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SOURCE : Reporterre
Depuis le 8 juin, Oscar Temaru, le chef indépendantiste polynésien, est en grève de la faim, contestant une nouvelle décision judiciaire à son encontre. Pour les autrices et auteurs de cette tribune, il est plus que temps que l’État français clarifie les rapports qu’il entretient avec cette collectivité d’outre-mer du Pacifique, stratégique pour les expérimentations nucléaires dont elle a été le théâtre.
Le 8 juin, le leader indépendantiste Oscar Temaru, maire depuis 1983 de Fa’a’a (la commune la plus peuplée de Polynésie française) et président du parti politique Tâvini huira’atira, a entrepris une grève de la faim pour protester contre ce qu’il décrit comme un acharnement de l’État français à son encontre. À 75 ans, d’une santé fragile, il n’exclut pas, après avoir voué sa vie à la cause indépendantiste, de mourir en martyr de cette même cause. La Polynésie française mérite mieux qu’un tel dénouement, dont les conséquences sont imprévisibles. Elle a toutes les capacités pour décider son destin par elle-même, en population adulte responsable de ses choix. Mais cela suppose, ici aussi, que l’État français soit capable de se réinventer.
À plus de 15.000 kilomètres de Paris, la Polynésie française n’attire qu’épisodiquement l’attention des médias français généralistes. Il s’y joue pourtant une part de l’histoire nationale, depuis l’annexion de Tahiti en 1880 jusqu’à l’installation du Centre d’expérimentation nucléaire du Pacifique en 1963, et à travers les formes que prend l’action de l’État dans ces périphéries de la République française.
Mettre en œuvre tous les moyens de nature à donner aux Polynésiens une meilleure maîtrise de leur pays, de leur économie et de leur destin
Dans son rapport de 2015, la mission d’information parlementaire dirigée par Jean-Jacques Urvoas soulignait la situation sociale et économique préoccupante de cette collectivité d’outre-mer. Il rappelait que plus d’un quart de la population y vit sous le seuil de pauvreté. Une étude de l’Agence française de développement (AFD) situe la Polynésie française au dernier rang de l’outre-mer français en matière d’indice de développement humain (IDH), un indicateur qui prend en compte la santé et la longévité, le niveau d’éducation et le niveau de vie. Si la Polynésie française bénéficie statutairement d’une forme d’autonomie (avec des compétences élargies accordées à l’exécutif local), elle reste de fait étroitement dépendante des transferts publics et du bon vouloir de l’État central, seul détenteur des compétences régaliennes.
Ce constat devrait conduire l’État français à réfléchir, avec l’ensemble des acteurs polynésiens concernés, à un processus maîtrisé de décolonisation, comme c’est le cas depuis plusieurs décennies en Nouvelle-Calédonie : non pour réduire l’avenir de la Polynésie française à un choix binaire entre la France ou l’indépendance, mais pour mettre en œuvre tous les moyens de nature à donner aux Polynésiens une meilleure maîtrise de leur pays, de leur économie et de leur destin. C’est ce à quoi l’enjoint l’ONU, dont l’Assemblée générale a réinscrit depuis 2013 la Polynésie française sur la liste des territoires à décoloniser. Mais l’État français a choisi la politique du mépris et de la chaise vide, laissant le soin au gouvernement polynésien d’aller expliquer à New York que la Polynésie française n’a pas besoin de décolonisation.
L’État français ne se montre pas non plus prêt à assumer pleinement sa responsabilité historique et morale envers tous les Polynésiens victimes des essais nucléaires. Dans son rapport 2018, le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires mis en place par l’État indique seulement 159 décisions d’indemnisation, pour 1.433 demandes au total (ce qui inclut aussi 438 dossiers concernant la période où les essais ont été menés en Algérie). La suppression, en 2017, du critère du « risque négligeable » (qui écartait la plupart des Polynésiens des bénéfices de la « loi Morin » relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français) avait soulevé un début d’espoir chez les associations de victimes. Elles dénoncent désormais la réintroduction dès 2018 d’un nouveau critère restrictif, celui de 1 mSv (millisievert) qui mesure la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires reçue par un individu et en deçà de laquelle aucune indemnisation n’est possible. Une à une, les victimes des essais meurent et l’État français maintient des procédures interdisant une indemnisation juste et rapide. Il vient encore d’étendre la portée du critère de 1 mSv aux dossiers déposés avant 2018, à l’occasion de la récente loi relative à la crise sanitaire.
Dans le même temps, les représentants de l’État français se préoccupent de construire à Tahiti un « centre d’information des essais nucléaires », qui ne répond à aucune demande de la population polynésienne. Ce lieu doit permettre, selon les termes officiels, de conserver et transmettre la mémoire de ces événements « dans une démarche apaisée de recherche des faits historiques ». Mais si la recherche historique est utile, l’apaisement ne se décrète pas unilatéralement. Et l’attitude de l’État français dans ce dossier n’est pas exempte de cynisme : ayant fait don au gouvernement local d’un terrain situé au centre de Papeete, il laisse en effet au gouvernement local la charge de dépolluer les bâtiments qui s’y trouvent (ils contiennent de l’amiante) et d’y construire le nouveau centre.
La réhabilitation du père du nationalisme polynésien, Pouvanaa a Oopa, condamné et exilé en 1959 pour un crime qu’il n’avait pas commis
Par le biais du procureur de la République à Papeete, fonctionnaire placé sous l’autorité du garde des Sceaux, l’État français a engagé par ailleurs une série d’actions visant le leader indépendantiste Oscar Temaru. Elles ont d’abord visé les subventions versées par la commune à la radio Te Reo o Tefana, soupçonnée de servir les intérêts politiques de l’équipe municipale de Fa’a’a. Condamné en 2019 à six mois de prison avec sursis et à une amende de 42.000 euros, Oscar Temaru a fait appel de cette condamnation. Sans attendre un second jugement, le procureur de la République a ouvert un nouveau front, en lançant une enquête préliminaire concernant la régularité de la protection accordée par le conseil municipal de Fa’a’a à Oscar Temaru en sa qualité de maire : une protection garantie par l’article L. 2123-34 du Code général des collectivités territoriales qui dispose que « la commune est tenue d’accorder sa protection au maire (…) lorsque celui-ci fait l’objet de poursuites pénales à l’occasion de faits qui n’ont pas le caractère de faute détachable de l’exercice de ses fonctions ». Comme si cela ne suffisait pas, dans le cadre de la même procédure, une saisie de 92.000 euros a en outre été effectuée le 4 juin sur le compte personnel du maire de Fa’a’a.
Il ne s’agit pas de dire ici que le statut politique d’Oscar Temaru devrait le mettre à l’abri de la justice ni de se prononcer sur le fond de l’affaire de la radio Tefana, toujours en cours. Mais l’attitude de l’État en Polynésie française nourrit inévitablement les soupçons de parti pris : comme l’écrivait en 2014 l’historien Jean-Marc Regnault, la France se montre trop souvent « à l’opposé d’elle-même » en Polynésie française. En 2018, la justice française a su reconnaître une part de cette responsabilité historique, en prononçant la réhabilitation du père du nationalisme polynésien, Pouvanaa a Oopa, condamné et exilé en 1959 pour un crime qu’il n’avait pas commis, par un État français soucieux d’éliminer tout obstacle à l’installation de son centre d’expérimentation nucléaire. Pour autant, l’État semble aujourd’hui encore incapable de sortir d’un rapport de domination pour entrer dans une réflexion plus sereine sur l’avenir de cette collectivité, en reconnaissant la légitimité de toutes les opinions politiques qui s’y expriment — y compris lorsqu’elles revendiquent le droit universel à l’autodétermination. Dès lors, il enferme la Polynésie française dans une impasse.
Jean Anderson, professeure et traductrice (Victoria University in Wellington)
Irène Bellier, anthropologue (CNRS, LAIOS), vice-présidente du GITPA
Alban Bensa, anthropologue (EHESS)
Estelle Castro-Koshy, chercheuse et traductrice (James Cook University)
Sylvie Crossman, éditrice d’Indignez-vous !, écrivaine
Tokainiua Devatine, artiste et enseignant de Tahiti
Simone Dreyfus Gamelon, présidente honoraire du GITPA (Groupe international de travail pour les peuples autochtones)
Yannick Fer, sociologue (CNRS – Centre Maurice Halbwachs)
Malcom Ferdinand, chercheur en sciences politiques (CNRS – IRISSO)
Barbara Glowczewski, anthropologue (CNRS – Laboratoire d’anthropologie sociale)
Jean-Christophe Goddard, philosophe (Université de Toulouse 2 Jean-Jaurès – TRANSMIS)
Élie Kongs, éditions Dehors
Patrick Kulesza, président exécutif du GITPA
Géraldine Le Roux, anthropologue (Université de Bretagne occidentale)
Gwendoline Malogne-Fer, sociologue (associée au Centre Maurice Halbwachs)
Françoise Morin, anthropologue, vice-présidente du GITPA
Tahitua Oopa, étudiant en design, descendant de Pouvaana a Oopa
Denis Pourawa, poète kanak
Bernard Saladin d’Anglure, anthropologue, vice-président du GITPA
Christophe Serra-Mallol, sociologue (Université de Toulouse)
Chantal Spitz, écrivaine polynésienne
Viri Taimana, artiste polynésien
Edgar Tetahiotupa, anthropologue (Université de la Nouvelle-Calédonie)
Vāhi Tuheiava-Richaud, linguiste et anthropologue (Université de la Polynésie française)
Dénétem Touam Bona, philosophe franco-centrafricain
Christophe Pierre Yanuwana, militant Kali’na de Guyane
Éric Wittersheim, anthropologue (EHESS)