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SOURCE : Contretemps
À propos de La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, de Grégoire Chamayou, La Fabrique, 2018, 336 p.
On pourra également lire un extrait de l’ouvrage ici.
« La modernité à ceci de singulier qu’elle barre toutes les issues possibles parce qu’elle les a toutes déjà essayées. Elle se les est offertes, elle se les est appropriées, elle les a recyclées sous forme de marchandises, et maintenant qu’elle les a dévaluées, voire outragées, elle les repropose et les revend sur le marché de l’héroïsme et de l’émancipation. La modernité est satanique : devant chaque nouvel et lucide essai, devant toute modeste tentative, elle ricane ; elle sait, ce qu’ignorent souvent ses acteurs, que c’est là une défroque d’avance d’occasion, parce que, si elle paraît neuve et non encore usagée, la modernité, elle, va se charger de l’emprunter le plus vite possible, de la revêtir, puis de la reproposer définitivement usagée et avilie » (Françoise Proust, L’histoire à contretemps, p. 162).
Beaucoup des impasses de la pensée et de la pratique révolutionnaires d’aujourd’hui tiennent à leur caractère réactif. Nous nous mobilisons contre les politiques néolibérales, contre les écocides, contre les violences policières, etc. Il est certain que dans ces luttes s’inventent de nouvelles manières d’être, des collectifs et des idées qui dépassent de loin la politique réactive. Cependant, ces nouveaux modes de mobilisation arrivent toujours trop tard. L’échec des derniers mouvements sociaux (contre la réforme de la SNCF, contre la réforme du lycée et Parcoursup, contre la réforme des retraites) rend cela par trop évident. On en arrive à défendre des institutions, comme l’école, l’hôpital ou le droit du travail, au nom de principes qui sont démentis par la manière dont ces institutions fonctionnent déjà… Nous ne sortons pas du cycle de la défaite, parce que nous arrivons toujours trop tard.
Nécessité de la stratégie, guerre pour le futur
Le dernier livre de Grégoire Chamayou expose avec brio les raisons de ce retard : c’est que ceux qui détiennent les manettes économiques et politiques s’activent sans cesse pour avoir un coup d’avance, et ainsi conserver un avantage stratégique dans les luttes sociales. En relatant les conflits, réflexions et débats qui ont contribué, aux États-Unis, entre les années 1950 et 1980, à forger l’ordre politico-économique actuel, ce livre est une pièce essentielle pour faire une histoire de la lutte des classes lors des dernières décennies, plus précisément une histoire stratégique de la lutte des classes vue d’en haut.
La première leçon que l’on peut tirer de cette histoire, et la plus importante, est le rôle crucial de la stratégie en politique (et a fortiori en économie politique). Chamayou raconte ainsi l’émergence d’un « art du management stratégique de l’environnement social » (p. 137), qui a pour but de neutraliser toutes les résistances à la mise en place des mesures néolibérales, de rendre les mouvements sociaux et écologistes caducs avant même leur cristallisation. C’est dire que la gestion autoritaire voire militaire des mouvements sociaux est une composante à part entière des politiques néolibérales. Toute décision économique (comme la réduction des dépenses publiques) est indissociable de stratégies politiques pour catégoriser, diviser et neutraliser les contestations. Elles sont pensées ensemble. Comment alors s’opposer à cela ? Comment s’opposer à des politiques qui incluent l’opposition dans leurs projections, qui s’appuient sur les résistances pour mener à bien leur programme ?
Je voudrais avancer ici que la sortie de cette impasse repose sur un renouveau de la stratégie politique. Celle-ci est en effet indispensable pour sortir des luttes réactives. La stratégie est nécessaire dès que l’on ne conçoit plus la guerre comme un simple affrontement direct entre combattants. Si la lutte des classes a tendance à se militariser, ce n’est pas simplement du fait de la violence des affrontements dans la rue et dans les quartiers, c’est aussi par l’usage dans la répression des contestations sociales de techniques militaires de prédation, de prédiction et d’anticipation. Tout ceci est du ressort de la stratégie, puisque la stratégie permet de complexifier le modèle guerrier de l’affrontement en lui adjoignant le futur. La stratégie, c’est un exercice de projection du futur dans le présent : il n’y a pas seulement la bataille présente, il y a aussi les différentes options pour le futur qui agissent dans le présent, qui modifient la balance des forces. La stratégie permet d’engager dans la bataille la dimension du virtuel :
« Voir à long terme, penser dans la durée, a pour contrepartie la rapidité de la décision et la faculté d’anticipation : le futur est immédiatement projeté dans le présent à travers les mesures prises pour y parer[1]. »
C’est donc d’une guerre pour le futur qu’il est question : comment prendre un coup d’avance, plutôt que lutter après coup, une fois que la réforme a été votée ou une fois que la répression s’est abattue ? Cette question, les mouvements révolutionnaires l’ont souvent posée. La seule réponse possible est stratégique. Il s’agit de trouver un moyen de précéder l’ennemi, de brouiller ses plans pour fragiliser son monopole sur le futur. La bête traquée, le prolétariat vaincu, l’esclave fugitif doivent apprendre à faire de leur débandade une arme : passer derrière le dos du chasseur, inverser les rôles entre le poursuivi et le poursuivant, « the hunter bested, the hunted stalking the hunter[2] ». Fanon décrit ainsi le rôle de la guérilla :
« Dans la guérilla en effet, la lutte n’est plus où l’on est mais où l’on va. Chaque combattant emporte la patrie en guerre entre ses orteils nus. L’armée de libération nationale n’est pas celle qui est aux prises une fois pour toutes avec l’ennemi mais celle qui va de village en village, qui se replie dans les forêts et qui trépigne de joie quand est aperçu dans la vallée le nuage de poussière soulevé par les colonnes adverses. Les tribus se mettent en branle, les groupes se déplacent, changeant de terrain. Les gens du nord font mouvement vers l’ouest, ceux de la plaine se hissent dans les montagnes. Aucune position stratégique n’est privilégiée. L’ennemi s’imagine nous poursuivre mais nous nous arrangeons toujours pour être sur ses arrières, le frappant au moment même où il nous croit anéantis. Désormais, c’est nous qui le poursuivons. Avec toute sa technique et sa puissance de feu, l’ennemi donne l’impression de patauger et de s’enliser. Nous chantons, nous chantons[3]. »
Les luttes actuelles se jouent sur un terrain différent, le terrain mondial mis sous le feu du capitalisme néolibéral. Elles impliquent donc de nouvelles options stratégiques. Mais l’enjeu est le même : mettre l’ennemi en déroute en portant la lutte là où il ne l’attend pas.
Guerre pour le futur, donc, ou guerre pour mettre fin à la confiscation du futur par une élite qui se croit éclairée. Le capitalisme fonctionne en asséchant le possible, en enfermant toute tentative et toute alternative dans les filets de la reproduction et de l’expansion du capital. C’est cette dimension futurologique du capital qui permet aux dirigeants actuels d’être si sûrs de leur force. Le néolibéralisme est le « capitalisme triomphant », c’est-à-dire le capitalisme qui se croit invincible parce qu’il travaille sans cesse à impuissanter les désirs d’autres futurs qui s’expriment dans les mouvements politiques et sociaux, ou dans les institutions qui refusent la logique du profit.
« Il est clair que le pouvoir opère désormais de manière prédictive aussi bien que de manière rétrospective. Le capital continue de fonctionner grâce à la dissimulation de son passé impérial, comme il l’a fait tout au long du dernier siècle. Mais aujourd’hui il fonctionne aussi à travers l’imagination, le management et la production de futurs qui garantissent sa perpétuation. (…) Les puissants emploient des futuristes et tirent leur pouvoir des futurs qu’ils promeuvent, condamnant par là les sans-pouvoir à vivre dans le passé[4]. »
Qu’est-ce qui, dans le présent, permettrait de mettre un terme à cette production du futur entièrement basée sur la reproduction et l’aggravation des dominations actuelles ? Notons ici que l’objectif n’est pas seulement d’imaginer d’autres futurs, qui auraient pour fonction de contrer les séductions du futur capitaliste. Il s’agit bien plutôt d’introduire dans cette production du futur un élément d’anti-production qui fragiliserait le capitalisme dès maintenant. Être « ingouvernable » c’est, dans telle situation, à tel endroit et à tel moment, invalider les projections futuristes de ceux qui gouvernent. Pour cela, une approche stratégique requiert de se pencher sur les moyens mis en œuvre par le capitalisme pour assurer son monopole sur le futur. C’est ce que fait le livre de Chamayou, qui apporte en même temps la joyeuse nouvelle que l’impunité totale du capitalisme contemporain ne repose « que » sur certaines options stratégiques situées, et donc attaquables[5].
Aux racines de notre impuissance
Pour toute la gauche critique, l’histoire que raconte Chamayou a quelque chose de vertigineux. Les intellectuels de gauche n’étaient pas les seuls à chercher à tirer les leçons politico-stratégiques des mouvements sociaux et politiques des années 1960 et 1970 ; ils étaient accompagnés et parfois devancés par des intellectuels conservateurs, des patrons, des managers et des économistes qui cherchaient à répondre à la « crise de gouvernabilité » (p. 8) des pays capitalistes post-68. Dans les mêmes années où Foucault et Deleuze élaboraient leurs théories sur les sociétés disciplinaires et les sociétés de contrôle, on préparait déjà, de l’autre côté du spectre politique, la parade à ces nouvelles découvertes.
Alors que les philosophes de gauche découvraient à quel point le pouvoir se lie de manière inextricable avec les corps et les désirs, sans réussir à se mettre d’accord sur une manière claire d’y échapper, ceux qui parlent à l’oreille des puissants (où, à l’occasion, leur transmettent des constitutions entièrement rédigées, tel Hayek au Chili) mettaient déjà en place la mécanique d’un mode de « gouvernement privé de la vie » et des « affaires publiques », à travers l’entreprise et le marché (p. 74, 79). Au même moment où Deleuze et Guattari demandent « pourquoi les hommes combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut », d’autres réfléchissent à « comment faire en sorte que les hommes combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut[6] » (p. 257).
Dans cette histoire se dessine donc une image renversée de ces pensées qui inspirent la critique la plus radicale d’aujourd’hui. Image renversée mais du même coup neutralisée, car les penseurs néolibéraux semblent toujours avoir un coup d’avance. Dans chaque lutte, la réponse attend les contestataires. On trouve toujours une technique dans l’arsenal pour faire face aux résistances d’une « société ingouvernable » : celle-ci sera gouvernée, mais par l’intérieur, par un gouvernement privé investi du rôle stratégique de faire pénétrer la logique marchande dans les moindres pores de la vie sociale. On ne pourrait exprimer cela mieux que Rafael Pagan, ancien officier du renseignement militaire, conseiller de Kennedy et de Johnson reconverti dans le conseil privé : « si nous apprenons à penser et agir politiquement, nous pouvons vaincre les militants qui sont nos détracteurs » (p. 122).
On comprend mieux alors les impasses politiques du présent : l’état actuel du monde résulte d’une contre-offensive intellectuelle, économique et politique, visant tous les mouvements politiques contestataires et toutes formes d’« ingouvernabilité », ces mêmes mouvements qui inspirent les luttes actuelles, tout particulièrement en ce qui regarde l’écologie. D’où ce sentiment d’impuissance, et l’impression que toute révolte est dès sa formulation récupérée ou récupérable, neutralisée quoi qu’il arrive : c’est le « grand dégoût » dont parle Françoise Proust, le versant « satanique » de notre époque, qui fait de tout « essai » et de toute révolte « une défroque d’avance d’occasion, parce que, si elle paraît neuve et non encore usagée, la modernité, elle, va se charger de l’emprunter le plus vite possible, de la revêtir, puis de la reproposer définitivement usagée et avilie ».
Pour déterminer comment se débarrasser du capitalisme et de son cortège de dominations, nous utilisons des outils qui ont déjà été métabolisés et neutralisés par les intellectuels et économistes libéraux, ou du moins des outils contre lesquels ils ont déjà des armes redoutables. Chamayou passe beaucoup de temps à décrire les diverses techniques utilisées pour désactiver le potentiel subversif des mobilisations sociales et remplacer tout antagonisme politique par des négociations marchandes où « ne sont reconnus comme légitimes que ceux qui ont renoncé à leur force » (p. 150).
L’une de ces techniques, que l’on ne connaît que trop bien et qui ne cesse de nous empêcher de réaliser les connexions et alliances stratégiques nécessaires à toute victoire, est de diviser les mouvements sociaux en plusieurs catégories de militants qu’on joue ensuite les unes contre les autres : manifestant pacifique et dangereux black-bloc, colère légitime et colère illégitime, émeutier et gentil gilet jaune, auquel on promet monts et merveilles à condition qu’il se désolidarise du premier. Alors que tout mouvement social et révolutionnaire repose sur une diversité de tactiques et l’alliance de points de vue stratégiques divergents, la police, les médias et les patrons n’ont de cesse de faire passer la multiplicité des stratégies pour une faiblesse et une contradiction. Ils peuvent ainsi prétendre qu’ils négocient et qu’ils font des compromis, une fois qu’ils ont désarmé les contestataires en les coupant de leurs soutiens les plus radicaux.
Le même Rafael Pagan fait de cette question stratégique une priorité absolue dans la gestion des mouvements sociaux : il faut « séparer les leaders activistes fanatiques de l’immense majorité de leurs troupes, les gens honnêtes » (cité p. 123, note 29). Son collègue Ronald Duchin, qui développe sa propre typologie, ajoute : « Privées du soutien des réalistes et des idéalistes, les positions des radicaux et des opportunistes apparaissent comme superficielles et intéressées » (cité p. 124). Il est urgent de trouver une réponse cohérente et efficace à cette entreprise de destruction de la plus grande force des mouvements révolutionnaires, les alliances et les connexions qu’ils opèrent entre les luttes, d’autant plus que les médias dominants sont aujourd’hui les grands complices de cette falsification. La seule « honnêteté » qui vaille, ce n’est pas celle qui pousse à faire des compromis honteux, mais celle qui force à chercher des alliés.
On ne peut qu’avoir l’impression, à la lecture de telles horreurs, que toutes nos luttes actuelles ont déjà été défaites. Cela est particulièrement vrai dans le cas de l’écologie, puisque c’est contre les mouvements écologistes des années 1970 que les grandes entreprises ont bâti leur pouvoir. Des groupes d’activistes et des associations de consommateurs ou d’habitants s’attaquent à des entreprises polluantes ?
On mettra alors en place des tactiques d’évaluation et de calcul coûts/bénéfices pour arriver à faire payer les pollués plutôt que les pollueurs (chapitre 19), on construira de toutes pièces de nouveaux marchés qui feront de la destruction de l’environnement une nouvelle source de valeur (chapitre 20), on fera peser la responsabilité de la dégradation de l’environnement sur les consommateurs, reportant ainsi les contradictions du capital au sein même de la vie psychique des individus (chapitre 21). Autant de stratégies encore opératoires aujourd’hui, et qui montrent bien que le capitalisme ne pourra qu’aggraver la catastrophe, malgré tous les mensonges par lesquels il redore (ou reverdit) son blason. On trouvera toujours des moyens de faire du profit grâce à la mort et à la dévastation :
« Les dommages environnementaux, en tant qu’ils produisent des effets de raréfaction, fournissent les conditions objectives d’un nouveau cycle de marchandisation, d’une conversion marchande de l’ancienne richesse en nouvelle valeur, dans un schéma où hier comme aujourd’hui, l’extension de l’appropriation privée a pour précondition la destruction de la richesse publique. » (p. 190)
Ce qui n’a pas de valeur n’existe pas, et peut donc être détruit. C’est l’inversion monstrueuse opérée par la circulation du capital : on n’accorde aucune valeur à la vie, mais seul ce qui a de la valeur ou en produit est autorisé à exister (ce qui s’applique aussi aux êtres humains).
« La pollution d’un lac ne devient une réalité économique —une réalité tout court— que s’il existe par exemple une base nautique qui verra ses revenus baisser en conséquence. Un lac non capitaliste, en revanche, n’existe pas. La thèse fondamentale est que l’appropriation marchande de la nature est la condition de sa préservation. » (p. 188)
Alors, que faut-il en conclure ? Que faire ? Loin de moi l’idée d’en conclure à l’inutilité ou à la vanité de la mobilisation et de la contestation. Mieux vaudrait se taire que de tirer de telles conclusions. Mais il faut éviter aussi le repli sur le fantasme de la pureté révolutionnaire, obligée de se placer, par la désertion, dans une extériorité absolue par rapport à cette modernité satanique. En nous invitant à nous pencher sur l’histoire de ces stratégies, en nous faisant pénétrer dans la fabrique des idées et modes d’action néolibéraux, Chamayou nous appelle au contraire à forger de nouvelles armes, sur le terrain où s’agitent les dominants. Nos défaites ne sont pas un destin, mais le résultat de choix stratégiques et de batailles perdues. Même Satan et le nihilisme contemporain peuvent être vaincus, à condition de prendre au sérieux les stratégies adverses. Plutôt que « choisir un gain immédiat au prix d’une perte reportée sur d’autres, dans un futur qui ne nous concernera plus » (p. 187), construire dès maintenant des forces pour un futur désirable et vivant.
Le néolibéralisme comme stratégie de re-disciplinarisation
La « généalogie » que dresse Chamayou est à cet égard fort utile : simplement en exposant les débats et les arguments de néolibéraux, il met en évidence toutes les opérations politiques et stratégiques utilisées par les dominants pour faire passer l’ordre du marché pour un ordre naturel et spontané. La main du marché ne peut être dite « invisible » que parce qu’elle est rattachée à un corps bien réel qui cherche à invisibiliser, par des mesures répressives et de contrôle social, les effets dévastateurs de ce même marché.
Chamayou expose ce corps, le corps du capital, au feu de la critique. On comprend alors que la doctrine économique et politique du néolibéralisme, qui préside aux choix des dirigeants actuels, n’est pas sortie de nulle part, n’a pas été inventée dans le but de faire avancer le progrès, ou pour le bonheur de l’humanité. Elle s’est constituée comme un instrument de lutte des classes, visant à éradiquer les contestations sociales et écologistes. Non pas au nom de l’efficience ou de l’intérêt général, mais au nom du profit, et contre la société.
Le point de convergence de tous ces processus est la mise en place, toujours en cours, toujours actuelle, d’une forme de pouvoir mixte, qui articule économie et politique d’une manière originale. Chamayou définit ce qu’il appelle le « libéralisme autoritaire » par deux traits associés (p. 264) :
– « limitation du périmètre de la décision politique par l’interdit économique »
– « restriction des moyens de pression subalternes sur la prise de décision politique »
Le premier point est assez connu : c’est tout le versant idéologique du néolibéralisme, l’ensemble des mesures économiques prônées par les dirigeants d’aujourd’hui, la dérégulation des marchés, le retrait de la puissance publique, etc. La formulation du deuxième point est plus originale, et c’est sur elle que nous voudrions insister : l’application des mesures économiques requiert une forme de contrôle politique et social qui annihile les résistances à la logique du profit, et qui limite la démocratie pour empêcher les groupes subalternes ou minoritaires d’exercer un quelconque pouvoir.
On voit bien, du coup, que le néolibéralisme n’est pas une idéologie, ou pas seulement. Plutôt qu’un corpus théorique, politique ou économique unifié, on pourrait le définir comme un ensemble de décisions et préceptes stratégiques, forgés à chaque fois dans des situations particulières, pour réprimer des contestations et pour discipliner une forme d’ « ingouvernabilité » rétive à la marchandisation des rapports sociaux. D’où l’intérêt de l’expression « libéralisme autoritaire », qui met en avant le caractère de « technologie politique » du néolibéralisme, au lieu de décrire une énième fois son histoire intellectuelle : « si le néolibéralisme a remporté ses victoires, c’est moins en tant qu’idéologie qu’en tant que technologie politique » (p. 261).
Chamayou décrit ainsi son projet dans l’introduction de l’ouvrage :
« L’unité de mon objet n’est cependant pas celle d’une doctrine, mais d’une situation : partir des points de tension repérables, des conflits tels qu’ils ont éclaté, pour examiner comment ils ont été thématisés, quelles solutions ont été envisagées. J’essaie de rendre compte de pensées au travail, de leurs efforts, des intentionnalités qui les ont orientées, mais aussi des dissensions, contradictions et apories qu’elles ont rencontrées.
L’enjeu du travail de réélaboration qui s’engageait alors n’était pas seulement de produire de nouveaux discours de légitimation pour un capitalisme contesté, mais aussi de formuler des théories-programmes, des idées pour agir, visant à reconfigurer l’ordre des choses. Ces nouveaux arts de gouverner dont je propose de relater la genèse sont toujours actifs aujourd’hui. S’il importe de mener l’enquête, c’est pour tenter de mieux saisir notre présent. » (p. 10)
Le néolibéralisme, et du même coup l’état actuel du monde, ne résulte pas simplement des élucubrations de quelques intellectuels rêvant d’une humanité organisée comme un cosmos par les lois du marché[7], mais dépend de rapports de force politiques et situés, rapports de force que le versant idéologique du « libéralisme autoritaire » a précisément pour but de masquer. « Le capital gouverne, mais il ne pourrait pas continuer à le faire très longtemps si on ne s’activait pas constamment, avec pugnacité et détermination, à étayer sa domination. Sans cela, il ne tiendrait pas très longtemps. » (p. 68)
C’est pourquoi la lutte contre le capitalisme néolibéral passe moins par l’imagination de contre-idéologies, de contre-modèles ou de programmes alternatifs, que par le renforcement de positions stratégiques qui permettraient de mettre en échec ces « théories-programmes ». On ne peut certes pas se passer d’imaginaires et de programmes qui ouvrent un autre futur que celui qui nous est promis, et qui détiennent un fort potentiel de mobilisation. Mais l’imagination seule ne fera pas basculer des rapports de force. Ce qui nous manque, ce n’est ni une théorie du pouvoir, ni un modèle de société alternatif (nous avons déjà tout cela en quantité), mais la capacité de construire des forces actives qui mettraient en échec les programmes que les néolibéraux élaborent pour notre futur. Par la reconquête et l’auto-organisation de certains secteurs clés comme la santé, le soin, l’alimentation ou l’éducation, nous pourrions invalider le futur capitaliste dès maintenant, sans nécessairement se soucier de prendre le pouvoir[8].
Exposer l’ennemi, dévoiler ses plans
Le procédé critique utilisé par Chamayou pour déployer cette généalogie est risqué. Il choisit de laisser parler ses adversaires, en leur offrant presque toute la place : la majeure partie de son livre est un montage de citations d’économistes, de journalistes, de managers… Ses sources vont des manuels de démantèlement de l’Etat providence aux journaux financiers et managériaux de l’époque. La seule chose que Chamayou n’abandonne pas à ses adversaires, c’est la position des problèmes : son appareil théorique relativement limité (il réactualise et adapte certaines intuitions de Marx, Foucault ou Gramsci) encadre les discours de l’ennemi, et le force sans cesse à rendre des comptes. Ce faisant, Chamayou expose l’ennemi, au double sens de révéler et de rendre vulnérable. Il force l’ennemi à dévoiler sa forme, et du même coup donne des prises pour l’attaque.
Quelle est la portée stratégique d’un tel procédé ?
Les vieux stratèges chinois disent qu’une victoire dépend de la combinaison de deux facteurs : les « forces régulières» et les « forces extraordinaires ». Les premières renvoient à tout l’arsenal qui est utilisé pendant la bataille, troupes, armes, terrain, transport, ravitaillement, etc. Mais c’est dans les secondes que réside la spécificité de la stratégie chinoise. Ce sont les « forces extraordinaires » qui permettent de s’adapter à l’infinie variété des situations stratégiques, qui démultiplient les possibilités d’action et assurent la victoire. Alors que l’affrontement repose sur une symétrie ou une similitude de forme entre les deux adversaires (le corps-à-corps), la stratégie permet d’introduire le déséquilibre qui mènera à la victoire. Comme le dit un commentateur chinois de Sun Tzu : « Le semblable ne peut dominer le semblable. C’est pourquoi il faut susciter la situation extraordinaire qui créé la différence[9]. »
Ces « forces extraordinaires » n’ont rien de surnaturel cependant : elles grandissent par l’étude des plans de l’ennemi, et dans l’action préventive qui rend ces mêmes plans inutilisables ou inefficaces. C’est là un des enseignements essentiels de Sun Tzu : « combattre l’ennemi dans ses plans », porter la guerre au niveau des plans. C’est la première des choses à faire, avant même d’engager la bataille[10]. Seulement ainsi on peut gagner le « coup d’avance » évoqué plus haut.
« Examinez les plans de l’ennemi pour en connaître les mérites et démérites ; poussez-le à l’action pour découvrir le principe de ses mouvements ; forcez-le à dévoiler son dispositif afin de déterminer si la position est avantageuse ou non ; harcelez-le afin de repérer ses points forts et ses points faibles[11]. »
Forcer l’ennemi à dévoiler son « dispositif » de gouvernement est précisément ce que fait Chamayou. Il met à nu les mécanismes politiques, juridiques et économiques par lesquels le capitalisme maintient, étend et renouvelle sans cesse son emprise sur la société. Plutôt que de livrer aux penseurs néolibéraux un contre-système ou une contre-idéologie, qui finirait par se transformer pour eux en nouvelle arme dans l’arsenal de la récupération et de la répression, il leur renvoie leur propre image. Il nous donne ainsi un répit et une avance, qui permettent de s’extraire des impasses du présent, des situations de conflit larvées et bloquées. Pour construire les mondes que nos désirs réclament, il faut renvoyer à ceux qui nous en empêchent l’image de ce qu’ils veulent nous faire. Se faire plus satanique que Satan…
« Pour faire bouger l’ennemi, il faut lui manifester sa forme afin qu’il s’y conforme ; il faut lui offrir un sacrifice, afin qu’il le prenne. On l’attire avec un appât, et on le reçoit avec des troupes[12]. »
Chamayou nous offre ainsi un précieux petit bréviaire stratégique qui permettra d’intensifier et de faire basculer certaines de nos luttes présentes. La « restriction des moyens de pression subalternes sur la prise de décision politique » est la force extraordinaire du capitalisme. À nous de construire les nôtres.
Notes
[1] Jean Lévi, introduction à Sun Tzu, L’art de la guerre, traduit et commenté par Jean Lévi, Pluriel, 2015, p. 28
[2] George Jackson, Soledad Brother. The Prison Letters of George Jackson, Bantam, 1970, p. 19
[3] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Folio, 1991, p. 173
[4] Kodwo Eshun, « Further Considerations on Afro-futurism », CR : The New Centennial Review, Vol. 3, Numéro 2, 2003
[5] Bien sûr, le capital fonctionne indépendamment des stratégies de classe qui assurent sa domination. Mais sans ces stratégies, les lois économiques du capital ne « tiendrai[en]t pas longtemps » (p. 68).
[6] Cf. chapitre 26, pour une discussion des thèses de Madsen Pirie, auteur notamment de Micropolitics. Creation of a Successful Policy (1988) et Dismantling the State : Theory and Practice of Privatization (1985). À lire en parallèle de « Micropolitique et segmentarité » de Deleuze et Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980.
[7] Hayek appelle cela « catallaxie », définie comme « l’ordre spontané produit par le marché à travers les actes des gens qui se conforment aux règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats. » Cf. Chamayou, chapitre 8.
[8] Pour des propositions allant dans ce sens, cf. Pierre Dardot et Christian Laval, « L’épreuve politique de la pandémie », https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/190320/l-epreuve-politique-de-la-pandemie ; ou, pour le cas spécifique de l’école, « Cri d’école », https://lundi.am/Cri-d-ecole.
[9] Sun Tzu, L’art de la guerre, op. cit., p. 161
[10] Ibid., p. 59 : « Le mieux, à la guerre, consiste à attaquer les plans de l’ennemi ; ensuite ses alliances ; ensuite ses troupes ; en dernier ses villes. »
[11] Ibid., p. 68
[12] Ibid., p. 65