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SOURCE : Frustration
Fin avril, Myriam* apprend qu’elle est en fait en chômage partiel depuis la mi-mars. Son employeur, le dirigeant d’un cabinet de conseil installé dans un bel immeuble parisien, les avait déclaré, elle et ses collègues, dans ce dispositif exceptionnel (dont l’appellation légale est “activité partielle”) qui permet aux entreprises de faire prendre en charge les salaires par les contribuables lorsque les circonstances provoquent la fermeture de l’établissement ou la diminution de l’activité. Ce n’est pourtant pas le cas pour Myriam et ses collègues, qui ont tous continué à télétravailler, sans même savoir qu’ils étaient en chômage partiel.
31% des salariés en chômage partiel ont dû continuer de travailler
Son cas est loin d’être isolé. Selon l’enquête en ligne Lutte Virale, 31 % des personnes en chômage partiel ou en arrêt maladie pour garde d’enfant ont dû continuer à travailler dont 10 % déclarent l’avoir fait souvent ou tout le temps. Une autre enquête, menée par le cabinet d’expertise Technologia, a plus récemment aboutit à des résultats encore plus alarmants : plus de la moitié des élus du personnel interrogés lors de cette étude estime qu’il y a eu des abus. Le chômage partiel a donc été utilisé par nombre d’employeurs comme une façon de faire des économies sur le dos de la crise sanitaire.
Le chômage partiel est un dispositif régi par le code du travail, qui permet la prise en charge par l’Etat d’une partie de la masse salariale d’une entreprise “lorsque l’entreprise est contrainte de réduire ou de suspendre temporairement son activité pour l’un des motifs suivants : 1° La conjoncture économique ; 2° Des difficultés d’approvisionnement en matières premières ou en énergie ; 3° Un sinistre ou des intempéries de caractère exceptionnel ; 4° La transformation, restructuration ou modernisation de l’entreprise ; 5° Toute autre circonstance de caractère exceptionnel.” (Article R5122-1).
Les médias ont beaucoup communiqué sur le chiffre de huit millions de salariés en chômage partiel et l’attention médiatique et politique a été consacrée aux individus au détriment des entreprises. Pensez-vous, tous ces gens payés chez eux à ne rien faire, c’est quand même la preuve qu’on est dans un sacré pays de gauchistes ! L’écrivain Sylvain Tesson, gourou randonneur, s’exclame dans une interview relayée par l’Obs, au début du confinement : “Se rend-t-on compte de notre chance ? Pendant 15 jours l’Etat assure l’intendance de notre retraite forcée (…) L’Etat se révèle une providence qui n’exige pas de dévotions. On peut lui cracher dessus, il se portera à votre secours”. Il finit par conclure sa diatribe par une pique aux gilets jaunes “On a subitement moins envie d’aller brûler les ronds-points, non ?”
Un dispositif (très) favorable aux employeurs
Sauf que le chômage partiel, ce n’est pas un aumône de notre généreux Etat social envers les salariés. C’est un dispositif créé en 1919 pour aider le patronat face aux aléas économiques. Il a été nettement amélioré en faveur des employeurs à partir du confinement. Auparavant, le recours au chômage partiel n’était autorisé qu’après contrôle des motifs par l’administration du travail (DIRECCTE). Désormais, l’autorisation est donnée de manière tacite et d’innombrables employeurs ont ainsi été autorisés à placer leurs salariés en chômage partiel, alors que leur activité n’avait même pas diminué. Les montants de remboursement sont aussi beaucoup plus élevés : l’entreprise peut toucher jusqu’à 31,97 € par heure chômée alors qu’auparavant le plafond était à 7,74 € ! Et cela ne s’arrête pas là : l’indemnité d’activité partielle versée au salarié est exonérée des cotisations salariales et patronales de sécurité sociale.
C’est désormais un avantage considérable pour l’employeur : plutôt que de devoir rogner sur un poste de dépense, comme… le versement de dividendes, il se voit allégé de la majeure partie de sa masse salariale. Techniquement, le contribuable peut donc être mis à contribution pour que les actionnaires ne le soit pas. Bruno Le Maire a d’ailleurs dû se fâcher tout rouge lorsqu’il a fait preuve d’une fermeté sans précédent sur la question : “J’invite toutes les entreprises qui bénéficient du chômage partiel soit à faire preuve de modération, soit – mieux – à donner l’exemple, à ne pas verser de dividendes” a-t-il tonné le 30 mars.
Certes, à court terme, le salarié y gagne aussi, puisque plutôt que de risquer le licenciement pour motifs économiques, il est maintenu en emploi. Mais c’est aussi un énorme avantage pour l’employeur, qui n’a pas besoin de renouveler sa main d’œuvre et d’en perdre les compétences à chaque grande crise.
Un laxisme médiatique et politique à l’égard des abus patronaux
La demande d’activité partielle se fait auprès de la DIRECCTE, désormais en ligne, et nécessite de démontrer la baisse d’activité. Mais l’opération n’a pas de quoi dissuader les entreprises de raconter des craques. Muriel Pénicaud a en effet clairement souhaité rassurer les fraudeurs, le 7 avril “Notre logique, c’est la confiance a priori et les contrôles a posteriori”. Sauf que les contrôles sont menés par une inspection du travail exsangue (même la très austéritaire Cour des comptes demande des renforts), dont les agents subissent des pressions de la part du ministère du travail pour être arrangeant avec les employeurs.
La pression médiatique n’est guère plus forte. Et pour cause : si le sujet est abordé depuis une semaine, pas le moindre titre ne mentionne qu’il s’agit d’une fraude patronale. Europe 1 allait même jusqu’à écrire, le 27 mai, “ces salariés qui fraudent le chômage partiel” ! Après protestation des internautes, le titre a été modifié, mais l’article n’a pas bougé d’un pouce. De bout en bout, il ne mentionne pas la responsabilité de l’employeur dans ce qui s’apparente à du travail illégal. La conclusion de la chronique, qui donne la sanction pénale en cas de fraude, ne précise pas qu’elle s’applique à l’employeur et non au salarié !
En faisant comme si le chômage partiel était une aide, une aumône de notre Etat social, pour rester “à l’abri chez soi”, la plupart des journalistes ont fait une nouvelle fois la preuve de leur inculture. D’autant plus qu’ils oublient volontairement de mentionner que les salariés au chômage partiel ne touchent que 70% de leur salaire brut alors qu’ils travaillent en fait souvent à plein temps.
6 milliards d’euros d’argent public jetés par la fenêtre
L’Etat est bien une providence, comme le dit Sylvain Tesson (à qui on recommande de retourner photographier des panthères des neiges et de la fermer) mais qui n’illumine que les grandes entreprises privées. C’est d’ailleurs déjà ce que reprochaient les gilets jaunes en dénonçant le CICE, ce crédit d’impôts de dizaines de milliards d’euros sans aucune contrepartie exigées derrières. Et depuis plusieurs semaines, l’argent magique coule à flot pour les entreprises privées, sans exigence ni contrôle. Nos pudiques journaux, toujours prompts à dégainer les chiffres de la fraude aux allocations sociales (300 millions d’euros par an aux dernières estimations), et qui ne parlaient déjà pas de la fraude patronale aux cotisations sociales, estimée entre 6,8 et 8,4 milliards d’euros par an, ne se sont pas amusés à chiffrer le montant potentiel de cette fraude au chômage partiel. Nous nous y sommes essayés :
Budgété à 24 milliards d’euros dans la dernière loi de finance rectificative votée en mars, le chômage partiel dédié à la crise sanitaire, s’il est abusif dans au moins un quart des cas comme les différentes enquêtes tendent à le montrer, serait donc fraudé à hauteur de 6 milliards d’euros. Et encore, il s’agit d’une fourchette basse, puisque les salaires concernés sont sans doute les plus élevés car à niveau cadre – la majorité des cadres pouvant télétravailler, il est plus facile de frauder avec cette main d’oeuvre là.
Nous avons donc potentiellement 6 milliards d’euros d’argent public balancés dans la nature, à payer à la place du patronat des salariés qui continuent de bosser en télétravail pour leur employeur et sans que celui-ci ne soit contraint d’aucune manière de faire des efforts par ailleurs. Ce chiffre est certainement sous-estimé, puisque la dépense publique en termes de chômage partiel excédera les 24 milliards, à en croire le président de la commission des finances de l’Assemblée Nationale. Mais toujours est-il que ces 6 milliards voire plus pourront donc se retrouver en grande partie dans la poche des actionnaires.
Pour donner un ordre de grandeur, à l’automne 2019 était votée la loi de financement de la sécurité sociale qui donnait à l’assurance-maladie un objectif de 4,2 milliards d’économies supplémentaires en 2020.
Que faire pour dénoncer la fraude ?
Que peut-on faire contre ça ? On veut dire : à part faire confiance à Muriel Pénicaud, dont le directeur de cabinet est un ex-membre de la direction du MEDEF, pour qu’elle tape du poing sur la table et mettent en place des contrôles drastiques dans les entreprises françaises ?
Lors d’une visio-conférence en présence de son employeur, Myriam a protesté. Il lui a répondu “oh, ça va, je paie suffisamment d’impôts comme ça”. Nouvellement embauchée, elle n’a pas osé aller plus loin.
Si vous êtes salarié.e témoins et victimes d’abus de chômage partiel, prenez des captures d’écran des mails qui vous demandent du travail, des messageries instantanées, des courriers… Gardez ça sous le coude. Allez voir vos représentants du personnel, qui sont théoriquement en contact avec l’inspection du travail. Sachez, si l’on fait pression sur vous, que la loi vous considère comme lanceur d’alerte. Et vos représentants du personnel, membre du Comité Économique et Social (CSE), sont protégés du licenciement. Ils peuvent donc plus facilement vous représenter et prendre le relais de votre démarche. Si la fraude est démontrée, l’entreprise devra reverser l’intégralité de l’argent public volé, payer une amende tandis que votre employeur risque de la prison.
La crise sanitaire aura décidément permis aux grandes entreprises de se sucrer sur le dos des citoyens, en profitant de la générosité d’un État effectivement providence… dédié aux riches.