AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Marianne
“La crise du Covid-19 pousse un cran plus loin la révélation de ce qui était resté en partie masqué lors du mouvement des Gilets jaunes : une métamorphose de la question sociale. Et avec elle, la soif de dignité “des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal””, annonce Denis Maillard dans Tenir la promesse faite au Tiers-État. Rencontre.
Marianne : Qu’appelez-vous le “back office de la société des services” ?
Denis Maillard : Dans le monde de l’entreprise, le “back office” est ce qu’il y a de plus éloigné du client. Il s’agit de l’arrière-boutique, ce qu’on ne voit pas. Je reprends le terme afin de décrire l’infrastructure de la société. Ce sont les travailleurs qui soutiennent notre système et qui sont souvent invisibles. Ils sont la conséquences de l’économie, telle qu’elle s’est reconfigurée avec la mondialisation, depuis une quarantaine d’années. Aujourd’hui environ 80% de l’emploi est tertiaire. Il y a certes des ouvriers du tertiaire, mais la France est surtout une économie de services. Pour qu’elle puisse fonctionner, il y a besoin d’un “back office”. Nous pouvons aussi parler d’une “classe de services”. Elle est structurée en quatre mondes, qui forment une chaîne. Enfin, le “back office” est caractérisé par une relation particulière au travail, qui vient au service d’autres personnes.
Quels sont ces quatre mondes ?
Il y a d’abord le monde de la logistique, de la manutention, du transport. Ce sont des métiers comme caristes, magasiniers, les préparateurs de commande dans les “drives”, les livreurs, les chauffeurs routiers, les dockers, les marins, les ouvriers agricoles. Ce sont souvent des hommes. Beaucoup de Gilets jaunes étaient issus de ce monde. Ensuite, il y a le monde du guichet, ainsi que tous les métiers de la vente. Dans un magasin aujourd’hui, il y a les vigiles, les vendeurs, les hôtesses d’accueil, etc. C’est bien plus féminin. Le troisième monde, dont nous avons beaucoup parlé pendant le confinement, c’est celui du “care” : le soin, le “prendre soin”, les infirmières, les aides-soignantes. C’est très féminin. Pour finir, le dernier monde est totalement invisible. Il s’agit des travailleurs du “clic”, les téléopérateurs, ces gens qui travaillent dans des bureaux automatisés. Tout cela forme une infrastructure qui vient soutenir l’économie de services.
La première fois que j’ai utilisé l’expression de “back office”, c’était lors de l’élection de 2017. Je me demandais comment pouvait se structurer le vote par rapport à la relation que nous avons au travail. Ensuite, au moment des Gilets jaunes, ce “back office” a commencé à se montrer. Avec le confinement, lorsque tout le monde s’est retiré chez soi, cette classe a permis à l’économie de fonctionner. Elle est alors devenue utile, visible, etc., notamment tout ce qui est soin, vente et logistique.
Ce “back office” est-il le nouveau “prolétariat” ?
Je n’emploie pas le terme de “prolétariat”. Mais c’est effectivement une classe de services. Je crois que depuis quarante ans et l’affaire des bulldozers de Vitry, en décembre 1980, nous n’avions pas vu une classe dans son unité sociale de cette façon là.
A l’époque, le PCF défendait l’unité de la classe ouvrière. Ensuite, celle-ci n’a plus été abordée que sous la pluralité des mondes sociaux. Cette sociologie s’est développée autour de la revue Esprit, de la deuxième gauche ou de Pierre Rosanvallon. Ils vont montrer que les gens ont des trajectoires différentes et qu’il y a une hyper-individualisation des parcours. Ce n’est pas faux. Mais cette pluralité a détruit l’unité sociale.
Est-ce le nouveau prolétariat ? Si le mot aide à comprendre, acceptons-le. Je n’utilise cependant pas le terme “prolétariat”, parce qu’il charrie avec lui des relents marxistes. Derrière, il y a l’idée qu’une classe va l’emporter sur l’autre, avec la fin d’un processus historique. Je ne pense pas que le back office ait pour vocation de devenir dominant ou de réaliser une révolution qui l’emmènera au pouvoir. Je crois que le back office a autant besoin du reste de la société que la société a besoin de lui. Son problème n’est pas de mettre fin à l’exploitation. Il est d’être invisible et cette invisibilité entraîne de fait des conséquences en termes de salaire, de condition de travail, de pénibilité, de mobilité, etc.
En quoi cette unité sociale est importante ?
Beaucoup se sont demandé pourquoi les banlieues, qui vivent grosso modo les mêmes choses que les gens du périurbains, n’ont pas tous revêtu un gilet jaune. Une aide-soignante qui vit dans le périurbain et une aide-soignante qui vit en banlieue parisienne ont le même rapport au travail. Elles vivent la même expérience de travail. La question des modes de vie et des valeurs culturelles avait été mise en avant pour expliquer les différences. D’un seul coup, avec ce confinement, nous avons eu une unité sociale d’une classe de travail.
Vous constatez une “inconscience de classe” et un défaut de représentation. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Comme je viens de l’expliquer, l’unité sociale est limitée par une fragmentation culturelle, identitaire et une pluralité des modes de vie. Certes, nous pouvons reconnaître qu’une aide-soignante de la banlieue de Périgueux vit la même relation de travail qu’une aide-soignante de Seine-Saint-Denis. Elles font l’une et l’autre partie d’un monde commun. Pourtant, il y a des modes de vie différents. Ajoutons que l’une sera probablement issue de l’immigration, alors que l’autre, non. Malgré l’unité sociale, la conscience de classe est empêchée par la pluralité des modes de vie. Les membres de la classe de services n’ont pas l’impression d’appartenir au même monde.
Comment faire politiquement et socialement pour les représenter ? Nous pourrions penser que grâce au confinement ces gens-là, caissières, éboueurs, caristes, chauffeurs routiers, aides-soignantes… allaient exister aux yeux de tout le monde. Le problème, c’est que même s’il est important de se focaliser sur leurs conditions de travail, ce n’est pas suffisant. Il y a une dimension supplémentaire. Cela passe par une représentation. Il faut aussi offrir la possibilité de se sentir appartenir à un monde commun. Enfin, ces travailleurs ont également besoin d’une espèce de fluidité. Il ne faut plus que certains soient assignés à 25 ans à un métier dans lequel ils sont tombés par hasard ou par vocation, mais qui reste particulièrement pénible. Depuis les années 90, le travail est de plus en plus intense et le back office en est la victime. Ces travailleurs sont souvent debout toute la journée et sont soumis au bruit. Il y a des risques de troubles musculo-squelettiques, etc. Certains, à 26 ans, ont déjà des troubles physiques de travailleurs plus âgés.
Vous évoquez dans votre livre les “bullshit jobs” (ou “métiers à la con”), ces métiers de cadres accusés d’être inutiles. “Back office” ou bullshit jobs sont-ils les deux faces de la même pièce ?
Je n’en suis pas sûr. Il n’y a pas d’un côté les travailleurs utiles, mais invisibles et mal payés, et de l’autre les inutiles plus valorisés socialement et mieux payés. J’ai un problème avec la notion de “bullshit jobs“ telle qu’elle a été formulée et popularisée par David Graeber. D’un côté, cela semble une évidence : effectivement, des gens s’ennuient au travail et ont le sentiment que s’ils n’étaient pas là, la société ne serait pas bouleversée. Mais est-ce que cela signifie qu’ils sont totalement inutiles ?
Dans son livre, qui a suivi son article fondateur, Graeber met en cause, à travers tous les témoignages qu’il recueille, l’ennui. J’ai peur que tous ces gens qui disent avoir un “bullshit job”, ne mettent en avant un idéal du travail impossible à satisfaire. Ils rêvent d’un travail dans lequel ils vivraient en permanence une expérience exceptionnelle, sans ennui. Cela se résume par le célèbre slogan de Mai 68 : “Vivre sans temps mort ; jouir sans entrave !”
Nous ne pouvons pas opposer “bullshit jobs” et back office. Derrière ce dernier se cache une autre vision du travail, plus prosaïque. Malgré des conditions pénibles, cette classe de services n’a pour elle que son travail. Le travail est une valeur en soi. Quand les Gilets jaunes se révoltent, ils disent : “On veut vivre dignement de notre travail !” Le slogan est à entendre dans tout ce qu’il a de profond. Leur but n’est pas de s’éclater, de l’instagramer ou faire de leur travail quelque chose d’artistique. Ils sont dans une mise en forme et en sens de l’expérience humaine, dans laquelle on prend conscience du temps, de l’altérité, et ne sont pas du tout dans le travail source d’”éclate”. En terme de visions du travail, ce ne sont pas les revers d’une même pièce mais une franche opposition : les uns rêvent “en vers” d’un travail qui les valoriserait personnellement quand les autres travaillent quotidiennement “en prose” au service des premiers.
La priorité est donc que les travailleurs du back office puissent vivre dignement. Il n’est pas acceptable que leur travail soit aussi pénible et que les compétences pour l’exercer si mal reconnues.
Mais ne sont-ils pas créés par le même phénomène économique ? N’est-ce pas la société de services qui crée à la fois un travail invisibilisé et pénible et un travail mieux valorisé et ennuyeux ?
Si. Prenons la conférence de Benjamin Constant de 1819 sur la liberté des Modernes et celle des Anciens. Pour ces derniers, pour être libre, il faut participer à la vie de la Cité. A l’inverse, dans la société libérale, il faut vaquer à ses occupations et vivre comme si la société n’existait pas. Dans la société libérale, telle qu’elle s’est développée, par des moyens qui ne sont pas libéraux mais la renforce, comme l’Etat social, il est possible de vivre comme s’il n’y avait pas de société. Nous sommes « détachés ensemble ». Cela s’est paradoxalement renforcé par les droits individuels et la Sécurité sociale. Le back office vient matérialiser cela.
Le back office permet de se désintéresser de la manière dont la société fonctionne, se renouvelle et tient, jusqu’à ce qu’une crise nous le révèle. Mais sans grand confinement, je peux vivre comme s’il était normal d’acheter ce que je veux en magasin, m’installer dans un open space ou aller prendre le bus, sans m’intéresser à la manière dont cela est possible. Mais tout cela fonctionne parce que tous ces gens viennent travailler. Pour avoir mes produits en magasin à 8h, il faut que des gens les aient livrés à 6h, que d’autres les aient chargés à 4h et d’autres encore ait travaillé toute la nuit, pour moi. C’est encore pire avec le clic. J’appuie sur un bouton et le lendemain ou le jour d’après, j’ai ce que j’ai commandé, sans me préoccuper de la manière dont tout cela fonctionne. C’est cela le back office de la société, d’abord et avant tout des femmes et des hommes qui travaillent et façonnent notre monde commun.
Denis Maillard, Tenir la promesse faite au Tiers Etat : Quelle reconnaissance pour les travailleurs invisibles ?, éditions de L’Observatoire, coll. “Et après ?”, 44 p., 1,99 euros.