born et ses coauteurs ont alors constaté que la dynamique des taux d’infection et de mortalité dans le doppelgänger suite à l’hypothétique confinement ne diffère pas systématiquement de celle qui a été effectivement observée en Suède (cf. graphique). Autrement dit, les taux d’infection et les taux de mortalité en Suède ne sont pas différents de ceux que l’on aurait observés si elle avait effectivement opté pour le confinement : ce dernier n’aurait a priori pas changé grand-chose.
Born et ses coauteurs ont alors étudié les données de Google relatives à la mobilité pour comprendre cette énigme. Ils constatent que les Suédois ont fortement ajusté leur comportement malgré l’absence de mesures strictes de confinement. La trajectoire observée des taux d’infection s’explique donc par un ajustement volontaire des comportements. Cet ajustement a toutefois été moindre que dans le scénario contrefactuel du doppelgänger : un confinement strict aurait amené les Suédois à davantage limiter leurs interactions physiques.
Cette analyse ne cherche à pas déterminer et ne permet pas de montrer si les pays qui ont opté pour le confinement ont eu raison ou non de le faire. Born et ses coauteurs soulignent qu’il y a notamment un problème typique de validité externe : ce n’est pas parce que le confinement strict n’aurait peut-être pas changé grand-chose en Suède qu’il n’a pas été crucial dans les pays qui l’ont adopté. Si la Suède semble avoir pu compter sur l’ajustement volontaire de sa population pour freiner la propagation de l’épidémie, certains ne manqueraient pas de souligner que la population suédoise détient davantage de « capital civique » que nombre de pays européens. En outre, la multiplication des mesures de confinement dans le reste du monde a pu contribuer à ce que la population suédoise prenne conscience de la gravité de la pandémie et adapte en conséquence son comportement. Dans tous les cas, il faudra attendre davantage pour voir si la stratégie de la Suède ne lui a pas été nuisible, aussi bien sur le plan sanitaire qu’économique.
Références
FMI (2020), World Economic Outlook: The Great Lockdown, avril.