Du chômage partiel au chômage de masse

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SOURCE : Lundi matin

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la question du chomage de masse, en France, n’est pas nouvelle, tout comme son corollaire : la mise en concurrence et la culpabilisation de millions de travailleurs désoeuvrés, le chantage à la survie. Alors que nous sortons doucement de la « crise sanitaire », il est fort probable qu’y succède, au prétexte d’une crise économique, une explosion du chomage ; avec cette caractéristique inédite qu’elle risque cette fois d’être mondiale. Des millions, si ce n’est des dizaines ou centaines de millions de travailleurs, jetés sur le marché du travail, au quatre coins du globe, simultanément. La Grèce de 2008, partout, en même temps. Ce témoignage d’une lectrice, raconte avec beaucoup de justesse ce que cela signifie subjectivement que de se retrouver brutalement mise sur la touche ; mais il ouvre aussi sur la seule question qui vaille : comment vivre et s’organiser lorsque le capital n’a plus besoin de nous ?

[Photo : Philémon Vanorlé / Basse-cour]

Depuis hier je ne dors pas, et rien n’y fait, pas même la force du mensonge que je me murmure à moi-même : ça va aller, ne t’inquiète pas, tu vas rebondir. Parce que j’analyse et décortique ce qu’il s’est passé la veille. J’anticipe et planifie ce qui ne peut plus l’être : mon avenir. Depuis hier, je suis au chômage partiel. Mais à temps plein, désormais interdite de travail. L’une des heureuses élues qui a été sommée de rentrer chez elle, le confinement tout juste levé, le commerce qui m’emploie à peine rouvert. Je suis surtout, depuis hier, dans le sas de mon licenciement économique. Car le diagnostic est sans appel : l’entreprise va mal, frappée de plein fouet par le ralentissement des échanges, touchée-coulée par un virus dévastateur.

Je sais toutefois que quelque chose ne va pas dans ce discours. Que le virus ne fait pas tout, qu’il y a là une injustice, différente de celle de la nature qui gronde. Un aléa à l’échelle humaine. Nous ne sommes pas tous renvoyés de l’entreprise, je suis traitée différemment. Choisie sous prétexte que je suis inefficiente, alors que je sais avoir prouvé mes compétences. Non, il s’agit là plutôt d’une sanction personnelle : sanction pour mon absence de complaisance face à un employeur colérique et libidineux ; sanction pour mon irrévérence face aux excès malsains de l’entreprise. Démotivée à petit feu par la prise de conscience que je travaille à la cour d’un roi, harceleur sexuel, où le mérite n’existe pas, effacé par les sourires et cajoleries faits au Maître, où le management sape plutôt qu’il n’encadre, et où chacun navigue à vue, sans cap et sans cadre.

Qu’importe si c’est une punition, car c’est surtout un changement radical, sans préavis, de ma situation. Il me faut dès lors, pour digérer le choc, la reformuler en termes rationnels.

* * *
En disséquant les causes de mon amour-propre engourdi, je découvre ma nouvelle condition sociale, inconfortable et humiliante. Ne plus être employée, ne plus être active, c’est une maladie grave dans notre société car le salariat dicte tout à la fois les conditions de survie, le statut social et les possibles consuméristes de chacun. Le travail nous donne une place. Perdre son travail, c’est donc perdre sa place, se retrouver parmi ceux qui sont considérés comme des parias. C’est faire partie de ces âmes incapables d’embrasser leurs destins besogneux. C’est appartenir au groupe des incompétents, des démotivés, des inefficients, sacrifiés sur l’autel de la société marchande. La perte de l’emploi, c’est aussi la sanction de ceux qui ne ferment par leur gueule, ne marchent pas droit, ne baissent pas la tête, n’acceptent pas leur condition et ne feignent pas de s’en satisfaire. J’appartiens donc à ce groupe hétéroclite, les rebuts présumés de la société.

Il me faut désormais apprendre à vivre avec la violence du regard social. Un regard brutal, car objectifiant. Il ne s’accommodera pas des arrangements particuliers, des explications qui s’étirent dans le temps, des convictions personnelles et des détails pratiques. Aux yeux de la société, la vérité sera toujours limpide. Et dans mon cas, l’histoire objectivée sera celle d’une entreprise, renommée dans son domaine, qui a dû faire un choix ; il se sera porté sur une salariée au mieux inefficace au pire indocile, quelqu’un de peu recommandable pour une embauche future.

Réitérer également l’annonce, sans cesse, et affronter autrui. User des mêmes mots, de ceux qui font mal parce qu’ils disent la vérité. Du champ lexical du droit, objectif et austère, mais aussi de celui subjectif de l’émotion : dire la douleur, la violence, l’injustice. Le dire à ceux qui aiment, et qui auront pour réponse leurs présence, rire et compassion. Mais le dire surtout à tous les autres, collègues, connaissances et inconnus, dès lors que la question de l’emploi, celle par laquelle nous sommes définis, sera posée. Ceux-là seront gênés. Ils auront les lèvres pincées, trahiront une indulgence entendue, n’oseront regarder droit dans les yeux. Comme si le chômage marquait le corps. Il y aura, enfin, le regard de ceux qui, subjectivement, peut-être inconsciemment, penseront mieux valoir. Parce qu’ils auront la condition que je n’aurai plus, ils seront les adoubés de la société, ils auront leur identité coulée dans le moule préfabriqué du travail.

Être placée au rang des accusés (car la faute sera rarement celle de l’employeur), cela va donc être doublement difficile. Il va falloir encaisser le choc initial, le jugement porté sur soi, et en même temps refuser le regard objectif d’autrui. Refuser ce que la raison murmure à l’oreille du collectif. Au moment où la confiance va vaciller, il va falloir s’affirmer encore plus. Croire en soi alors même qu’on a été conduit à la porte, sanction coup de poing qui vient nécessairement acter la cessation de paiement de l’estime personnelle.

* * *
Le chômage sera une lutte, au quotidien, dans son rapport à l’espace et au temps. Car déjà l’horizon s’amenuise : plus besoin de sortir tous les jours, de prendre les transports ; plus envie de voir et entendre les rires de ceux qui sont épargnés, de faire comme si l’on appartenait à ce collectif si prompt à juger les exclus. Le temps se contracte également : pendant que la ville dehors s’active, il n’y a plus rien à faire, plus d’obligations, d’impératifs, pas de raison de se lever. Nous serons contraints, dans la liberté de mouvement et dans la force d’action.

Reconquérir l’espace urbain, reconquérir le temps, et je veux dire par là la maîtrise de celui-ci : voilà un objectif de l’ordinaire à atteindre, un effort à fournir contre l’abattement du quotidien. Il faudra veiller à ne pas se laisser aller. De fait, le chômage sera un espace réglementé par l’efficience. Et cela emportera une myriade de règles : s’astreindre à la régularité du lever, bien manger, faire du sport, et puis, surtout, postuler beaucoup. Postuler pour le prochain travail, lancer des appâts dans toute la ville, tous les jours, même quand il n’y en aura pas, et en dépit des nouvelles accablantes que les journaux diffuseront. Ne pas baisser les bras, croire en soi, ne jamais quitter de l’œil l’objectif. La période d’exclusion est donc, paradoxalement, ce moment de la vie où la force de l’individu est particulièrement sollicitée. S’il n’y a plus d’horaires pour le travail, il n’y a plus de temps pour le répit non plus. Les frontières sont floutées, ne reste que l’angoisse du vide et le soubresaut de cette vie qui se veut partie prenante de la société.

Je suis donc au chômage et je vais devoir lutter. Mais je sais que je ne suis pas seule. Car la crise nous guette, nous sommes et serons des milliers, une armée de l’ombre qui va devoir pleurer sur la tombe de la mondialisation et de l’économie de marché. Nous sommes et serons des milliers, parce qu’il ne peut en être autrement. Le virus a stoppé la folle machine à fric, et voilà que nous sommes tous sous perfusion économique. Chute drastique des productions, des flux globalisés, de la consommation effrénée, des profits immédiats. Après l’effroyable arrêt, les doléances à l’Etat-providence pour sauver les emplois, vient maintenant le temps de la rationalisation du capital et du travail. Triez, choisissez, licenciez.

Nous devons dès maintenant le savoir et nous unir pour agir, car il faut changer ce modèle vérolé dont les conséquences humaines, sociales et environnementales sont connues d’avance. Je ne suis pas seule, tu n’es pas seul non plus, oui, nous sommes et serons des milliers.

Eva Vallaro


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