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SOURCE : Figarovox
FIGAROVOX/CHRONIQUE – Boulinier, l’emblématique librairie du quartier latin, fermera ses portes en juin en raison du non-renouvellement de son bail. L’écrivain et journaliste Thomas Morales prend la défense de cette institution du livre d’occasion.
Thomas Morales est journaliste, passionné de cinéma et d’automobile. Il a notamment publié Éloge de la voiture: Défense d’une espèce en voie de disparition (Éditions du Rocher, 2018).
Chaque jour, Paris se dématérialise. La ville étend ses zones commerciales et ses pistes cyclables à l’infini. La rive gauche ressemble à une grande friperie, parsemée ici et là, par des agences bancaires (jusqu’à quand?), des opticiens devenus marchands d’appareils auditifs et aujourd’hui, des centaines de bistrots fermés. Triste visage du progressisme qui ne reconnaît que la fringue et la bringue, le vélo et la démago, l’inclusion et la chasse aux souvenirs.
Le touriste Airbnbisé consomme du sandwich et du musée, il ne lit pas.
Le phénomène n’est pas nouveau. Il remonte à très loin. Le Saint-Germain-des-Prés littéraire est une vieille arnaque inventée par des tour-opérateurs pour spolier quelques américaines romantiques en quête d’un Jean-Paul Sartre bodybuildé. L’Après-guerre, les caves, le jazz, le swing, puis la Nouvelle Vague, Truffaut, Godard et la cinéphilie, cette manière si particulière de jouer au parisien, a disparu des radars. La culture, c’est pourtant ce qui restait à notre pays en voie de désindustrialisation et à la recherche de cette identité à jamais perdue. Le touriste Airbnbisé consomme du sandwich et du musée, il ne lit pas. Le riche vacancier préfère acheter des carrés de tissus que des livres reliés, la soie sauvage plutôt que le vélin. L’étudiant a délaissé les librairies physiques pour se réfugier dans ses tablettes numériques. À chacun, ses chimères.
On n’arrêtera pas ce monde qui détruit, avec méthode et acharnement, toutes nos parcelles de bonheur. Quant au riverain, ce dernier des mohicans, vu la flambée immobilière, il n’existera bientôt plus. L’uberisation est passée par là, la civilisation de l’écrit ne reviendra pas. On a commencé par exclure les voitures, les livres suivront le même chemin de l’exode.
D’apprendre que Boulinier installé depuis 1938 au 20 boulevard Saint-Michel allait nous quitter avant l’été, j’ai eu un coup au cœur. Je ne reverrai plus sa devanture sang et or, comme un phare dans la nuit. On efface une partie de ma vie vagabonde. Mes errances auront désormais le parfum d’un crépuscule. On raye de mon agenda cette promenade hebdomadaire, ce pèlerinage laïque, je me revois hier encore, avant le confinement, la tête enfouie dans les boîtes, à l’air libre. Insouciant et enivré par ces prix cassés, les narines chargées d’effluves de papier amer. La présence des librairies surtout celles d’occasion n’avait pas vocation à faire jolie dans les rues de Paris, elle donnait un but à ma déambulation. Un sens à mon existence. Ne parlons pas de sa mission sociale, bassement matérielle, c’est-à-dire offrir à tous les moyens de s’évader. Pour un euro, vous repartiez avec un Marcel Aymé ou un Lawrence Durrell.
Combien d’entre nous étaient inexorablement attirés par ces tables, ce bric-à-brac avec ces «poche» colorés, serrés comme des huitres qui ne demandaient qu’à être manipulés. Il y avait un plaisir évident, presque orgasmique, à plonger la main dans l’inconnu. Saint-Michel sans Boulinier, c’est un gigot sans ail, une pandémie sans masques, une faute impardonnable.
Sur les traces de notre héritage commun.
J’entends les garants de l’orthodoxie budgétaire, de la libre concurrence non faussée et de l’esprit d’entreprise qui n’ont que faire de mes balades d’enfant gâté. Sur le marché des mégalopoles avancées, Paris a un rôle à jouer, une place à tenir, la modernité ostentatoire et dérisoire nous surveille. Lutèce veut cacher ses vieilleries. Point de salut en dehors de la digitalisation et de la distance sanitaire. Boulinier résistait en vendant des bouquins en vrac. Du bon et du mauvais. De la superstar et de l’érudit. Quel sacerdoce! Ce foutoir sur le trottoir va me manquer. Croyez-moi, j’ai déniché certains jours, des joyaux ensevelis, des livres qui refusaient l’écriture anémiée, des cartons qui recueillaient des auteurs réprouvés, les traces sentimentales de notre héritage commun. Comme dans une chanson populaire de Joe Dassin, «J’avais envie de dire bonjour à n’importe qui» en descendant le boulevard Saint-Michel. Ma dernière cueillette à la mi-mars avait été exceptionnelle. Pour un billet de dix euros, j’avais glané un Remo Forlani, un Pierre Rey, un Georges Conchon, une Christine de Rivoyre, Les Mémoires du Général et un Pierre Benoit à l’extérieur, au sous-sol, je m’étais payé «Siegfried et le Limousin» de Jean Giraudoux dans une belle édition Grasset de 1949 et j’avais succombé, une fois de plus, à «Mon oncle Oswald» de Roald Dahl, grand format Gallimard de 1981, avec son dessin de couverture signé Kalish. Je peux dire que j’ai été heureux sur les boulevards, avec Boulinier.