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SOURCE : Révolution permanente
Au Loong Yu est un universitaire chinois de Hong Kong, spécialiste des questions liées au travail. Également engagé de longue date sur un plan politique, il est l’auteur de plusieurs livres, notamment, traduit et publié en français, La Chine : un capitalisme bureaucratique — Forces et faiblesses, ainsi que de nombreux articles traitant de la politique et de l’économie chinoises. Conduite par Juan Ferre pour Left Voice, l’interview que nous republions ici est parue en septembre 2018.
Évidemment, beaucoup de choses se sont passées depuis ces presque deux années. La guerre commerciale s’est poursuivie avec une série de mesures et contre-mesures de part et d’autre, jusqu’à un accord partiel signé fin 2019, mais dont on n’a pas pu mesurer la portée réelle du fait du déclenchement de la pandémie, qui a entraîné (entre autres choses) un effondrement du commerce international. L’administration Trump, tout en maintenant une pression maximale sur la Chine, semble avoir changé son fusil d’épaule et privilégier désormais des attaques ciblées, comme celle qui vise actuellement le géant des télécoms Huawei à propos du marché de la 5 G.
En même temps, la pandémie a rebattu beaucoup de cartes à l’échelle internationale, où les tensions de tout type augmentent, comme en témoignent les graves incidents frontaliers entre la Chine et l’Inde L’offensive du gouvernement chinois contre les droits démocratiques des habitants de Hong Kong a par ailleurs pris une ampleur et brutalité nouvelle, dont toutes les conséquences (y compris interétatiques et mondiales) sont encore à mesurer. Cette question est traitée ailleurs [hyperlink sur l’article de Philippe] dans le cadre de ce dossier.
Mais par-delà ce qui constitue pourtant bien plus que des aléas conjoncturels, les analyses qu’Au Loong Yu présente de la réalité chinoise, de la phase de développement capitaliste du pays, de son conflit avec les États-Unis et les autres vieux impérialismes, de la situation des classes et segments de classe, restent très actuelles et constituent un important apport au débat.
Juan Ferre : Le gouvernement étasunien a plusieurs fois menacé la Chine d’une guerre commerciale et a augmenté les droits de douane à l’importation de produits chinois. Quelles en ont été les conséquences ?
Au Loong Yu : Étant donné que la guerre commerciale vient juste de commencer, il est difficile d’évaluer complètement son impact, même si les secteurs concernés peuvent dès à présent en observer des conséquences négatives. Il y a déjà des cas de navires transportant du soja étasunien qui errent sur l’océan, parce qu’ils ne peuvent plus vendre leurs marchandises aux importateurs chinois, du fait de l’augmentation par des droits de douane étasuniens. Le maire de Los Angeles a alerté sur le fait que la guerre commerciale pourrait entraîner une baisse de 20 % du volume des échanges commerciaux. Cependant, à Hong Kong, on peut profiter de cerises étasuniennes à bas prix, depuis que ces produits ont été redirigés ici après les déclarations de guerre commerciale de Trump.
Alors que Trump cible principalement les produits industriels et technologiques chinois, la Chine vise surtout les productions agricoles des États-Unis. Les deux camps prenant part à l’escalade, des produits qui avaient été épargnés jusque-là se retrouvent maintenant sur la liste des marchandises surtaxées du fait de représailles. Par exemple, Apple n’était pas touché par la liste des produits ciblés par Trump. Mais la liste la plus récente inclut désormais les semi-conducteurs chinois, et finalement Apple pourrait être affecté, même si l’iPhone n’est pour l’instant pas concerné.
Vu l’envergure de la guerre commerciale, la situation peut devenir assez inquiétante si Trump continue d’appliquer son plan. Cela rappelle l’escalade des tarifs douaniers dans les années 1930, qui avaient engendré une guerre douanière, débouchant sur une réduction du commerce mondial de 60 %. On connaît la suite. Même si le prétendu libre-échange peut laisser sceptique, le remplacer par une guerre commerciale de ce type est encore plus problématique.
Mais un populiste d’extrême droite comme Trump est imprévisible. Il pourrait changer de cours plus tard. Comme il y a de vraies probabilités qu’il n’en change pas. Le fait est que ses intentions et objectifs sont multiples, et que ce qui serait sa priorité numéro un est difficile à établir.
L’administration Trump pourrait bien avoir deux buts : faire baisser drastiquement le déficit commercial et bloquer la stratégie chinoise du made in China 2025 [destinée à accroître substantiellement la production de biens de haute technologie]. Le premier objectif est difficilement atteignable si les États-Unis continuent d’être un pays avec un très bas taux d’épargne. Même si Trump réussit à réduire le déficit avec la Chine, cela se fera au profit d’autres pays qui prendront le relais, sans que le déficit commercial global en soit affecté. Sauvegarder l’emploi est une tâche encore plus difficile. Quand les échanges diminuent, les emplois sont les premiers à disparaitre. Peut-être qu’en définitive l’emploi n’est pas du tout la priorité de Trump. Ce dernier ne se cache pas de vouloir remettre en question la stratégie chinoise de modernisation technologique. Cependant, utiliser cette stratégie d’offensive générale qu’est la guerre commerciale pour parvenir à un objectif si spécifique peut s’avérer être du gâchis. Récemment, le coup de force contre [la grande compagnie chinoise d’équipements télécoms et de solutions réseau] ZTE Corporation s’est révélé bien plus efficace.
Peut-être que Trump préfère une attaque qui soit hautement médiatisée et spectaculaire. Cependant, ce type de guerre commerciale va faire du tort aux deux camps. Il y a quelque temps, Handel Jones a écrit Chinamerica pour illustrer les relations économiques étroites entre les deux pays. S’ils se lancent dans une guerre commerciale l’un contre l’autre, c’est comme si un serpent à deux têtes se combattait lui-même : aucune des deux têtes ne peut échapper aux morsures de l’autre. General Motors, par exemple, vend plus d’automobiles en Chine qu’aux États-Unis. Selon une étude réalisée en 2015 par JP Morgan, les entreprises technologiques cotées au sein de l’index boursier S&P 500, en particulier les fabricants de composants, sont fortement dépendantes de la Chine.
Ce qui est encore plus dangereux est le nationalisme et la xénophobie fabriqués par Trump. Il fait grand cas du déficit commercial avec la Chine, mais il est risible de parler aujourd’hui d’une « économie nationale » sans faire en même temps de sérieuses réserves. En réalité, la moitié des exportations chinoises viennent de compagnies étrangères investissant en Chine. Une guerre commerciale de cette envergure va être également dommageable pour beaucoup d’entreprises occidentales. Le capitalisme du 21e siècle ne repose pas seulement sur un marché mondialisé, mais aussi sur des chaînes de montage mondialisées, au moins pour de nombreuses marchandises. Alors qu’avant, un téléphone était produit domestiquement, totalement au sein d’une économie nationale, de nos jours un iPhone n’est pas fabriqué en Chine, mais y est seulement assemblé. Selon un rapport, un iPhone qui est assemblé en Chine et coûte actuellement 179 dollars américains comprend 172 $ dollars de composants fabriqués en dehors de Chine.
Ce qui va se passer dépend largement de ce que Trump veut le plus. Il y a des témoignages à propos de divergences à l’intérieur de la Maison-Blanche. Alors que le secrétaire au trésor Steve Mnuchin cherche à réduire le déficit commercial avec la Chine, le belliqueux représentant au commerce Robert Lighthizer exige des Chinois un changement de politique structurel. Cette confusion ajoute naturellement aux incertitudes auxquelles sont confrontés les deux pays et le reste du monde.
Si, en fin de compte, la priorité est de freiner l’ascension de la Chine, il s’agit alors d’une rupture historique, et certainement encore plus effrayante, avec ce qui était jusqu’à présent la politique chinoise des États-Unis, même si de ce point de vue la guerre commerciale prend son sens — provoquer une grande crise économique en Chine.
Dans les dernières décennies, la Chine a eu du mal à développer un marché intérieur, ce qui permettrait de réduire sa dépendance à l’exportation. Y a-t-il eu des progrès dans ce domaine ? Comment cette dynamique de rééquilibrage s’est-elle combinée à l’accumulation des dettes ?
La forte chute des Bourses chinoises en 2015 aurait pu déclencher une crise économique si le gouvernement avait échoué à mettre à nouveau en place un plan de sauvetage (le dernier plan de sauvetage à grande échelle remontait à la crise de 2008-2009). Cependant, les problèmes fondamentaux à l’origine de ces crises n’ont pas du tout été résolus. Je parle là des déséquilibres économiques de long terme résultant d’une stratégie de croissance particulière, qui consacre une part incroyablement élevée du revenu national à l’investissement en capital au détriment de la consommation. Si nous regardons la part de la consommation finale dans le PIB chinois, celle-ci a un peu augmenté par rapport aux années précédentes, après les tentatives du gouvernement de stimuler la demande intérieure, mais elle n’était toujours que de 39 % en 2016.
Ce n’est pas seulement beaucoup plus bas que la moyenne mondiale (et que celle des pays à faibles revenus), c’est aussi sensiblement plus bas que le record de 48 % atteint dans les années 1960. De fait, la Chine souffre d’un déséquilibre économique typique de suraccumulation et de surproduction. Il y a plus de 10 ans, les représentants du gouvernement admettaient déjà clairement que cette situation les rendait dépendants des investissements à l’étranger pour résoudre un tel déséquilibre.
Selon un rapport de la Banque mondiale en 2018, la contribution des exportations nettes à la croissance du PIB a été négative en 2015 comme en 2016. En 2017, elle n’a été positive que de 0,6 %, alors que la croissance du PIB était de 6,7 %. La projection de la Banque mondiale pour 2018 et 2019 est de 0,1 %, et de 0 % pour 2020. Mais avec la guerre commerciale en cours, on peut s’attendre à ce que ces chiffres soient à revoir à la baisse. Le déclin des exportations nettes entraînera une baisse de l’excédent commercial. Mais il n’y a pas d’autre source de revenus qui puisse remplacer la contribution en chute des exportations nettes.
La croissance du PIB est à présent inférieure de moitié à ce qu’elle était il y a une dizaine d’années. La croissance du PIB en elle-même peut être trompeuse, parce qu’elle prend en compte tous les investissements, alors que tous ne génèrent pas au final des revenus dans le cadre de cette suraccumulation générale. La ville fantôme est un exemple typique d’investissement non efficace et qui, en fin de compte, n’apporte que des dettes supplémentaires qui ne peuvent être payées qu’avec un plan de sauvetage étatique. Ceci a débouché sur une dette totale qui ne cesse d’augmenter. La situation devient de plus en plus dangereuse.
Le Fonds monétaire international a publié en décembre 2017 un rapport qui identifie trois « tensions majeures » dans le système financier chinois, qui pourraient faire dérailler l’économie, et la dette est l’un d’entre eux. Un autre rapport a suivi en mars 2018, cette fois de la Banque des règlements internationaux, qui avertit que la dette de la Chine atteint maintenant un niveau tel que des retombées systémiques pourraient en résulter.
La dette globale [publique, des entreprises et des particuliers] représente 256 % du PIB. Cette proportion est comparable à celle des pays développés, mais exceptionnellement élevée pour un pays en développement comme la Chine. Par ailleurs, la structure des dettes est différente, puisque la dette chinoise est détenue principalement par des entreprises d’État et des gouvernements locaux [régions et municipalités notamment]. Le point positif est que la dette extérieure reste peu élevée, même si on se doit d’ajouter qu’il y a toujours des dettes extérieures cachées, qui ne se révèlent que quand la crise éclate.
D’autres sources estiment la dette globale à 342 % du PIB. Ce calcul, contrairement au précédent, semble inclure les dettes interbancaires. En outre, si l’on inclut le déficit de la sécurité sociale, le montant total est alors plus élevé. Le fort contrôle de l’État sur l’économie permet au Parti communiste chinois (PCC) de contenir les crises les plus aiguës en injectant de l’argent à tout-va, mais cela ne fait que créer plus de dettes et, à la fin, la dette doit être payée. Quand viendra le moment de faire les comptes, le parti État devra à nouveau déposséder davantage de monde pour trouver l’argent de la dette. Mais l’inconvénient est que cela contribuera à antagoniser davantage le peuple, qui reste encore aujourd’hui largement apolitique.
Dans votre livre China’s Rise : Strength and Fragility, vous faites état du développement impressionnant des multinationales chinoises jusqu’en 2007. Ces dix dernières années, le rythme des investissements extérieurs chinois en Amérique latine, en Afrique et ailleurs s’est encore accru. Peut-on parler de la Chine comme d’un nouvel impérialisme ? Si c’est le cas, a-t-il des caractéristiques spécifiques ? Comment la Belt and Road Initiative [dite en français « Nouvelle route de la soie »] s’insère-t-elle dans ce projet ?
Quand en 2016 la Chine est devenue le second émetteur mondial d’IDE (Investissements directs à l’étranger), cela a également signifié qu’elle avait des intérêts significatifs à défendre à l’étranger, en particulier du fait que ses investissements concernent largement des infrastructures, qui mettent longtemps à générer des profits.
Pour atteindre son but, le gouvernement a nécessairement dû ignorer sa doctrine officielle de non-intervention dans les affaires intérieures des autres pays, de manière à défendre efficacement sa part du marché mondial, tout en élevant son statut au sein de la chaîne globale de valeur. Les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine, alors que cette dernière est en train d’émerger comme une puissance mondiale majeure, doivent également être prises en compte. Ce conflit impose à la Chine de renforcer ses liens avec d’autres pays, en premier lieu ses voisins, d’où les rapports avec les BRI (Brésil, Russie, Inde) [1]. Il est certain que les limites du marché intérieur et l’excès de capital oisif imposent à la bureaucratie chinoise d’exporter du capital au travers de projets tels que les BRICS.
Le capitalisme bureaucratique chinois porte nécessairement en lui une logique d’expansion mondiale, d’abord en termes économiques et ensuite, de plus en plus, en termes militaires et politiques. Si l’on considère le niveau de monopolisation de l’économie et celui de la fusion du capital bancaire et industriel (processus rendus possibles par le capitalisme bureaucratique et aussi par le niveau de l’investissement à l’étranger), la Chine possède certainement déjà de forts éléments caractéristiques de l’impérialisme moderne ; une forme d’impérialisme qui, soutenue par un pouvoir militaire et un excédent de capital, cherche à dominer des pays plus faibles, mais n’aspire pas nécessairement à une domination politique directe sur ces pays, comme cela a été le cas pour les autres impérialismes.
Cela explique également le changement de politique étrangère, du « tao guang yang hui » de Deng Xiaoping (doctrine qui visait à développer les capacités industrielles tout en « faisant profil bas ») au « fen fa you wei » (« se battre pour réussir ») de Xi Jinping, qui traduit une attitude plus ferme face aux États-Unis et au Japon.
Cependant, il est important d’identifier précisément la phase que la Chine traverse actuellement. Si l’on se contente de coller des étiquettes à un pays qui change à un rythme effréné et qui a une si longue histoire, et de simplement le comparer aux autres pays impérialistes, on peut commettre une grave erreur. En premier lieu, il y a l’héritage colonial qui pèse encore lourdement sur le parti État.
Si l’on dit que la Chine est impérialiste, alors il s’agit du premier pays impérialiste qui auparavant était semi-colonial, et qui a été envahi à plusieurs reprises par de multiples grandes puissances tout au long d’un siècle. Ceci rend nécessairement les Chinois particulièrement sensibles à l’autodéfense nationale. Il faut distinguer cette préoccupation légitime de l’expansionnisme agressif du parti.
Une autre facette de l’héritage colonial est la question de Taïwan et Hong Kong. Les États-Unis voient Taïwan comme leur protectorat. Je ne soutiens pas la position du PCC à propos de Taïwan, étant donné que nous croyons au droit de Taïwan à l’autodétermination, que le PCC lui refuse. Cependant, même les États-Unis reconnaissent que Taïwan fait partie de « la Chine », et reconnaissent la République populaire de Chine (RPC) comme seul gouvernement légitime de la Chine. Les États-Unis reconnaissent donc plus ou moins la légitimité du programme chinois d’unification nationale.
Si le statut de Taïwan en tant que protectorat étasunien protège l’île contre l’agression du PCC, il représente aussi une menace étrangère, à quoi s’ajoute le fait que de nombreux Chinois le voient comme un obstacle à la réunification de la Chine et de Taïwan — qui en soi n’est pas une aspiration illégitime. Cela ne devient illégitime que si c’est imposé au peuple taïwanais. Il y a aussi de nombreux Chinois, ainsi qu’une minorité de la population taïwanaise, qui non seulement s’opposent à la position du PCC selon laquelle la guerre pourrait être une option pour parvenir à la réunification, mais soutiennent la réunification si elle est le fruit d’un processus bilatéral pacifique. Il faut différencier les préoccupations légitimes des populations et les intérêts du PCC au pouvoir. Même si beaucoup s’opposent à l’agression du PCC contre Taïwan, il est important qu’ils ne soient pas vus comme accueillant favorablement une intervention étasunienne.
Hong Kong est aussi un héritage colonial. Bien que ce territoire ait été rétrocédé à la RPC depuis plus de 20 ans, une partie importante de sa population (surtout dans les classes moyennes) est toujours plus pro-occidentale que pro-RPC. Non seulement cela, mais il y a aussi l’influence problématique sur la ville du capital international et des puissances occidentales hégémoniques.
En comparaison, les autres pays impérialistes se sont libérés de leur héritage colonial et bénéficient plutôt de leur legs impérialiste (qui contribue à la fois à leur puissance menaçante et à leur soft power). L’ascension de la Chine est toujours entravée par son héritage colonial, qui agit en désaccord avec ses intérêts. Cette asymétrie définit nos choix tactiques face à la rivalité USA-Chine.
L’expansion chinoise est de plus en plus impérialiste, mais nous devons également prendre en compte le fait que la Chine est pleine de contradictions, qu’elle a une logique d’expansion, mais est elle-même contenue par son accumulation dépendante (elle est dépendante à la fois des marchés et de la technologie de l’Occident, raison pour laquelle elle doit accepter un statut de producteur de faible valeur ajoutée dans la chaîne de valeur mondiale). La Chine est un complice des pays impérialistes dans la gestion de la chaîne de valeur mondiale, mais par rapport à eux elle y reste une actrice mineure. Cette asymétrie doit être prise en compte également si nous voulons développer une tactique suffisamment éclairée au moment de se positionner sur la question de Taïwan.
Dans quelle mesure le capital privé s’est-il développé au sein de l’économie chinoise ?
Le secteur privé contribue de 50 à 60 % du total au PIB, à l’investissement en immobilisation [qui exclut les purs « produits financiers »] et à l’impôt. Mais il est difficile de connaître les détails, qui sont souvent opaques. La catégorie des « sociétés par actions », par exemple, s’est énormément développée du point de vue des avoirs comme de la participation au PIB. En effet, depuis les années 1990, beaucoup de sociétés qui étaient propriété d’État ont été discrètement privatisées par des officiels du parti, pour être transformées en sociétés par actions.
La nature de la propriété de ce type de sociétés est difficile à établir, dans la mesure où elle se trouve entre les mains d’actionnaires à la fois privés et étatiques, et que les secrets sont bien gardés. Le fait que la catégorie de « seul propriétaire » inclue nombre de petits capitalistes, puisque la loi autorise les « seuls propriétaires » à avoir chacun jusqu’à sept employés, ajoute à la confusion. Il y a quelques années, les libéraux chinois alertaient sur la nouvelle tendance au « guojinmintui », permettant au secteur public d’évincer le secteur privé.
Il s’agit d’un débat houleux et, comme il y a plusieurs niveaux d’évaluation, aucune réponse n’est évidente.
Il faut cependant être conscient que dernière les chiffres, il y a aussi la question de savoir quel secteur porte réellement le poids de l’économie. Le secteur d’Etat contrôle toutes les hautes sphères de commandement de l’économie, ainsi que tout le foncier urbain, ce qui lui donne bien plus de pouvoir que ne le laisse suggérer sa participation nominale au PIB. Par exemple, le secteur public est bien plus susceptible de fixer les prix que de les subir.
Vous avez caractérisé le système politique et de classe chinois comme un « capitalisme bureaucratique », ce qui signifie que la bureaucratie du PCC utilise sa position au gouvernement pour obtenir des profits économiques à travers des moyens capitalistes. Voyez-vous un approfondissement de ce modèle sous le règne de Xi Jinping ? Est-ce que les nombreuses contradictions dans le court et moyen terme ajoutent une certaine dose d’incertitude à cette définition ?
Par « capitalisme bureaucratique », je ne veux pas seulement dire que « la bureaucratie du PCC utilise sa position au gouvernement pour obtenir des profits économiques à travers des moyens capitalistes ». Pour être plus précis, je dirais plutôt que la Chine est une sorte de capitalisme d’État dans lequel la bureaucratie unifie et concentre entre ses mains le pouvoir de coercition de l’Etat et le pouvoir du capital entre ses mains. Les dirigeants politiques sont corrompus dans de nombreux pays, et dans des pays comme l’Égypte ou le Pakistan, on voit des entreprises dirigées par l’armée comme c’est le cas en Chine. Cependant, j’avance que c’est seulement en Chine que le degré de fusion atteint un tel niveau, de haut en bas, de la santé à l’éducation et à tous les autres secteurs.
Cette situation unique est le produit d’une trajectoire unique en son genre depuis la révolution chinoise de 1949. Le capitalisme bureaucratique s’est en réalité renforcé sous Xi et le risque d’une crise économique et politique semble croissant. C’est aussi pour cela que les libéraux ont sonné l’alarme à propos du guojinmintui. Il est probable que leur argumentation soit biaisée, mais elle reflète un tournant économique décisif : auparavant, le marché était suffisamment étendu et, lorsque le parti a rapidement privatisé le secteur étatique, la bourgeoisie du secteur privé a vécu une sorte d’apogée. À présent, avec la saturation du marché et l’aboutissement de la privatisation, elle se rend compte qu’elle a un espace bien plus restreint pour faire de l’argent et se retrouve même sous la pression du secteur d’Etat, d’où son mécontentement. Aujourd’hui, les petites et moyennes entreprises se portent mal, en particulier parce que les banques d’État leur refusent des prêts alors même qu’elles continuent à financer largement le secteur étatique.
Parlons maintenant de la situation en Chine continentale. Après la crise financière mondiale de 2008, il y a eu un regain des conflits salariaux, avec des luttes marquantes comme la lutte anti-privatisation à Tonghua en 2009 ou encore les grèves chez Honda dans le Guangdong en 2010. Le gouvernement avait répondu avec une répression accrue. A-t-il été en mesure de faire taire la protestation ouvrière ? Y a-t-il des limites à ce qui peut être accompli par cette répression d’État ?
Pendant des années, il n’y a plus eu de mouvement ouvrier, seulement des actions ouvrières. Beaucoup ont été des grèves spontanées. Je ne crois pas que les autorités puissent en finir avec ces grèves spontanées. Elles savent que c’est impossible à cause de deux choses : premièrement, bien que les conditions de travail se soient améliorées avec le temps, elles sont toujours très rudes et cela produit nécessairement de la révolte. Deuxièmement, les deuxième et troisième générations de travailleurs migrants sont elles-mêmes plus conscientes de leurs droits et ont des attentes plus élevées, ce qui les pousse à l’action à un moment ou un autre. Cependant, la plupart des grèves ne conduisent pas à la moindre forme d’organisation, pas seulement du fait de la répression, mais aussi parce que les travailleurs migrants n’y sont pas encore prêts.
Les autorités peuvent aujourd’hui être parfois plus dures contre les grèves spontanées, mais leur objectif principal, plutôt qu’éradiquer tout type de grève, est de s’assurer que les travailleurs ne s’organisent pas, ce qui explique les mesures répressives prises contre les associations non gouvernementales. C’est quelque chose qu’il leur est assez facile d’imposer. Mais les imparables grèves spontanées, même si elles ne conduisent pas à une organisation, restent positives en elles-mêmes, car elles permettent le niveau de conscience et la confiance en soi.
NOTES DE BAS DE PAGE
[1] Le groupe des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) a tenu sa première réunion annuelle en 2009. Il est devenu les BRICS après l’incorporation, deux ans plus tard, de l’Afrique du Sud (« S » pour « South Africa »).