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SOURCE : Reporterre
La papeterie de la Chapelle Darblay, près de Rouen, était la seule en France à produire du papier 100 % recyclé. Mi-juin, elle a fermé ses portes. Ses 230 salariés vont être licenciés. Mais un espoir subsiste : l’outil industriel sera préservé jusqu’en 2021, et les défenseurs de l’usine luttent ardemment pour que des repreneurs se manifestent.
- Grand-Couronne (Seine-Maritime), reportage
« Dans un monde résolument tourné vers l’écologie, comme le dit M. Macron, comment peut-on tolérer la fermeture de la seule usine en France qui produit du papier journal avec de la fibre entièrement issue des circuits de récupération ? », s’insurge Cyril Briffault, délégué syndical CGT de l’usine UPM Chapelle Darblay de Grand-Couronne, près de Rouen (Seine-Maritime).
À l’intérieur de la papeterie, née en 1927, le silence des rouleaux figés est assourdissant. « Habituellement, l’usine vrombit. Quand elle vibre, elle vit. Là, c’est mort… », souffle Cyril Briffault, chapeau sur la tête. Le 15 juin dernier, la machine à papier de 120 mètres s’est tue, l’usine n’ayant pas trouvé de repreneur depuis sa mise en vente par le groupe finlandais UPM en septembre 2019. Le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) a pris fin sans qu’aucun accord de reprise n’ait été trouvé. Le fabricant de cartons belge VPK Packaging s’était montré intéressé par le site mais a finalement renoncé le 20 avril, en pleine crise sanitaire. Les 230 salariés du site vont donc être licenciés dans les prochaines semaines.
Le jeudi 25 juin, les « Pap Chap » — c’est ainsi qu’ils se surnomment — étaient réunis devant leur usine, sous un soleil de plomb. « En 2015, la fermeture d’une machine à papier et le licenciement de 196 camarades nous avaient déjà mis un coup sur la tête. Là, on nous achève… », dit Jean-Marie Provost en avivant les braises d’un barbecue. Il a passé 26 ans de sa vie à l’usine de Grand-Couronne, où il travaillait comme cariste. « Je m’occupais du chargement des bobines de papier journal, les produits finis, juste avant qu’on les expédie, précise-t-il. Et maintenant, à 55 ans, comment je vais faire pour retrouver du boulot ? »
Ces jours-ci, « les salariés viennent un par un pour vider leur placard, repartent avec un sac sous le bras et des dizaines d’années de souvenirs, raconte Cyril Briffault. Ils passent par le local syndical les yeux mouillés, la gorge nouée. Cette entreprise, c’est une grande part de nos vies… »
Une grande banderole « Sauver la Chapelle Darblay, un geste simple pour l’environnement » a été déployée sur la façade de l’usine. « L’enjeu, ce n’est pas juste nos emplois : on rendait un fier service à la société en donnant une seconde vie à des papiers usagés », affirme Nicolas Binet, opérateur de maintenance pour qui « en fermant la Chapelle Darblay, UPM prive la France d’un maillon essentiel du recyclage ».
Et pour cause : la papeterie de Grand-Couronne était l’un des deux seuls débouchés français (avec la papeterie Norske Skog de Golbey, dans les Vosges) pour désencrer les vieux papiers — les journaux, les magazines, les brochures et les imprimés publicitaires. La matière première de l’usine était constituée à 100 % de papiers issus des collectes sélectives d’Île-de-France et d’un large secteur Grand Ouest. En 2019, le site en a traité 350.000 tonnes, et dispose d’une capacité de recyclage de 480.000 tonnes par an, correspondant aux déchets papiers triés par 24 millions d’habitants.
Cette matière première servait à produire, chaque année, 250.000 tonnes de papier journal 100 % recyclé. « Le site est un exemple : on arrivait à valoriser les déchets des Français, qui nous arrivaient en balles ou en vrac, le tout en produisant notre propre énergie avec notre chaudière à biomasse, et en nettoyant l’eau qu’on utilisait avec notre propre station d’épuration », résume Cyril Briffault. Si une partie des bobines ainsi fabriquées permettait d’alimenter la presse française, « malheureusement UPM les destinait principalement au grand export, tandis que les journaux français privilégient l’achat de papier canadien, brésilien, russe… Mais avec la volonté de renouer avec les circuits courts, ça pourrait changer, et on serait capables de faire du 100 % français ! »dit Arnaud Dauxerre, représentant sans étiquette du collège cadres au comité social et économique (CSE).
Pour Jean-Luc Léger, président du Conseil économique, social et environnemental régional de Normandie (Ceser), la perte de la Chapelle Darblay va « fragiliser les centres de tri ». Les collectivités territoriales « seront en difficulté pour trouver des repreneurs de déchets papier carton triés » et « cela nous expose à un risque d’augmentation de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères pour les usagers », a-t-il regretté lors de la dernière assemblée plénière du Ceser, le 18 juin dernier.
« On saccage toute possibilité de développer une économie circulaire vertueuse en France »
« Les professionnels disent que sans la Chapelle, ils vont être obligés d’exporter, de brûler ou d’enfouir le papier », tempête Julien Sénécal, secrétaire CGT au CSE et « enfant de la Chapelle », puisque son père était aussi salarié de l’usine. En la fermant, « on saccage toute possibilité de développer une économie circulaire vertueuse en France », insiste Arnaud Dauxerre. Patrice Dupray, maire communiste de Grand-Couronne et président du syndicat mixte d’élimination des déchets de l’arrondissement de Rouen (Smédar), dénonce « une hérésie ». « Désormais, tous les papiers de l’agglomération seront envoyés dans les Vosges, et ne seront pas aussi bien valorisés… » déplore-t-il.
La direction d’UPM, contactée par Reporterre, justifie la fermeture de l’usine par « la baisse structurelle de la vente de journaux et de magazines » : « Depuis de nombreuses années, la consommation de journaux papiers s’effondre, explique l’entreprise finlandaise, par la voix d’un professionnel de la communication. D’autant que depuis 2018 le marché est sous tension, la Chine ayant cessé d’acheter les vieux papiers européens. Si le marché était resté stable, on n’aurait pas mis l’usine en vente, mais les volumes ont encore baissé de 10 % en 2019, au profit de la digitalisation. »
Pour les défenseurs de la Chapelle, un espoir subsiste : la CGT a conditionné son feu vert sur le PSE au maintien en l’état de l’outil industriel – le site, la maintenance et les machines – jusqu’en juin 2021. Le temps, pour la commission de réindustrialisation — composée de l’ensemble des filières de recyclage papier carton et énergie, de la région et des services de l’État — d’imaginer une solution de recours. « C’est une première bataille gagnée pour l’avenir du site », se réjouit Cyril Briffault. « Nous ne pouvions pas laisser UPM envoyer l’outil à la casse sans avoir tout exploré ! dit Arnaud Dauxerre. Imaginez détruire, mettre à la ferraille de tels investissements structurants de la filière de recyclage, c’est juste inaudible pour le citoyen. »
C’est pourtant déjà arrivé. C’était en France, avant l’été 2017. La direction d’UPM avait donné l’ordre de saboter les machines installées dans son usine de Docelles, dans les Vosges, à l’arrêt depuis 2014. Les uns après les autres, les cylindres de métal utilisés pour transformer la pâte en papier avaient été percés. « Bien sûr que cette histoire trotte dans nos têtes, nous ne faisons confiance à personne », dit Cyril Briffault. « Ces équipements allaient être vendus aux enchères pour leur ferraille, nous les avons rendus inopérants afin qu’ils ne se retrouvent pas au marché noir, qu’ils ne puissent pas être démontés et reconstruits ailleurs, précise à Reporterre la direction d’UPM. Si nous avions fermé l’usine, c’était pour réduire les surcapacités. Pas pour les retrouver ailleurs. »
En tout cas, le maintien provisoire de l’outil industriel de Grand-Couronne « laisse la possibilité à plusieurs acteurs du recyclage de se positionner sur le site pour en faire un écopôle industriel du recyclage, avec la fabrication de papier journal, mais aussi de pâte recyclée, pour des applications dans l’emballage, l’essuie-tout ou encore les boîtes à œufs, imagine Arnaud Dauxerre. En ce moment, on parle beaucoup d’isolation thermique : on pourrait aussi produire des grandes quantités de ouate de cellulose [un matériau de construction isolant très prisé en écoconstruction]. L’écrin est prêt ! »
Du côté d’UPM, qui s’est engagé à assurer la maintenance et le gardiennage de l’usine jusqu’à juin 2021, la direction assure avoir déjà contacté plus de 230 sociétés durant les neuf derniers mois : « En vain… Malheureusement, il ne faut pas penser que le simple fait de passer en phase de revitalisation va créer une solution de réindustrialisation. Mais si des repreneurs crédibles sont intéressés, nous les accueillerons bien », promet-elle. Arnaud Dauxerre en doute : « Le groupe UPM n’a pas intérêt à ce que sa machine à papier redémarre, au risque qu’un concurrent puisse profiter de la capacité de production de cette machine. C’est pourquoi l’État doit faire pression pour forcer UPM à lâcher le site et à ne pas le ferrailler. »
Plusieurs élus locaux se sont mobilisés pour tenter de sauver la papeterie, sommant le gouvernement de peser de tout son poids pour sauver ce fleuron hexagonal. « Où va être recyclé ce papier collecté par des dizaines d’agglomérations ? Toutes ne vont pas pouvoir trouver des accords avec le dernier site restant. Au final, il sera moins valorisé ou tout simplement incinéré ou enterré. Est-ce cela le nouveau monde de l’après confinement ? » a écrit l’élu socialiste Nicolas Mayer-Rossignol, dans un courrier adressé au Premier ministre Édouard Philippe. Le 12 mai, les parlementaires communistes de Seine-Maritime ont proposé à l’État « l’expropriation temporaire du site et de ses équipements », afin de « préserver l’outil productif » pour empêcher UPM de sacrifier son usine française par peur de la laisser à un concurrent.
Le 10 juin, au micro de France Bleu Normandie, le ministre de l’économie Bruno Le Maire a dit penser « que nous pouvons retrouver une solution de reprise pour la Chapelle Darblay » : « Ce site a des atouts, ses atouts sont réels, donc il ne faut pas baisser les bras. On va reprendre, évidemment on a perdu quatre mois à cause de la crise du coronavirus, les perspectives de plan de charge ne sont pas les mêmes après la crise qu’avant, c’est évidement plus compliqué, je ne le cache pas, mais une reprise est possible et nous continuons à y travailler. »
Le 1er juillet, les « Pap Chap » vont tenter de faire pression pour que le gouvernement agisse. Cyril Briffault les a appelés à « redécorer Bercy [le siège du ministère de l’économie et des finances] pour leur montrer à quoi va ressembler leur ville [Paris] sans la Chapelle Darblay pour traiter leurs déchets ».
Les salariés avaient occupé l’usine pendant trois mois dans les années 1980
Dans les années 1980, déjà, la papeterie avait lutté pour sa survie. Ses salariés avaient occupé l’usine pendant trois mois, continué à faire tourner la machine et livré directement le papier dans les imprimeries parisiennes. La direction d’alors avait renoncé à la fermeture et fait moderniser l’usine, où a ensuite été inventé le procédé de désencrage et de recyclage des journaux.
« On a derrière nous 90 ans d’histoire et de luttes : on veut que la Chapelle Darblay fête ses 100 ans en 2027 ! » tonne Julien Sénécal dans le micro grésillant. Derrière lui, l’usine est muette, mais encore entière. Combien de temps encore ?