Un spectre hante l’Europe : le spectre du politique. Mais les spectres ont toujours quelques problèmes d’incarnation. D’autant plus obsédants qu’ils sont irréels. Si le politique nous hante à ce point, si l’on parle autant de dépolitisation pour s’en plaindre, aussi bien à gauche qu’à droite, on peine à faire revenir une critique qui lui redonnerait corps. D’ailleurs, on ose à peine parler de gauche ou de droite de peur d’avoir des comptes à rendre à propos de cette vieille division un peu vite perçue comme fantomatique. Les nouveaux conseils de la résistance de l’après Covid-19 ne se posent d’ailleurs plus la question. L’heure serait à l’unité, aux grands rapprochements historiques, aux alliances nouvelles face au néo-libéralisme et à sa figure macronienne.
LA POLITISATION AU TRAVAIL
Mais revenons à ce spectre. L’Europe, devrais-je dire plutôt l’UE, est une place bien trop formelle pour être hantée par quoi que ce soit. Vous ne trouverez pas le spectre du politique à Bruxelles mais dans la salle de repos de l’Ehpad en face du jardin du Luxembourg, dans les couloirs du CHU de Bordeaux, en salle des professeurs au Lycée Elie Faure à Lormont. L’homme actif, l’homme du travail qui n’est pas simplement au travail, réalise progressivement que l’activité qui est la sienne est en train de changer. Les mots dans les documents qu’il reçoit n’ont plus le même sens, peut-être plus de sens du tout. Comme l’affirme Stéphane Velut, chef du service de neurochirurgie au CHU de Tours : “Orner, rassurer, intimider… fabrique du consentement. Et soustraire au langage sa force expressive au profit d’un rôle anesthésiant assure de couper court à toute critique.” (L’hôpital, une nouvelle industrie : Le langage comme symptôme, Tracts, Gallimard, 2020) Puis de citer Orwell, 1984. Peu commun pour un neurochirurgien. Un signe des temps ? Mais de quelle critique parle Stéphane Velut ? Une critique au travail et cela en deux sens : une critique sur le lieu de travail, depuis son activité ; une critique qui se met au travail indépendamment du commerce verbal insignifiant qui est aussi celui de la société du spectacle, devenue spectacle de la société sans histoire.
Alors reformulons : un spectre hante l’Europe, le spectre de voir le travail redevenir en pratique le lieu d’une repolitisation, c’est-à -dire d’une conscience politique qui se sait appartenir à un ensemble plus large qu’elle, à une “volonté collective” pour reprendre la très juste formule d’Antonio Gramsci. Cette prise de conscience est évidemment empêchée quand il s’agit de “couper court à toute critique”. C’est ici que le management néo-libéral joue à plein : briser les groupes subalternes, isoler les travailleurs, faire usage du numérique selon des principes de dispersion et d’atomisation des personnels, éviter les relations transversales d’un service à l’autre. Bref, tout faire pour chasser le spectre du politique dans une immense conjuration de la conflictualité sociale que l’on nommera aussi, dans une énième trahison des termes, un “progressisme”.
C’est cette séparation qui est en train de craquer par le bas
Ce à quoi nous assistons n’est autre qu’une lutte du travail, une lutte dans le travail et derrière cette lutte un retour du social comme ce qui nous est commun. L’idéologie dominante n’aborde cette question que sous le registre économique des coûts. Le social serait une charge. Pour arriver à cette déformation là , il est nécessaire de le fragmenter. Le social n’existe pas, il n’y aurait que des publics. C’est ainsi que nous avons vu apparaître, à l’occasion de cette pandémie, un nouveau vocabulaire de la segmentation : les plus de 70 ans à protéger, les diabétiques, les malades chroniques, les obèses mêmes. La question se déplace de la santé publique, de la chose publique par conséquent, à des publics différenciés qu’il s’agit d’administrer. Ce qui vaut pour le travail se retrouve évidemment pour le corps social dans son ensemble : une grande partition fonctionnelle. Très au-dessus encore se tiendrait le politique, une vision surplombante qui fixerait les grandes orientations, l’UE faisant office de superstructure unifiante. Le lien entre les publics et la superstructure est assuré par des intellectuels flottants et sans pratiques situées, bien installés dans la société du spectacle. C’est cette séparation qui est en train de craquer par le bas.
UNE RECOMPOSITION POLITIQUE
Sous les radars de la société du spectacle en effet, dans le travail, une recomposition est en train de se faire. Elle réclame à la fois plus d’autonomie pour les praticiens et elle critique l’imposition unilatérale et non collégiale de normes totalement dissociées de la pratique. “La gravité de la situation aidant, faisons-lui encore confiance [à l’électorat] pour guérir un système emblématique de la res publica.” Cette conclusion de Stéphane Velut mérite certainement d’être affinée. Ce n’est pas l’électorat qui guérira l’hôpital, l’exemple que nous prenons ici, mais la capacité qu’auront les travailleurs de l’hôpital a élaborer une volonté collective capable de peser politiquement afin de redonner, depuis le social, un sens au mot République.
C’est ici que la critique du monde politique doit être faite sur des bases profondément sociales. Curieusement, nous retrouvons dans la sphère politique séparée (à l’exception de quelques députés actifs sur le front social mais minoritaires) les mêmes travers que ceux de cette administration des publics dans le management néo-libéral. Ce point essentiel est rarement perçu. Au lieu de vouloir unifier des alliages improbables, des unions souverainistes, des unions de la gauche, des CNR de tous horizons, ne pourrait-on pas se demander comment faire en sorte que cette repolitisation par le social puisse trouver une forme politique ? Cette forme ne sera pas celle d’une pastorale dans laquelle un chef conduira demain un troupeau différencié vers plus de bonheur.
Cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne faut pas s’efforcer de structurer ces mouvements sociaux, de les comprendre. Non pas depuis une position de surplomb mais dans les processus qui sont en train de les faire naître. Ce constat vaut plus généralement pour les mouvements sociaux profonds que nous connaissons depuis deux ans en France, gilets jaunes inclus. Englués dans une conception surplombante du politique, entre expertise et pastoralisme, nous peinons encore à comprendre que l’humain c’est avant tout du social et qu’il n’y a pas d’institution du social sans une pensée de la res publica.
Il n’y a pas d’horizon mais simplement des gens au travail qui cherchent une forme politique d’une autre nature que celle qui a donné
Il va de soi que nous payons au prix fort l’inexistence d’un parti structuré puissant capable d’organiser cette pensée, de lui donner corps politiquement en face de la dilution macroniste et de la guerre des chefs. La maturité démocratique est pourtant à ce prix. Elle suppose, c’est une évidence qu’il faut sans cesse rappeler, un usage public de la raison trop souvent empêché par le spectacle politique qui, à force de vouloir toucher la masse, laisse la majorité indifférente. Cet usage public de la raison est aussi un usage public de la critique qui risque bien souvent de titiller le marché des consensus éloignés. En ce sens, la dépolitisation vient aussi de ceux qui, sous couvert de pragmatisme, veulent au plus vite proposer un horizon pour “le monde d’après”. Ils peinent à comprendre qu’il n’y a pas d’horizon mais simplement des gens au travail qui cherchent une forme politique d’une autre nature que celle qui a donné, sous des gouvernements de gauche ou de droite, l’hégémonie néolibérale actuelle qui leur fait tellement mal.
Il est douteux que le populisme puisse atteindre la radicalité institutionnelle qui permettrait d’entreprendre un tournant critique et politique
Au fond, nous retrouvons la question posée par Wendy Brown reprise par Christian Laval dans Penser le néolibéralisme (in Penser à gauche, Figures de la pensée critique aujourd’hui, Ed. Amsterdam, 2011). “Sommes-nous réellement des démocrates – croyons-nous encore au pouvoir du peuple et le voulons-nous vraiment ?” Répondre à cette question ne pourra se faire sans revenir aux fondements sociaux de la République. Cela pose autant la question de la souveraineté politique, celle du peuple, que notre capacité à organiser politiquement, depuis nos pratiques situées, une force de résistance au néo-libéralisme et à son management invasif, aliénant et paternaliste. Dans ces conditions, il est douteux que le populisme, qu’on le dise de droite ou de gauche, avec ce que cela implique de concentration du pouvoir (une nébuleuse et un chef), puisse atteindre la radicalité institutionnelle qui permettrait d’entreprendre un tournant critique et politique capable de remettre le social au cÅ“ur de notre République.