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SOURCE : Dissidences
Hervé Le Corre, Dans l’Ombre du brasier, Paris, Payot-Rivages (collection « Rivages Noir », édition de poche), 2020, 384 pages, 10 € (Payot-Rivages, collection « Rivages Noir » , 2019, 491 pages).
Un compte rendu de Frédéric Thomas
Le récit débute le jeudi 18 mai et se clôt le dimanche 28 mai 1871. La dizaine de jours que couvre cette histoire est donc celle des derniers jours de la Commune de Paris et de son écrasement au cours de la « Semaine sanglante ». La tension d’ailleurs est omniprésente. Elle imprègne les pages de ce livre et monte en intensité au fur et à mesure des jours. Dans L’Ombre du brasier1 – publié il y a un an et qui paraît maintenant dans un format poche –, Hervé Le Corre, auteur de plusieurs polars ayant gagné de nombreux prix, offre un récit haletant, qui suit, au ras des rues parisiennes, une série de personnages attachants – le sergent breton Nicolas Bellec, le jeune Adrien et le colosse Le Rouge, de la Garde nationale, l’infirmière Caroline, le « délégué à la sûreté » Antoine Roques, etc. –, inquiétants, voire toxiques, tous dessinant le portrait mosaïque du crépuscule de la Commune.
Concentrée sur quelques jours et sur un périmètre restreint – quelques quartiers de Paris –, l’histoire est saturée d’une tension qui semble se répercuter jusque dans les ciels, tour à tour lumineux, gris ou suffocants, ainsi que sur les murs, les pavés et les rues de la capitale. Car se lit aussi dans ces pages une géographie amoureuse de Paris :
« Et puis lui manqueraient trop cette agitation, ce désordre quotidiens, cette foule sur les boulevards, la cohue des omnibus, le cri d’un rémouleur dans la rue tôt le matin, la voix d’un vendeur de journaux scandant les gros titres, les rues étroites des faubourgs et leur tranquillité de villages. Les gamins mal embouchés qui vous bousculent au marché, le grand brouhaha des halles parmi les odeurs crues et les parfums de fleurs. Et le train qu’on prend le dimanche matin pour aller à la campagne près de Montrouge, les enfants ensommeillés qui se réveillent à l’arrivée.
Paris, la ville-monde où tout sera toujours possible » (p. 217).
L’impression donnée cependant que dès le 18 mai, nombre de communards savaient à quoi s’en tenir, que la fin était proche, est sujette à caution. Ainsi, dès les premières pages, ce vieux quarante-huitard affirmant : « on la tiendra, cette barricade… On s’y accrochera comme à une bouée dans le gros temps. (…) Il secouait la tête, les yeux baissés, comme s’il cherchait à se convaincre de ce qu’il venait de dire » (p. 13).
L’intrigue ? Des hommes, aux mobiles divers, sont engagés dans la recherche d’une femme enlevée, alors que la guerre se rapproche, que le chaos et la destruction s’installent, et envahissent tout.
« – Tout ça pour aller récupérer une femme qui est sans doute déjà morte ? demande le capitaine.
Il y a un temps de silence puis Clovis sort de son mutisme :
– C’est la même chose que vouloir sauver la Commune aujourd’hui » (p. 355).
D’être vu dans ces derniers jours, et en fonction de ceux-ci, à partir du début de la fin, alors que le rêve déjà fléchit et, bientôt, sera ravalé par la répression, la Commune brille d’une lumière particulière. Mélancolique comme par anticipation.
« Ils ont croqué des sucres d’orge, ils ont bu quelques bocks devant des cafés ou des tavernes pleins de colères, de rires et d’espoir. Ils lisaient sur des affiches les décrets, les décisions, les appels de la Commune et ils ne pouvaient douter que tout cela serait mis en œuvre parce que c’était pour le bien de tous et que nul ne saurait s’y opposer qui ne serait méchant ou vicieux. Un monde nouveau s’imprimait chaque jour, les rêves se lisaient enfin noir sur blanc, en plein jour, enfin évadés des nuits, de leurs brouillards et de leurs terreurs. C’était le printemps de la vie, tout cela » (p. 43).
Mais le printemps passe et ne reste plus que son ombre. Et c’est déjà le souvenir de ce présent qui fuit et court à sa perte qu’interrogent les divers protagonistes. « Je sais pas bien qui se souviendra de nous. Peut-être ceux qui nous aiment ?
Le lieutenant Grelier s’esclaffe.
– Alors, c’est foutu ! » (p. 32).
Nombre de combattants et de combattantes se croisent, parlent à peine, donnent un nom et un lieu d’habitation, comme pour laisser une trace ou, du moins, pour que quelqu’un se souvienne, disent aux êtres chers qu’il ou elle était bien là. Pour que tout ne s’efface pas. Cette inquiétude de ce qu’il restera, après, de l’espace et du temps qu’occupera cette absence, de son effacement peut-être, mêle le questionnement historique et le tourment amoureux.
« On me jettera dans une fosse commune et toi tu me chercheras peut-être quelque temps puis tu t’habitueras à mon absence mais j’espère que tu te souviendras de moi par moments parce que je ne sais pas, sinon, si quelqu’un gardera un souvenir de mon existence » (p. 330).
Dans l’ombre du brasier est donc aussi un livre de fantômes et de spectres. En ces derniers jours du Paris insurgé, dans la défaite, la fatigue et les combats perdus d’avance, les vaincus ont l’air de revenir de chez les morts. Avant de bientôt y retourner. C’est alors le sens de ce qui ressemble toujours plus à un songe, le devenir de cette espérance, et, plus prosaïquement, de la lutte, alors que tout est perdu, qui pose question.
« Et pourtant, ils restent là. Ils attendent l’assaut. Je ne sais pas s’ils sont courageux ou fous. Je ne sais pas bien, aujourd’hui, la différence entre ces deux mots, dans les circonstances présentes. La seule chose que je sais, c’est qu’ils font ce qu’ils ont à faire. Ce qu’ils croient non pas raisonnable, mais juste. Ils savent l’issue. Ils connaissent la fin. Mais ils ont l’espoir. De vaincre. D’en sortir vivants. Persuadés, sinon, de ne pas mourir pour rien. Voilà ce qui nous mène, nous autres. Ça n’est certainement pas raisonnable » (p. 389-390).
« Les morts ne parlent plus et ceux qui vont mourir se taisent » (p. 556). Pour déjouer ce silence, il faut alors s’en sortir, c’est-à-dire sortir de la défaite, distancier le temps de l’Ordre pour, plus tard, d’une manière ou d’une autre, renouer avec la vie qui continue et qui continuera. Et faire passer au moins les indices de ce qui, sous la cendre froide d’un ciel bas, a brûlé là. Ou alors, cheminer longtemps avec « ces chers fantômes » pour hanter les surlendemains désenchantés et faire dérailler « la défaite sans avenir » (« Les Corbeaux », Rimbaud), jusqu’à se muer en souvenirs.
1L’Ombre du brasier se situe chronologiquement après L’Homme aux lèvres de saphir(Rivages-/noir, 2004), dont l’intrigue, plus policière, se déroule également dans les quartiers populaires de Paris, en 1870, où l’on sent déjà espoir et menace, même si celle-ci se matérialise sous la forme d’un tueur, qui réapparait d’ailleurs dans L’Ombre du brasier.