Créons une sécurité sociale de l’alimentation pour enrayer la faim

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SOURCE : Reporterre

Créons une sécurité sociale de l'alimentation pour enrayer la faim

En France, nous peinons encore à mettre à l’abri de la faim. Les auteurs de cette tribune proposent donc la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation, pour plus d’équité sociale, pour transformer notre modèle agricole et prendre ainsi soin de l’environnement.

Les auteurs de cette tribune sont Ingénieurs sans frontières – Agricultures et Souveraineté alimentaire (ISF-Agrista), une association composée majoritairement d’agronomes qui œuvrent pour la souveraineté alimentaire et la mise en place de modèles agricoles respectueux des équilibres socioterritoriaux et écologiques, et le Réseau Civam, qui met en lien les agriculteurs, les ruraux et la société civile pour promouvoir une agriculture plus économe, autonome et solidaire visant à nourrir, préserver et employer dans les territoires.


L’épidémie de Covid-19 et les mesures prises pour l’endiguer sont venues percuter le traitement politique et médiatique de la crise sociale et économique préexistante. Les problèmes structurels qui caractérisent le modèle agricole et le système alimentaire construits ces soixante dernières années sont mis en lumière. La précarité alimentaireexplose : amputés d’une partie de leurs revenus, privés des cantines scolaires, beaucoup de personnes ont eu affaire pour la première fois à l’aide alimentaire.

Les associations auxquelles cette aide a été déléguée accueillent depuis plusieurs années déjà 5,5 millions de bénéficiaires réguliers. Et, loin d’être préparées à l’irruption d’une telle situation, contraintes de protéger leurs bénévoles souvent âgés, elles ont peiné à faire face. Dans l’urgence, des collectivités ont débloqué des aides financières, parfois importantes, et ont organisé, ou réorganisé, des distributions alimentaires, tandis que des collectifs citoyens ont déployé toutes les formes possibles d’actions de solidarité. Mais l’efficacité de ces interventions a été grandement diminuée par l’absence d’une politique nationale cohérente : deux mois pour débloquer un budget d’urgence à destination des associations d’aide alimentaire !

Un constat s’impose : en France, nous peinons aujourd’hui encore à mettre à l’abri de la faim, y compris en dehors de toute période de crise, alors que c’est du « droit à l’alimentation » dont il devrait être question dans une démocratie, c’est-à-dire du « droit d’avoir un accès régulier, permanent et non restrictif, soit directement ou au moyen d’achats financiers, à une alimentation quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple auquel le consommateur appartient, et qui lui procure une vie physique et mentale, individuelle et collective, épanouissante et exempte de peur », selon les mots d’Olivier De Schutter, alors rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, en 2010.

Conjuguer agriculture et alimentation pour sortir de la doctrine libérale

À l’autre bout de la chaîne, une crise agricole profonde était déjà installée au point qu’il n’est plus légitime de l’appeler « crise ». En témoignent la baisse drastique du nombre d’exploitant.es en France, le nombre d’agriculteurs.trices au RSA ou le taux de suicide extrêmement fort dans la profession, sans compter les mauvaises conditions de travail des salarié.es de l’agroalimentaire et de la distribution.

Il n’y aura pas de réforme agricole sans une véritable politique alimentaire. Le spectre de la faim, le sort de ceux d’entre nous dont les budgets alimentaires sont contraints ont trop longtemps servi de justification à la surproduction. L’industrialisation de l’alimentation, la revendication du moins-disant social et écologique nous promettaient une alimentation accessible à tous et toutes ; et nous faisons face à l’augmentation de l’insatisfaction et des maladies alimentaires ! Les politiques publiques ne doivent plus se construire sur la croyance aux vertus du libre marché.

Dans une situation traumatisante, la tentation du recours au registre autoritaire existe. Nous pensons, au contraire, qu’il nous faut plus de démocratie, car, sans démocratie, il ne peut y avoir de droit à l’alimentation. Ce droit implique de pouvoir collectivement définir ce que nous voulons manger, comment le produire, et comment en assurer l’accès à tous.

Mettre en place une sécurité sociale de l’alimentation pour instituer une démocratie alimentaire

En 1945, dans une économie pourtant exsangue, des hommes et des femmes engagés pour des « jours heureux » [1] ont pensé un monde où toutes et tous pourraient se soigner sans distinction de classe. Ils ont bâti et défendu la sécurité sociale. À la place des politiques de réduction des inégalités ou des logiques de charité discrétionnaire chères aux libéraux, ils ont créé du droit, à partir d’un système universel. Quelques décennies plus tard, revendiquons le même engagement pour l’alimentation : que le droit soit le socle de toutes les politiques alimentaires et agricoles à venir.

Nous, paysan·nes, agronomes, citoyen.nes, précaires, chercheur.euses, entrepreneur.euses, commerçant.es, appelons à la création d’une sécurité sociale de l’alimentation. Nous proposons de sanctuariser un budget pour l’alimentation de 150 euros par mois et par personne et de l’intégrer dans le régime général de sécurité sociale. Tout comme pour la sécurité sociale à son origine, ce budget devra être établi par des cotisations garantes du fonctionnement démocratique de caisses locales de conventionnement. Chacune de ces caisses, gérées par les cotisants, aurait pour mission d’établir et de faire respecter les règles de production, de transformation et de mise sur le marché de la nourriture choisie par les cotisants.

Nous voulons collectivement définir ce que nous voulons manger, comment le produire, et comment en assurer l’accès à tous.

150 euros par mois vont permettre durablement aux ménages les plus précaires un bien meilleur accès à une alimentation choisie, de qualité. Une sécurité sociale de l’alimentation obligera les professionnels.les de l’agriculture et de l’agroalimentaire, s’ils veulent accéder à ce « marché », à une production alimentaire conforme aux attentes des citoyens.nes. Nous avons la conviction que tous, nous voulons bien manger, sans antibiotiques, sans pesticides, sans perturbateurs endocriniens dans nos assiettes. Aujourd’hui, certains ont accès à cette nourriture et beaucoup d’autres souhaiteraient certainement l’avoir s’ils en avaient les moyens, et s’il leur était donné l’occasion de choisir.

Cette proposition nous donne une puissance d’agir à même de répondre aux problèmes majeurs du système alimentaire français, mais également aux enjeux sociaux, climatiques et environnementaux liés à l’agriculture. Un cadre national imposé à chacune des caisses répondra au caractère global de certains enjeux : le changement climatique, l’accès garanti à des produits conventionnés quel que soit le régime alimentaire de chacun, le respect de la souveraineté alimentaire de tous les pays, la nécessité de conditions et rémunérations correctes de travail pour l’ensemble des travailleurs.ses du complexe agro-industriel, ou encore la socialisation du profit dans les filières conventionnées.

Tout comme les critères de conventionnement définis par les caisses, ce cadre national doit faire l’objet d’un débat démocratique. Nul ne peut préempter ce débat en définissant par avance la qualité d’un produit conventionné sans prendre le risque de voir s’en éloigner une partie de nos concitoyens. Nous savons qu’il n’y aura pas de réformes environnementales puissantes dans une société inégalitaire. Ce n’est qu’en prenant cela à bras-le-corps que nous pourrons modifier profondément le mode de production alimentaire actuel et éliminer les atteintes qu’il porte à notre environnement…

Vite, de la démocratie dans notre alimentation !


Les signataires de cette tribune participent, avec d’autres organisations — Réseau salariat, la Confédération paysanne, le Miramap, des chercheurs·ses sur la démocratie alimentaire, l’Ardeur et les Amis de la Confédération paysanne — à un collectif qui travaille à la création d’une branche alimentation dans le régime général de la sécurité sociale, telle qu’elle a été pensée en 1945 : universalité de l’accès avec des caisses gérées démocratiquement, alimentées par des cotisations sur la valeur ajoutée et le conventionnement des professionnels. Afin de garantir la démocratie des caisses, des principes seront à définir.

Cette sécurité sociale alimentaire est un des leviers pour une transformation du système de l’alimentation — incluant production, transformation, distribution, consommation — vers une démocratie alimentaire. Cette transformation radicale doit s’accompagner de réflexions sur des thématiques telles que : foncier, droit, éducation populaire, réseau d’expérimentation, modèle économique, comptabilité, genre…


[1Adopté dans la clandestinité en mars 1944, et intitulé « Les Jours heureux », le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) est un texte de référence qui est souvent évoqué dans le débat public français, dont voici la version intégrale.

 


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