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SOURCE : Regards
Inégalités territoriales et sociales, violences policières… Malgré des combats partagés, la convergence entre le mouvement des « gilets jaunes » et les mobilisations des banlieues populaires n’a pas eu lieu. Nos trois invités, impliqués dans ces luttes, discutent de l’isolement politique des « quartiers ».
Assa Traoré. Sœur d’Adama Traoré, mort en juillet 2016 à la gendarmerie de Persan après une arrestation brutale, elle est la porte-parole du comité Vérité et justice pour Adama. Ella a publié avec Elsa Vigoureux le livre Lettre à Adama (éd. Seuil, 2017).
Marie-Hélène Bacqué. Sociologue et urbaniste, professeure à l’université Paris Ouest, elle a participé à la création de la coordination nationale des quartiers populaires Pas sans nous, et dirigé avec Éric Charmes l’ouvrage Mixité sociale, et après ? (éd. Puf-Vie des idées, 2016).
Azzédine Taïbi. Maire communiste de Stains et conseiller départemental de Seine-Saint-Denis, il se mobilise régulièrement avec d’autres élus de son département contre les inégalités de traitement dont est victime leur territoire.
Regards. Quel regard les quartiers populaires portent-ils sur le mouvement des gilets jaunes ?
Assa Traoré. Avec le Comité Adama, dès la deuxième semaine de mobilisation, nous avons décidé de soutenir les gilets jaunes et de lancer un appel. Au départ, on nous disait qu’il ne fallait pas y aller parce qu’on y entendait des propos racistes. Nous avons très vite compris qu’il s’agissait d’un mouvement qui pouvait être récupéré et qu’il fallait stopper cette récupération politique. Ça a tout de suite été le sens de notre démarche. On ne peut pas parler de ce mouvement sans parler de nous, sans parler des quartiers populaires. Qui, mieux que les quartiers populaires, peut parler de la pauvreté, de la précarité, du mal-logement et de la violence policière ? Nos voix sont aussi importantes que celles des autres. Donc nous ne rejoignons pas ce mouvement : ce mouvement nous appartient, il fait partie de notre histoire.
Marie-Hélène Bacqué. Une bonne partie des gilets jaunes vient de territoires où vivent des classes populaires. C’est la « France des petits-moyens », pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif. Tout dépend donc de ce que l’on qualifie de quartiers populaires. Si l’on restreint ceux-ci aux banlieues populaires qui ont une histoire sociale et politique spécifique, leurs revendications rencontrent largement celles des gilets jaunes en termes de redistribution sociale et de démocratie. On a cependant pu observer des hésitations parmi les habitants des banlieues populaires et leurs organisations à s’associer au mouvement des gilets jaunes, pour plusieurs raisons. D’abord parce que ces revendications ne sont pas nouvelles dans les banlieues populaires. J’ai pu entendre des réflexions comme : « Je suis un gilet jaune depuis bien longtemps, mais on ne nous entend pas ». Ensuite parce que les habitants des banlieues populaires se rappellent avoir été seuls lors des révoltes de 2005. Par ailleurs, au départ de la mobilisation, on a relevé des réactions racistes ou anti-immigration. Et enfin, il y avait une crainte que les violences de certaines manifestations ne soient directement attribuées aux « jeunes des quartiers » racialisés. Cela n’a d’ailleurs pas manqué dans les commentaires des médias. Sous-jacente à cette hésitation et cette discussion est posée la question de la discrimination. Mais il faut quand même relever, outre la position du Comité Adama, une série de convergences locales comme à Angers, à Clermont-Ferrand ou encore à Rungis.
Azzédine Taïbi. Le mouvement des gilets jaunes est clairement et profondément un mouvement populaire. Les classes populaires et moyennes y sont très largement représentées. Et dans le populaire, il y a le peuple. Mais j’ai très vite senti qu’il y avait une certaine résonance entre les revendications portées par ce mouvement et ce que je peux entendre, par exemple, dans les quartiers populaires de ma ville, Stains. La seule différence, c’est que les mobilisations portées par le milieu associatif et les habitants des quartiers populaires n’ont jamais été prises en compte. Elles ont même souvent été stigmatisées, y compris par les forces de gauche. Une gauche qui ne s’est pas non plus mobilisée – ou très tardivement, par exemple après la mort d’Adama Traoré. Ce qui est regrettable, c’est que ce qu’ont pu obtenir les gilets jaunes – même s’ils n’ont finalement pas obtenu grand-chose – nous rappelle que les revendications et les critiques que nous formulons depuis plusieurs années ne sont jamais ne serait-ce que considérées. S’il y avait eu du courage et une volonté politique, après 2005 notamment, on aurait pu imaginer un sursaut de la République. Ça n’a pas été le cas.
Pourquoi a-t-on fait ce reproche aux jeunes des quartiers populaires d’être absents des mobilisations des gilets jaunes ?
Assa Traoré. Quelque chose me dérange dans les perceptions de la banlieue : il n’y a pas que des jeunes. On associe le mot « quartier » à celui de « jeune ». Cela veut dire que les jeunes ne sont même pas considérés comme des adultes. Le doigt pointé sur cette jeunesse-là continue de l’être quand ils sont adultes, quand ils sont pères ou mères de famille. Il faut arrêter : dans ces quartiers, il n’y a pas que des jeunes…
« La place des jeunes des quartiers dans cette mobilisation relève parfois du fantasme : on veut les voir. Mais on veut les voir pour quoi ? Les voir se faire tuer ? »
Assa Traoré
Vous discutez avec cette jeunesse qui, malgré tout, existe dans les quartiers. L’invitez-vous à rejoindre les cortèges des gilets jaunes ?
Assa Traoré. Honnêtement, je n’enverrais même pas mon petit frère dans le mouvement des gilets jaunes. Je pose toujours cette question : si l’on met un jeune noir ou arabe à côté d’un gilet jaune blanc, urbain, sur qui la police va-t-elle tirer en premier ? La réponse est malheureusement évidente. Alors, bien sûr, j’entends ceux qui nous disent que les jeunes des quartiers ne sont pas venus sur les Champs-Élysées ou dans les mobilisations des gilets jaunes, mais il faut comprendre cette jeunesse-là. Dans nos quartiers, il y a des luttes, aux abords des quartiers, il y a des combats. Les jeunes ne sont pas obligés de venir dans ces mobilisations, ils ne sont pas de la chair à canon pour les rues de Paris. La place des jeunes des quartiers dans cette mobilisation relève parfois du fantasme : on veut les voir. Mais on veut les voir pour quoi ? Les voir se faire tuer ? Nous, nous n’avons même pas besoin d’aller manifester dans la rue, on vient nous tuer dans nos quartiers.
Marie-Hélène Bacqué. « Où sont les jeunes des quartiers populaires ? », cette question est en effet revenue souvent dans les médias alors que, au même moment, les lycéens se mobilisaient en Seine Saint-Denis – notamment sur des enjeux liés à la justice sociale proches de ceux des gilets jaunes. Encore une fois, la question est de savoir de qui et de quels territoires on parle. L’opposition entre banlieues populaires et grande périphérie faite notamment par des intellectuels comme Christophe Guilluy est de ce point de vue trop simpliste. Il y aurait, schématiquement, d’un côté des territoires assistés habités par des immigrés ou enfants d’immigrés et, de l’autre, des territoires laissés pour compte peuplés de « Blancs » pauvres qui travaillent et qui n’arrivent pas à s’en sortir. C’est plus compliqué que cela, d’abord parce que dans toute une partie des banlieues populaires, comme dans les grandes périphéries, on observe les mêmes inégalités en termes de droit commun. Ensuite parce que ces territoires et leur avenir sont liés dans les choix de développement des métropoles. Cela souligne d’autant plus les enjeux de convergence des luttes.
Azzédine Taïbi. Il faut en finir avec cette idée que les populations des quartiers ne se mobiliseraient pas. Elles sont en permanence mobilisées, mais totalement ignorées et rendues invisibles par les médias. On peut faire le constat inverse : tous ces politiques qui ont soutenu les gilets jaunes, où sont-ils lorsque ça explose dans les quartiers ? Cela dit, je suis inquiet d’une dérive possible du mouvement. Pas du fait des gilets jaunes, mais de celui d’une dérive médiatique et politique bien organisée, y compris par le pouvoir actuel à l’approche des élections européennes. J’ai perçu cette tournure inquiétante après l’agression d’Alain Finkielkraut, à propos de laquelle on a pointé du doigt, quasi automatiquement, les quartiers populaires et les mouvements radicalisés dont ils seraient issus. C’est terrible et inquiétant d’ignorer ce piège dans lequel même la gauche s’est engouffrée. C’est pour moi une manipulation supplémentaire, qui se retourne contre les quartiers pour les stigmatiser un peu plus et pour détourner le regard de leurs véritables revendications.
« Il faut en finir avec cette idée que les populations des quartiers ne se mobiliseraient pas. Elles sont en permanence mobilisées, mais totalement ignorées et rendues invisibles par les médias. »
Azzédine Taïbi
Quelle analyse faites-vous de ce que la gauche a fait, ou pas fait, pour les quartiers ?
Assa Traoré. Une partie de la gauche instrumentalise les quartiers populaires. Après la mort de mon frère, la gauche a déserté. Elle a cherché parfois à se donner bonne conscience avec des tweets et des photos. Il y a des députés, il y a eu des ministres de gauche, ils sont garants de nos droits. Qu’ont-ils fait ? Je leur dis aujourd’hui : prenez vos responsabilités. Nous voulons du concret. Il y a aussi beaucoup de paternalisme chez certains représentants de la gauche qui trouvent en nous une forme de caution. Je veux leur dire que nous valons mieux que ça, que nos voix comptent et que ce combat pour les quartiers populaires ne peut pas se faire sans nous. Avec nos mots. Et nos voix. Je sais qu’ils vont vouloir venir à la marche du 22 juillet prochain en mémoire d’Adama pour être sur la photo. Ils seront les bienvenus, mais qu’ils assument jusqu’au bout et qu’ils parcourent les cinquante kilomètres avec nous, dans ce cas. Qu’ils ne se contentent pas de passer pour être sur les images.
Azzédine Taïbi. Je ne veux pas être pessimiste, mais je trouve que la situation a empiré depuis 2005. La vie des quartiers se dégrade. La question sociale, la question des discriminations et des injustices est beaucoup plus puissante qu’avant. La République d’une manière générale, et la gauche en particulier, ont abandonné les quartiers populaires. Je vois ce qu’elle aurait pu, ce qu’elle aurait dû faire depuis tout ce temps. Et nous n’en serions pas là aujourd’hui si elle avait réellement œuvré pour défendre les quartiers. Quant à Macron, il surfe tout simplement sur ce qui n’a pas été fait depuis plus de trente ans. Je ne déconnecte pas ma sensibilité de citoyen de celle de maire. Et c’est pour ça que j’ai décidé de lancer un recours contre l’État pour le mettre face à ses responsabilités.
Est-ce que la figure du précaire, du pauvre, est la même dans les banlieues populaires, dans les territoires ruraux ou dans les périphéries urbaines ?
Assa Traoré. Il y a de la précarité partout. J’ai conscience de la précarité qui existe dans le monde rural. Je ne suis pas là pour faire une hiérarchie de la précarité et dire que dans les communes rurales, elle est moins importante que dans les quartiers populaires. Mais il y a des catégories. Et nous, dans les quartiers populaires, nous appartenons à une sous-catégorie. Mon frère était considéré comme un sous-homme. Azzédine a raison, la situation s’est aggravée depuis 2005 et le racisme s’est banalisé. Auparavant, la France, contrairement aux États-Unis, masquait le racisme derrière la classe sociale. Il faut cesser de nier la réalité : il y a en France un racisme bien réel. Et hélas, les gilets jaunes n’ont pas échappé à cette dérive. Les violences à l’endroit des habitants des quartiers populaires, victimes de ce racisme, c’est le grand problème d’aujourd’hui qu’on ne veut pas voir.
Azzédine Taïbi. Il existe une forte envie de dignité dans les quartiers populaires. Il est insupportable que ce gouvernement veuille nier que, dans les quartiers populaires, il y a des formes de solidarité et de résistance. Elles sont pourtant réelles, c’est le cas à Stains par exemple. On sait qu’il y a un tissu de citoyens, d’habitants qui se mobilisent pour cette quête d’égalité et de dignité. Et c’est sans doute plus fort aujourd’hui que ça ne l’était par le passé où j’ai vu des gens baisser les bras. Mais avec la réduction des dépenses publiques, qui impactent les associations, les répercussions sont énormes. Et le tissu associatif, si nécessaire dans ces quartiers, se délite peu à peu.
Assa Traoré. Il est vrai que, souvent, on parle des quartiers comme s’ils n’avaient pas de passé, pas d’histoire. Comme si tout ne faisait que commencer. Avant nous, il y a eu le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues). Pourquoi n’en parle-t-on pas ? Le MIB et d’autres organisations ont fait beaucoup de choses. Notre voix devrait compter d’autant plus. C’est ce que nous disons aussi aux gilets jaunes : avant nous, avant eux, il y a eu des luttes dont il faut se souvenir. Nous ne venons pas de nulle part. Il faut respecter les personnes qui se sont soulevées pour nous. Il faut aussi respecter la mémoire de nos morts. Parce que nous mourons dans les quartiers. Et on n’a pas attendu les violences contre les gilets jaunes pour réclamer l’interdiction de l’usage des LBD (lanceurs de balles de défense).
Marie-Hélène Bacqué. La dénonciation de la violence policière n’est en effet pas nouvelle dans les banlieues populaires et elle n’a jusqu’à présent pas été entendue, de même que celle des contrôles au faciès. Plusieurs mouvements se sont structurés après 2005 sur ces enjeux et plus largement sur les enjeux d’égalité. Il y a eu notamment le grand tour de France qu’avait organisé l’association AC Le Feu, avec les cahiers de doléances. Et Assa a raison : on a l’impression que l’on repart à zéro, sans prendre en compte ce travail et cette dynamique. Or l’histoire des quartiers populaires est aussi une histoire des luttes qui appartient à notre histoire collective.
Assa Traoré. On le voit dans l’Éducation nationale, qui a un rôle très important. Quand j’étais à l’école, on ne m’a pas enseigné l’histoire sociale et politique des quartiers. Et pourtant, le rôle de la transmission, des cultures, de l’histoire, dès l’enfance à l’école, est primordial. Parce que c’est notre héritage commun. C’est la même chose quand l’école se refuse de parler de la colonisation ou de l’esclavage. Et quand on ne veut pas en parler, cela signifie qu’on refuse de l’assumer. Alors aujourd’hui, nous nous battons pour imposer cette histoire, notre histoire. Qui est celle de la France. Il nous faut assumer notre histoire.
Les grands projets franciliens, avec l’arrivée de nouveaux transports, le Grand Paris Express, les Jeux olympiques, les infrastructures nouvelles, sont-ils une opportunité pour les quartiers ?
Azzédine Taïbi. Il faut dire la vérité : ces projets ne profiteront pas à tout le monde. Voire, ils profiteront qu’à quelques-uns. Je veux croire qu’il est encore temps d’inverser la tendance. Les grosses boîtes qui vont se gaver sur le dos des infrastructures que nous allons payer ne doivent pas tourner le dos aux habitants. Il y a des compétences dans nos quartiers. Et les habitants ne sont pas là uniquement pour assurer le gardiennage de chantiers, la sécurité ou le ménage des bureaux. 80 % des infrastructures prévues pour les JO le sont en Seine-Saint-Denis. Cela veut dire qu’il doit y avoir des retombées pour nous et les départements limitrophes. On n’en prend pas le chemin, mais nous devrons amplifier la bataille pour que ce soit le cas.
Marie-Hélène Bacqué. Le projet du Grand Paris Express permettra de désenclaver certains territoires et favorisera la mobilité des habitants. Mais quand on fait le tour des sites des nouvelles gares, on voit surtout des opérations immobilières privées cherchant à attirer des classes moyennes et des investisseurs. Une fois encore, la question est de savoir pour qui se développe la métropole francilienne. Quant aux Jeux olympiques, les bilans faits au Brésil ou en Grèce montrent qu’il faut être plus que prudent sur leurs retombées positives.
Il y a un décalage entre ces grands projets et les besoins des quartiers, qui souffrent notamment de l’affaiblissement, voire de la disparition des services publics ?
Azzédine Taïbi. Oui, et je peux vous dire que nous sommes dans un moment très critique de la vie des communes populaires. À Stains, avec les habitants, je suis obligé de me battre tous les jours pour maintenir les services publics : la Poste, la Sécurité sociale, les impôts, etc. Mais je suis habitué à ne rien lâcher avec les habitants qui se mobilisent. Et il y a de quoi être en colère quand on voit qu’à Neuilly-sur-Seine ou à Levallois, on conserve les services publics. Leurs habitants n’ont pas besoin de se battre, eux. Certains maires ont fini par renoncer et accepter l’idée de créer des maisons des services publics, sans voir le piège qui leur était tendu. On nous l’avait proposé à Stains, mais je l’ai refusé parce que derrière cette idée de mutualisation, il y a de fait la disparition d’autres services publics considérés comme non rentables. C’est très inquiétant.
Assa Traoré. Pour que notre jeunesse participe à la construction de ce monde, à la construction de cette France, à la construction de leur propre vie, il faut un véritable service public, accessible et disponible pour tous. Aujourd’hui, le seul service public qui profite de la jeunesse des quartiers, ce sont les prisons. Investir dans les autres services publics, ce serait investir dans l’avenir de la jeunesse des quartiers. Mais l’État ne le veut pas, comme s’il considérait qu’elle est nuisible. Nous, nous disons que cette jeunesse va participer à la construction de la maison France. Les infrastructures publiques nous appartiennent aussi. Il faut arrêter de nous considérer comme « les terroristes des quartiers », comme on a surnommé mes frères.
« On commence à comprendre l’importance de la racialisation de la question sociale, les logiques d’altérisation des populations racisées, profondément ancrées dans les discours et les comportements. »
Marie-Hélène Bacqué
Pourquoi la question de la place des racisé-e-s dans l’espace public pose-t-elle problème ?
Assa Traoré. En France, on a tendance à se comparer aux États-Unis sur toutes les questions liées aux violences policières, mais pas sur les questions de racisme. De l’autre côté de l’Atlantique, on parle plus facilement du racisme d’État, par exemple. Chez nous, ce sera beaucoup moins clair, beaucoup moins assumé – alors que les actes sont là et que nos vies en dépendent trop souvent. Il faut donc imposer les personnes racisées dans l’espace public car leur voix compte. J’aimerais que des personnalités, des politiciens, des philosophes arrivent à assumer le mot de racisme.
Azzédine Taïbi. De mon point de vue, elle pose effectivement problème car le poids du passé colonial de la France est encore présent dans le débat politique et dans la manière dont nos institutions fonctionnent. La France refuse de reconnaître le fait colonial et les crimes qu’elle a pu commettre en son nom, principalement en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne. Or ce sont ces populations qui sont victimes de mépris, de discriminations et de racisme. Il est regrettable de voir, encore aujourd’hui, que la question du racisme et des discriminations est exclusivement portée par des collectifs et associations d’habitants des quartiers populaires – c’est le cas avec le combat que mènent Assa et le collectif Adama. Elle est aussi portée par des intellectuels, des historiens courageux, je pense à Pascal Blanchard par exemple, et concrètement par des équipes municipales progressistes et très engagées – c’est le cas à Stains.
Marie-Hélène Bacqué. La question de la discrimination est en train de rentrer dans le débat public, mais c’est un processus très long. En France, contrairement à d’autres pays, il est difficile de faire des études sur la discrimination car les statistiques ethniques sont interdites. Une série de travaux ont néanmoins mis en évidence cette réalité. On commence à comprendre l’importance de la racialisation de la question sociale, les logiques d’altérisation des populations racisées, profondément ancrées dans les discours et les comportements, y compris au plus haut niveau des institutions. Cela renvoie à ce disait Assa : il faudrait que la France arrive à se poser la question de l’héritage colonial et que ce soit un débat partagé. C’est l’histoire des racisés, mais c’est aussi l’histoire des Blancs.
Assa Traoré. Ce dont il faut se rendre compte, c’est que toute une partie de la population est entre la vie et la mort parce que, lorsque des jeunes sortent, ils peuvent se faire tuer. Et cela se passe en France, dans un État dont la devise est « liberté, égalité, fraternité ».
Entretien réalisé par Pierre Jacquemain