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SOURCE : Entre les lignes entre les mots
L’« émergence » de pays comme le Brésil, l’Argentine, le Mexique ou le Chili suscite depuis le début de la décennie 2000 un nouvel intérêt pour cette partie du monde dont les économies n’avaient pourtant cessé jusque-là de subir crise sur crise, récession sur récession, de la fameuse « décennie perdue » des années 1980 jusqu’aux crises financières de la décennie 1990. Si l’Asie braque actuellement sur elle la majorité des projecteurs, la partie la moins développée du continent américain semble donc aussi vouloir jouer à nouveau un rôle de premier plan sur la scène économique internationale.
Il est important de préciser que ce ne serait pas la première fois de son histoire que l’Amérique latine « émerge » pour tenter de se mettre au même niveau que les pays les plus riches. Du début du 19ème siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le PIB par habitant moyen de la région n’a cessé d’augmenter pour atteindre un niveau équivalent à la moyenne mondiale, faisant alors espérer un rattrapage qui n’adviendra finalement pas [Bértola et Ocampo, 2013, p. 16]. Rappelons qu’en 1966 le Mexique était plus riche que le Portugal en terme de revenus par tête, le Brésil l’était davantage que la Corée du Sud [Reid, 2017, p. 27] : cinquante ans plus tard, la situation s’est inversée, avec un revenu par tête au Portugal et en Corée qui est deux fois plus élevé que celui des deux géants latino-américains. Force est donc de constater que le PIB par habitant des pays développés (groupe comprenant les douze pays d’Europe occidentale, l’Australie, le Japon, l’Amérique du Nord et la Nouvelle Zélande) est 2,8 fois plus élevé que la moyenne latino-américaine en 2008 alors que les deux revenus étaient à peu près équivalents en 1820.
Alors que des économistes néo-institutionnalistes comme José Antonio Ocampo et Luis Bértola [2013] expliquent ce retard par le blocage de la croissance généré par les inégalités de revenus issues de la période coloniale, un historien comme John Coatsworth [2008] revient au contraire sur l’incapacité des institutions ibériques à initier une réelle révolution industrielle en dépit de ce qu’aurait justement permis cette concentration de richesses. Une présentation des économies latino-américaines ne pourrait donc se dispenser d’une étude historique préalable, seule à même d’éclaircir les blocages rencontrés actuellement.
L’expression « Amérique latine » sera pour cette raison également reprise, et ce malgré toutes les polémiques qu’elle peut susciter, pour désigner cette région du monde, allant du Mexique et des Caraïbes jusqu’à la pointe sud du Chili, qui englobe toutes les anciennes colonies des empires espagnol et portugais. Utilisé pour la première fois en 1863 sous Napoléon III, alors en plein conflit au Mexique avant de soutenir la désignation l’année suivante de Maximilien de Habsbourg comme empereur de ce pays, l’adjectif « latine » accolé à « Amérique » avait essentiellement pour objectif politique de resituer cette partie du monde dans le giron des anciens colons de langue latine et de lui opposer les anglo-saxons, en l’occurrence les voisins états-uniens.
Il est vrai que cette dénomination tend à vouloir faire partager un destin commun à des pays pourtant bien distincts les uns des autres, avec des parcours souvent radicalement divergents. A priori, tout sépare aujourd’hui l’un des pays les plus pauvres au monde comme le Nicaragua à la « puissance émergente » brésilienne ou à un pays comme l’Uruguay dont le PIB par habitant est huit fois plus élevé [Graphique 1]. De même, quoi de commun entre les petits pays d’Amérique centrale et des géants continentaux comme l’Argentine, le Chili, le Mexique et surtout le Brésil, ce dernier occupant la moitié de l’espace sud-américain pour concentrer également 50% de la population de la zone ? [Tableau 1].
Population des pays latino-américains en 2017 (en millions d’habitants)
Brésil |
206 |
Bolivie |
11,1 |
Mexique |
124,3 |
République dominicaine |
10,7 |
Colombie |
49,1 |
Honduras |
8,7 |
Argentine |
44 |
Paraguay |
6,9 |
Pérou |
32,2 |
Salvador |
6,3 |
Venezuela |
31,3 |
Nicaragua |
6,2 |
Chili |
17,6 |
Costa Rica |
4,9 |
Equateur |
16,2 |
Panama |
3,7 |
Guatemala |
16 |
Uruguay |
3,3 |
Cuba |
11,1 |
Total |
609,9 |
Source : World Population Prospects
Les Antilles, dont les spécificités sont directement liées aux caractéristiques des économies insulaires, ainsi que les territoires qui ont été ou sont toujours sous domination française (respectivement Haïti et la Guyane), anglaise (le Guyana et le Belize), hollandaise (le Suriname) ou états-unienne (Porto Rico, Etat « associé » des Etats-Unis depuis 1898) ne sont pas présentés dans cet ouvrage. La particularité des espaces que nous examinerons est de bénéficier d’une histoire commune, débutant sous la colonisation espagnole et portugaise, qui les marquera de façon similaire jusqu’à expliquer les stratégies économiques adoptées depuis deux siècles. Le parcours commun de dix-huit pays sera donc ici étudié, sachant que le dix-neuvième, Cuba, que Marcel Niedergang n’hésitait pourtant pas à introduire en 1962 avec Haïti dans son fameux ouvrage Les 20 Amériques latines, ne pourrait absolument pas être appréhendé d’une façon semblable : la révolution de 1959 marque une telle rupture avec le fonctionnement économique du reste de la région qu’il ne serait pas pertinent de tenter de la saisir dans le cadre de la démarche comparative ici choisie.
Dans un premier chapitre, nous revenons donc sur le parcours économique de la région depuis les colonisations espagnole et portugaise, afin d’y déceler les premiers obstacles au développement connus du 16ème jusqu’au 19ème siècle. Les débuts d’un certain rattrapage économique sont étudiés dans un chapitre 2, à travers l’industrialisation par substitution des importations et le renforcement du rôle des Etats dès les années 1930, évolutions qui s’avèrent être un succès relatif pour les plus grands pays (Chili, Argentine, Brésil, Mexique et Colombie principalement). L’adoption progressive de politiques néolibérales jusqu’au début de la décennie 2000 y sera aussi expliquée avant d’analyser dans le chapitre 3 l’intégration internationale particulière de ces économies : celle-ci a en effet généré de nombreux espoirs durant la première décennie du troisième millénaire alors même que le phénomène d’« émergence » reposait sur une dangereuse reprimarisation des économies concernées.
Certaines réussites, comme la baisse des inégalités rencontrée alors dans la majorité des pays, seront ensuite expliquées par le chapitre 4, dans le contexte de politiques publiques instaurées par des gouvernements majoritairement dits « progressistes », caractérisation qui sera critiquée dans un cinquième chapitre. Enfin, la crise politico-économique actuelle, qui se manifeste par des changements politiques assez radicaux sur tout le sous-continent, sera examinée en conclusion pour mieux entrevoir l’évolution économique à venir et les solutions proposées au ralentissement actuel.
Mylène Gaulard, Pierre Salama : L’Économie de l’Amérique latine, Bréal 2020