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SOURCE : Contretemps
Dans cet article paru d’abord en anglais dans la Boston Review, Alex de Waal propose une histoire critique des pandémies et de leur gestion par les pouvoirs publics. Mettant en garde contre une capture autoritaire et bureaucratique de la santé publique par les gouvernements, il plaide pour une appropriation populaire de l’épidémiologie, supposant une interaction entre savoirs médicaux et savoirs populaires, et une confiance mutuelle entre experts et populations.
Alex de Waal est directeur exécutif de la World Peace Foundation et enseignant-chercheur à la Fletcher School (Tufts University). Il est l’auteur de Mass Starvation: The History and Future of Famine, de The Real Politics of the Horn of Africa: Money, War and the Business of Power, et a dirigé l’ouvrage Advocacy in Conflict: Critical Perspectives on Transnational Activism. Ce texte a été traduit par David Buxton et Thierry Labica.
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Il y a un dicton chez les épidémiologistes : « Si vous avez vu une pandémie, vous avez vu une pandémie ». Y faisant écho dans une interview en mars 2020, Bruce Aylward, directeur adjoint de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), a fait remarquer que chaque nouvelle pandémie suit sa propre logique, et que ceux qui tirent des conclusions en s’appuyant sur l’expérience passée feront sûrement des erreurs[1]. Avec chaque nouvelle pandémie, il est tentant de parcourir les livres d’histoire à la recherche de parallèles et de leçons. Mais la sagesse à en tirer est fortement surestimée.
Cela dit, il est possible de tracer une ligne entre la Scylla de l’aveuglement historique et la Charybde de la généralisation hâtive. Dans son livre sur la peste noire de 1348, A Distant Mirror, l’historienne Barbara Tuchman limite ses remarques sur le présent à quelques lignes obliques dans la préface. « Si l’on insiste sur un enseignement de l’histoire, écrit-elle, c’est que, comme l’affirme le médiéviste français Édouard Perroy, « certaines formes de comportement et certaines réactions contre le destin s’éclairent mutuellement »[2]. » Le pathogène est peut-être nouveau, mais la logique de réponse sociale ne l’est pas ; c’est là qu’on peut trouver des continuités historiques. Une étude de cas particulièrement révélatrice – encore un objet de fascination et de controverse chez les historiens de la santé – est l’épidémie du choléra à Hambourg à la fin du 19e siècle, sujet du livre superbement documenté de Richard Evans, Death in Hamburg[3].
Le matin du 24 août 1892, Robert Koch arrive à la gare de Hambourg, en provenance de son laboratoire à Berlin. Chercheur en médecine le plus réputé d’Allemagne, il est déjà reconnu pour la découverte du cycle de l’anthrax, et de la bactérie à l’origine de la tuberculose. Dans les années 1880, il a voyagé en Égypte et en Inde, où il a réussi à isoler la bactérie à l’origine du choléra, et lors de son retour à Berlin, il a été reçu par le Kaiser Wilhem, décoré de l’Ordre de la Couronne et nommé responsable de la préservation de l’empire contre les épidémies de maladies infectieuses.
Neuf jours avant l’arrivée de Koch à Hambourg, un médecin de la ville voisine d’Altona fut appelé pour s’occuper d’un ouvrier de chantier gravement malade et dont le travail incluait l’inspection des égouts. L’homme souffre de vomissements et de diarrhées aiguës ; le diagnostic du médecin qui l’examine est le choléra. Dans un premier indice de la controverse assassine sur le point d’éclater, le supérieur du médecin refuse d’accepter le diagnostic. Entre le 16 et le 23 août, le décompte quotidien de cas croît exponentiellement : 2, 4, 12, 31, 66, 113, 249, 338. Le 27 août, 1024 cas et 414 morts sont signalés ; pendant les six semaines suivantes, près de 10 000 habitants de Hambourg périssent. Comme un incendie de forêt, l’épidémie s’est éteinte largement d’elle-même en octobre, quoiqu’aidée par les efforts de Koch et son équipe.
On sait maintenant qu’on aurait pu éviter ces morts. Leur cause directe était bien le choléra, mais les autorités municipales étaient complices de la surmortalité massive. Pendant longtemps, elles avaient refusé de dépenser de l’argent public dans la santé publique ; cette fois-ci, elles craignaient qu’une déclaration de choléra – entraînant des mesures de quarantaine et d’isolement – fasse cesser toute activité commerciale. À Altona, juste en dehors de la juridiction de Hambourg, il n’y eut pas de cas ; au port frère de Brême, il n’y eut que six cas, dont trois arrivants récents de Hambourg qui souffrit seule cette année-là.
Ces évènements possèdent la structure narrative et la tension morale d’une tragédie de théâtre. Outre le vibrion du choléra lui-même, qui prend la forme d’une virgule (qui comme son sosie typographique, peut, produire des effets catastrophiques en s’insérant dans un moment charnière décisif) les dramatis personae sont Koch, le chimiste et hygiéniste Max von Pettenkofer, le médecin et anthropologue Rudolph Virchow, un chœur de malades, et quelques porte-parole révolutionnaires. On y décèle cinq sous-intrigues. La science s’oppose au fatalisme et à la superstition ; la nouvelle théorie microbienne de la maladie est en débat avec les théories soi-disant écologiques ou conjoncturelles ; la bureaucratie centrale militarisée se dispute avec le capitalisme libéral ; le « récit épidémique » anthropocentrique qui promet un retour à la sécurité de la vie normale lutte contre la logique de l’évolution qui s’opère sur des échelles temporelles différentes, allant du microscopique au macro-écologique ; et pour finir, une société ouverte et démocratique qui s’interroge sur ses limites.
Comme nous allons le voir, une partie du vieux monde redevient nouveau.
Le choléra : la pandémie la plus crainte du 19e siècle
Jusqu’au début du 19e siècle, le choléra était endémique dans le delta du Gange au Bengale, mais apparemment, on ne le trouvait pas ailleurs. Transmis par la contamination fécale, le bacille cause de la maladie vit dans l’eau chaude et se multiplie dans l’intestin humain. Telle était la macro-écologie du choléra : tout ce qu’il lui fallait pour survivre, c’était quelques puits peu profonds pendant chaque saison sèche, les inondations annuelles le répandant ensuite sur de vastes territoires.
En plus de la grande famine des années 1770, l’un des cadeaux empoisonnés de la Compagnie britannique des Indes orientales, fut l’ouverture de voies permettant au choléra de circuler sur des territoires beaucoup plus vastes, colonisant de nouveaux espaces dans une sorte de retour de flammes colonial. L’investissement britannique dans l’irrigation à grande échelle pour la culture du coton créa l’écosystème parfait pour que le bacille trouve de multiples réserves locales– des fossés et des canaux d’irrigation, des réservoirs, des puits, des citernes d’eau – et devienne endémique[4]. En 1854, le médecin britannique John Snow démontra avec élégance que l’infection passait par l’eau, dans une étude épidémiologique encore en bonne place dans les manuels de nos jours ; après avoir minutieusement pointé des cas sur un plan de Londres, il demanda à chaque ménage infecté la source de leur eau potable, dont il suivit la trace jusqu’à une unique pompe contaminée de Bow Street.
Selon la légende, Snow insista auprès du responsable municipal pour qu’on enlève le bras de la pompe, et les cas cessèrent aussitôt. En fait, comme Snow le reconnut, l’épidémie était déjà en phase de décroissance au moment de son intervention. Mais on jugea son étude convaincante ; l’explication par le « miasme » jusqu’alors dominante – selon laquelle la cause de la maladie était de l’air impur localement généré – se trouva concurrencée par une théorie simple et démontrable. Dans la même année, le microbiologiste florentin Filippo Pacini décrivit le bacille qu’il avait extrait lors des autopsies de victimes. Mais Pacini manqua d’un appareil politique puissant pour le soutenir et pour diffuser sa percée et les recherches médicales n’étaient pas assez systématiques pour qu’on puisse en tirer une conclusion correcte. Ainsi, le changement de paradigme n’allait pas de soi. Les avocats de la théorie miasmatique raffinèrent leurs arguments, prétendant que l’interaction locale complexe de la terre, de l’air et des caractéristiques personnelles était à même d’expliquer les caprices de la maladie. La figure de proue parmi les représentants de ce point de vue fut le chimiste, hygiéniste et réformateur de la santé publique, Max von Pettenkofer que nous rencontrerons plus tard.
Le choléra atteint l’Europe pour la première fois en 1830, provoquant une mortalité de masse, la panique et des troubles civils. Le bacille produit des symptômes particulièrement déplaisants chez l’hôte humain ; une fois entré dans l’intestin, son microsystème idéal, il se multiplie de façon exponentielle, et annihile la microbiotique existante en quelques heures. La personne atteinte perd le contrôle de ses fonctions corporelles, succombe à des accès de vomissements, de diarrhées, de spasmes musculaires, et devient bleue et borsoufflée. Une déshydratation catastrophique provoque la mort dans la moitié des cas.
Pour la bourgeoisie émergente en Europe, l’attaque du choléra elle-même était non moins terrifiante que la perspective de la mort : un individu pouvait être frappé lors d’un dîner mondain ou dans un tram, suscitant révulsion et terreur parmi ses proches. Tout aussi inquiétantes pour les autorités furent les « émeutes du choléra », où les paysans et les habitants des nouvelles villes industrielles, scandaleusement insalubres, attaquèrent des propriétaires, des autorités municipales et même parfois des médecins, les accusant de se servir de la maladie comme d’un prétexte pour saisir leurs biens. Parfois, les pauvres accusèrent les riches d’avoir sciemment introduit la maladie à cette fin.
Des pandémies du choléra ultérieures coïncidèrent avec les soulèvements à travers l’Europe en 1848, suivis par des épidémies locales pendant dix ans, dont celle qui provoqua l’enquête de Snow, et avec les guerres des années 1860. En 1891, la Russie fut frappée de famine, déclenchant une vague migratoire de centaines de milliers de gens à peine mieux lotis que la paysannerie affamée. L’année suivante, le Tsar expulsa les Juifs de Moscou, et le bacille se déplaça vers l’ouest, porté par les deux groupes. Ces pauvres masses exténuées en rangs serrés rêvaient d’Amérique, et la compagnie de navigation Hambourg-Amérique offrait l’itinéraire le plus fréquenté vers le Nouveau Monde. Les autorités sanitaires allemandes enregistrèrent les cas parmi les populations en cours de migration ; on bloqua beaucoup d’entre eux à la frontière, mais d’autres réussirent à passer. Les voyants étaient au rouge.
Controverses médicales et écologiques d’hier et d’aujourd’hui
Le choléra est le méchant de pantomime dans ce drame : furtif, soudain et létal. À l’époque de l’épidémie de Hambourg, son étiologie est encore très controversée. Avait-on affaire à un envahisseurcontaminant ? Son émergence était-elle liée à une configuration particulière de conditions locales ? Trente ans après Snow et Pacini, et huit ans après la découverte du bacille par Koch, le monde médical n’était pas encore unanime. Hambourg devait changer cela.
La méthode scientifique évoluait en même temps que les découvertes médicales, et Koch était à la pointe des deux. Les « postulats de Koch », comme on les désigne aujourd’hui, proposaient des critères pour savoir si le porteur d’une maladie avait été correctement diagnostiqué. Selon les postulats, le microbiologiste devait d’abord identifier le microbe chez tous les individus infectés ; ensuite le mettre en culture ; puis, utiliser cette culture pour infecter un animal de laboratoire et observer l’apparition des mêmes symptômes ; et finalement, isoler le même microbe chez l’animal malade ou mort. L’expérience devait être reproductible. Ironiquement, l’identification du bacille ne répondait pas aux propres critères de Koch ; en dépit de ses efforts, il ne parvint jamais à déclencher le choléra chez un hôte animal. On le sait maintenant, le choléra n’atteint que les humains. Il restait donc beaucoup de questions sans réponse sur l’origine des épidémies, et assez d’éléments pour que les sceptiques puissent prétendre que la théorie microbienne était pour le moins incomplète.
Les débats à propos du choléra dans les années 1880 et 1890 se déroulaient sous la lumière naissante d’une nouvelle ère de la microbiologie. Les « anticontagionistes » et les « localistes » affirmaient qu’il devait sûrement exister d’autres facteurs causaux comme la météo, le sol, ou le tempérament du malade. Des radicaux demandaient pourquoi le prolétariat était frappé le plus durement. (Les études du comportement de la maladie montrent que ça n’était pas toujours le cas mais la chose était suffisamment fondé pour justifier des exigences de réformes sociales.)
Dans le cas actuel du coronavirus Covid-19, il y a moins de mystères, la méthode scientifique est plus fiable et les controverses se résolvent beaucoup plus vite. Le laps de temps entre l’identification d’une nouvelle maladie et la découverte d’un pathogène se réduit maintenant à cinq jours et non cinq décennies. On a isolé le coronavirus quelques jours après les premiers cas et la séquence entière du génome en était disponible en ligne deux semaines plus tard. On dispose désormais de procédures de dépistage et de traçage, et de la puissance informatique pour établir des scénarios épidémiologiques. Mais beaucoup de choses restent incertaines, et les épidémiologistes révisent en continu le leurs interprétations du taux de mortalité et des facteurs de vulnérabilité. On ne sait pas si le Covid-19 finira par infecter 20%, 40% ou 70% de la population. Il faut analyser notre propre ignorance, distinguant entre le niveau de risque qu’on peut calculer aujourd’hui, celui que l’on pourra calculer avec de meilleures données et ce qui, échappant à la collecte de données, reste profondément incertain.
En voici un exemple. Dans leur modélisation de référence sur les trajectoires possibles et l’impact des « interventions non pharmacologiques » (INP, autrement dit, les décisions de mise en quarantaine ou de distanciation sociale), Neil Fergusson et ses collègues à l’Imperial College de Londres incluent les mises en garde suivantes :
Il importe de noter d’emblée qu’étant donné que le SARS-CoV-2 est un nouveau virus émergent, il reste beaucoup à apprendre sur sa transmission. De plus, l’impact de certaines INP décrites ici dépendra crucialement de la réaction à leur introduction, ce qui en toute probabilité variera entre pays, et même entre catégories de population. Enfin, il est hautement probable qu’il y aura des changements spontanés significatifs dans le comportement de la population, même en l’absence d’interventions imposées par le gouvernement[5].
Deux avertissements se trouvent ici, qu’il faut traiter différemment. D’abord, les données fondamentales nécessaires à une épidémiologie solide manquent toujours, même si, petit à petit, on dispose de meilleures approximations, permettant un meilleur calcul du risque. Le second avertissement, que Fergusson divise en deux parties, est que l’issue dépendra de la réaction des gens au gré des décisions officielles que des modifications dans les croyances. Les comportements en matière de santé sont plus difficiles à mesurer que les constantes épidémiologiques. L’important ici est de bien voir que la composante sociale de la trajectoire d’une épidémie est incertaine quand que la composante médicale, elle, ne l’est pas ; bien qu’on puisse en réduire un peu les marges, le risque ne peut vraiment être quantifié. Dans une série de textes publiés sur un blog et traitant de l’intersection entre santé, environnement et politique, l’universitaire Andy Stirling explique « la différence cruciale entre ‘incertitude’ et ‘risque’. Un risque est ce qui résulte d’un calcul structuré qui reflète forcément un point de vue particulier. Une incertitude relève de ce que ces calculs du risque ne tiennent pas en compte[6]. » Le comportement lié à la santé n’en est qu’un aspect.
Un autre élément d’incertitude est le fait que les épidémies ne sont que des moments d’inflexion dans une évolution à différentes échelles allant de la microbiotique au planétaire. Les pathogènes se transforment sans cesse ; les microbes s’établissent dans les microbiomes des animaux et des plantes, dans le sol et dans l’eau ; les résidus viraux se trouvent dans notre ADN. Pour les bactéries et les virus, les frontières du moi humain n’ont aucune signification et plus les connaissances avancent sur les résidus viraux dans notre ADN et sur la richesse de nos microbiomes, plus nous nous voyons contraints de reconnaître ce point de vue[7].
Impitoyables, les souches de choléra au 19e siècle ont maintenu leur stratégie reposant sur la rapidité et la létalité, tuant environ la moitié des gens qu’elles colonisaient. Au milieu du 20e siècle, la souche « El-Tor » a sévi avec une virulence atténuée. C’est une adaptation fréquente chez les pathogènes qui prospèrent en traitant leurs hôtes en symbiotes plutôt qu’en les détruisant. La première pandémie d’un nouveau pathogène quel qu’il soit est généralement, pour la population humaine, la pire – comme ce fut le cas pour la peste bubonique en Asie et en Europe, pour la variole et la rougeole aux Amériques, et le choléra. Ce qui n’est guère réconfortant pour Homo Sapiens face au Covid-19 aujourd’hui.
Les écosystèmes se transforment aussi. La plupart des nouveaux pathogènes infectieux sont zoonotiques, sautant la barrière entre espèces, et provenant de singes, de chauve-souris, ou de poulets et de cochons d’élevage. Cela a toujours été le cas. Mais alors qu’autrefois un pathogène zoonotique infectait une bande de chasseurs-cueilleurs, aujourd’hui, compte tenu de notre monde globalisé et profondément interconnecté, une seule épidémie localisée peut devenir une pandémie en quelques semaines. Un autre facteur nouveau est la proximité des humains avec les animaux domestiques et les fermes-usines. 90% de la biomasse vertébrée élevée pour notre consommation vit – si l’on peut appeler ça vivre – dans des parcs d’engraissement, autant d’écosystèmes sans précédent. Ce sont des incubateurs parfaits pour de nouvelles zoonoses, surtout pour la grippe aviaire, qui peut évoluer d’abord dans des poulets, puis sauter aux cochons qui fonctionnent comme des accélérateurs évolutifs des pathogènes, avant d’atteindre les humains[8]. À leur tour, chaque nouvelle dyade entre humain et pathogène transforme l’écologie de la santé publique et de la maladie à l’échelle mondiale : notre environnement construit se transforme (au dix-neuvième siècle avec l’introduction de la fourniture municipale de l’eau, par exemple) ; notre environnement biochimique se transforme (avec l’ajout d’antibiotique à l’alimentation animale, par exemple) ; et nos comportements liés à la santé changent. Dans le même temps, le changement climatique modifie l’écologie des maladies infectieuses de manière imprévisible. Le monde post-pandémique est un écosystème transformé.
Même si l’on a fait beaucoup de progrès dans l’étude de ces facteurs environnementaux complexes, les incertitudes qu’ils ont induites ne figurent pas dans les modèles épidémiologiques étroitement focalisés sur la prédiction du nombre de cas et de morts. Le « récit épidémique » ordinaire consiste en une « normalité » stable menacée par l’intrusion d’une menace pathogène inédite, étrangère, suivie d’une épidémie et d’une réaction à celle-ci (d’une efficacité variable), et se termine par un retour au statu quo ante. Ce récit bien ordonné n’a aucune réalité[9]. Que ce soit à Hambourg il y a 140 ans ou n’importe où dans le monde aujourd’hui, ce qui n’est pas pris en compte dépend de l’endroit où l’on se trouve.
Comment les libéraux n’ont pas su prévenir les épidémies
Voilà pour les protagonistes microbiens. Examinons maintenant les trois grands personnages de notre reprise de la tragédie de Hambourg.
Le premier en scène est la figure dominatrice et finalement tragique de Max von Pettenkofer (1818-1901), presque oublié aujourd’hui, mais il y a 130 ans, au sommet de sa gloire professionnelle au titre de chimiste le plus éminent d’Allemagne. Il défendit la cause la recherche médicale, de l’air pur et de l’hygiène publique, et fut le mentor de dizaines d’étudiants. Dans la version en bande dessinée de notre histoire, pourtant, tous ses succès ne comptent pour rien ; il est plutôt le méchant dont l’orgueil borné, relayé par ses acolytes qui étaient responsables de la politique médicale de Hambourg, fit par deux fois faux bond habitants de la ville. Le plus grand manquement fut l’absence de préparation pour des maladies portées par l’eau, notamment le refus d’ordonner la construction de sites de filtration pour traiter le provisionnement d’eau ; les habitants consommaient de l’eau acheminée par canalisations de l’Elbe aux réservoirs, puis aux habitations. Au fur et à mesure que le niveau de l’eau baissait durant l’été chaud et sec de 1892, les polluants furent portés des villes riveraines par les courants et les marées, et par des péniches. La filtration sur sable supprime efficacement le bacille. D’autres villes la pratiquaient, mais non Hambourg.
Pourquoi les autorités de Hambourg en décidèrent-elles ainsi ? Malgré les ambitions centralisatrices de l’État prussien, l’administration de l’Allemagne n’était pas encore unifiée. Deuxième ville du pays et port le plus riche, Hambourg conservait une certaine autonomie en tant qu’ancien membre de la ligue hanséatique. La ville était administrée par son propre Sénat et protégeait jalousement son indépendance politique, surtout en matière de commerce. À vrai dire, Hambourg était la plus « anglaise » des villes allemandes, avec son assemblée de citoyens (constitutionnellement composée d’un petit groupe de propriétaires privilégiés), et son histoire sociale particulière (dominée par une oligarchie de commerçants et d’avocats). Tout ce monde se méfiait des traditions militaro-bureaucratiques de l’État prussien.
Les citoyens de Hambourg croyaient en un gouvernement réduit, à la discipline budgétaire, et à la responsabilité individuelle pour la santé et le bien-être. Investir l’argent des contribuables dans un site de filtration semblait être une extravagance propre à menacer tant la santé fiscale de la ville que l’éthique qui en avait assuré la prospérité. Ces doctrines du laissez-faire ressemblaient à celles qui avaient amené la Grande-Bretagne à pratiquement ne pas intervenir lors des famines en Irlande et en Inde : les administrateurs coloniaux s’accrochaient à l’idée que la dette publique constituait un péché plus insigne que la famine à échelle de masse, et que les crève-la-faim ne pouvaient améliorer leur sort qu’à force d’autodiscipline dans le du labeur et de saine gestion de ressources limitées.
Le second manquement des disciples de von Pettenkofer à Hambourg, surtout de l’officier médical en chef, le docteur Johann Kraus, fut le refus d’accepter les diagnostics de choléra et de faire une déclaration publique pendant ces journées critiques du mois d’août durant lesquelles le taux d’infection doublait chaque jour. Comme on le sait maintenant, les bacilles et les virus peuvent se multiplier exponentiellement. Le délai d’un seul jour peut faire la différence entre le contrôle ou non d’une épidémie.
Pourquoi ne firent-ils pas cette déclaration ? On peut l’expliquer en partie par la rigidité intellectuelle de ces hommes de bonne réputation. L’autre partie de l’explication vient de l’intérêt matériel. L’économie de Hambourg et la prospérité de ses ploutocrates dépendaient du maintien de l’ouverture du port et de la circulation des bateaux. Des marchandises provenaient de l’Angleterre et des États-Unis. La plupart des exportations allemandes arrivaient par péniche ou par train pour être expédiées par bateau vers tous les continents ; la compagnie Hambourg-Amérique organisait régulièrement des départs pour New York, les ponts des bateaux chargés de migrants recherchant une vie meilleure sur les lointaines cotes de l’Atlantique.
Lire le calcul de von Pettenkofer comme un simple compromis entre le profit et la vie humaine serait lui faire une injustice. La plupart des mesures pour traiter le choléra reprenaient des méthodes toutes faites héritées du temps des pestes médiévales et révisées depuis l’arrivée du choléra en Europe en 1830, et adaptées à chaque épidémie après une évaluation empirique approximative de ce qui avait réussi ou pas. De nouveaux bacilles et virus étaient apparus, mais les réponses sociales restaient les mêmes.
Les premières mesures contre la peste furent forgées dans les Cités italiennes dans les années suivant le choc apocalyptique de la peste noire en 1348. Comme le choléra un demi-millénaire plus tard, la peste survint avec fracas, répandant une mort rapide et effroyable. Son taux de mortalité fut extraordinairement élevé : environ un tiers de la population d’Asie et d’Europe succomba, et dans la plupart des villes européennes, la moitié des habitants périrent, parfois en quelques semaines.
On attribua la calamité diversement à la colère de Dieu, aux conjonctions astrales, à la sorcellerie. Mais les princes italiens, les édiles des Cités, et les négociants firent preuve d’esprit empirique[10]. Les premiers conseils de santé furent créés à Venise et à Florence l’année même de l’apparition de la peste noire et évoluèrent en institutions juridiques pendant le siècle suivant, avec le pouvoir de restreindre les voyages et les activités commerciales, et d’isoler des individus infectés. On mit en place des hôpitaux d’isolement, appelés lazzaretti, pour empêcher toute contagion. Les Cités italiennes délivrèrent des certificats de bonne santé à de grands négociants et à des diplomates importants pour qu’ils puissent passer librement les contrôles. Ces carnets de santé furent les premiers passeports.
Observant que la peste avait tendance à se déclarer sur des bateaux en provenance d’Orient, et à se répandre lorsque ces bateaux arrivaient dans les ports, les autorités commencèrent à partager notes et conseils. La quarantaine fut d’abord expérimentée dans le port vénitien de Ragusa (aujourd’hui Dubrovnik) en 1377 ; le mot vient des quarante jours que les vaisseaux suspectés devaient passer au large, le temps de voir si marins et passagers tombaient malades. En quelques décennies, les règles fondamentales de contrôle de la peste furent élaborées par tâtonnements, avec ce que l’on appellerait de nos jours, autre la quarantaine : notification des cas, isolement des malades, cordons sanitaires, restrictions des déplacements, et désinfection (généralement en brûlant la propriété des infectés). Ce qui manquait dans cette série de mesures fut le contrôle des porteurs : le rôle des rats – ou pour être précis, les poux de rats – comme réservoir d’infection n’était pas encore connu, et on ne songea jamais à l’élimination systématique des rongeurs, qui de toutes façons aurait été probablement jugées impossible à mettre en pratique. Au lieu de cela, on supposa que la peste se répandait par la contagion entre humains.
Les outils d’endiguement de la peste firent partie de l’échafaudage des premiers appareils administratifs de l’État moderne, notamment au nord d’Italie. La science se situa quelque part entre le faux et l’inexact, ses motivations furent ambiguës, et sa mise en œuvre désordonnée. Il est peu surprenant que certains aient condamné ces mesures comme coûteuses, inefficaces, et dangereuses. Faut-il en rappeler le coût financier : il fallait payer les bureaucrates, et les interruptions du commerce provoquaient des faillites. L’efficacité des mesures fut sujette à débat : la peste parvenait à percer les défenses et les gens trouvaient des moyens de contourner les restrictions ou de prendre le dessus sur les policiers envoyés pour les faire appliquer. Le danger vint des troubles sociaux provoqués par le chômage, l’augmentation du prix des aliments de base et les intrusions policières.
Il fallut attendre 1894 pour que le pathogène soit identifié simultanément par Alexandre Yersin (ancien assistant de laboratoire à l’Institut Pasteur à Paris), et par le biochimiste japonais Shabasaburo Kitasato (qui avait étudié sous Koch à Berlin). Les deux isolèrent l’origine microbienne, un pathogène porté par les poux de rat ; celui-ci fut nommé Pasteurella pestis ou Yersinia pestisdans une victoire pour la science européenne sur la science asiatique, et pour la science française sur la science allemande. La peste restait endémique en Inde et en Chine à cette époque avec des épidémies sporadiques, mais avait disparu de l’Europe (la dernière épidémie se déclara à Marseille en 1720). L’explication exacte de la disparition de la peste en Europe reste l’un des mystères de l’histoire microbienne : le devait-on aux changements dans la population des rats ou dans l’écologie des zones de transmission aux confins orientaux du continent, ou encore à l’efficacité des lazzaretti et des pratiques de quarantaine ?
Les cas les mieux documentés de mesures prises contre la peste sont naturellement les plus récents. Un bon (ou plutôt mauvais) exemple est celui de Bombay en 1896, applicable au drame de Hambourg pour deux raisons. D’abord, il exemplifie les politiques ordinaires d’endiguement déployées à l’époque. Ensuite, il a eu lieu deux années après que Yersin et Kitasato eurent révélé que le mode principal de transmission était des poux à l’humain, et non d’humain à humain.
En dépit de cette découverte scientifique, les officiers britanniques de l’administration indienne restaient convaincus que la persistance de la peste s’expliquait par le sous-développement. L’historien Rajnarayan Chandavarkar fait remarquer que même si les experts médicaux et scientifiques étaient au courant des découvertes les plus récentes, « leurs décisions, fondées sur la supposition que la peste est une maladie virulente, s’avérèrent répressives au mieux, meurtrières au pire[11]. » Parmi celles-ci, les « vérifications rigoureuses » dans les trains ne découvrirent que très peu de cas, alors que « l’envoi de désinfectants dans les égouts » chassa les rats et leurs poux vers les maisons où ils répandirent la maladie. La réaction anarchique, méfiante et parfois violente des habitants de Bombay, rejetée comme superstitieuse par les officiers coloniaux, est parfaitement compréhensible. Le remède officiel – si on peut le désigner comme tel – fut aussi néfaste que la maladie.
L’exemple de Bombay démontre aussi que von Pettenkofer ne fut pas le seul à contester les dernières découvertes médicales. En effet, dans sa sous-estimation des modes de transmission des pathogènes, Hambourg suivait le précédent britannique alors bien établi, dès lors que le commerce était en jeu. Après l’ouverture du canal de Suez en 1869, la Commission internationale pour le contrôle du choléra basée à Istanbulinsista pour que les bateaux britanniques transportant des marins ou des passagers infectés soient maintenus au large pendant les quarante jours requis, mettant la Commission (dirigée par les Français) en conflit avec les ministre Londoniens pour qui les réglementations de quarantaine constituaient une violation caractérisée de la loi de libre-échange de 1846[12]. Des médecins anglais influents affirmèrent que la théorie microbienne du choléra était « une fumisterie inventée pour restreindre notre commerce »[13]. Au moins jusqu’à mars 2020, la politique britannique de santé publique a conservé un genre de laissez-faire tout à fait distinct de celui pratiqué en l’Europe continentale.
Les doctrines de von Pettenkofer sont donc beaucoup plus compréhensibles dans le contexte de pratiques séculaires de contrôle épidémique aux résultats limités,avec les aspects de leurs quarantaines et des leurs isolements, et les incertitudes de la science médicale et de l’épidémiologie de l’époque.
Ses convictions sociales et médicales forment un curieux mélange, difficile à situer sur l’échiquier politique de notre époque. Il défendit la cause du « localisme », croyant en particulier que le choléra ne devenait virulent que sur certains types de sols et avait besoin d’un corps humain doté des préconditions morales et psychologiques requises pour se développer pleinement en maladie à part entière. Selon lui, la santé relevait de la responsabilité individuelle de chaque famille, et non de décrets étatiques.
Dans notre drame, la première erreur fatale commise par les disciples de von Pettenkofer commence par une faute relativement mineure, amplifiée par leur inflexibilité. Ils refusèrent résolument de purifier l’eau potable par la méthode simple de filtration sur sable, qui supprime efficacement le bacille. Von Pettenkofer aurait pu facilement intégrer la faculté nettoyante du sable à sa promotion générale de la propreté comme à sa conviction que pour devenir mortel, il fallait au bacille un sol propice. Mais comme sous l ‘emprise d’une pulsion de mort, il maintint que la filtration de l’eau serait une dépense inutile. Dans cette pièce de théâtre, on peut imaginer l’audience l’exhorter en silence : « filtrez la provision d’eau ! Vas-y, fais le ! »
La seconde erreur désastreuse, directement attribuable à son étudiant Johan Kraus, fut le refus de déclarer l’épidémie le 18 août 1892, et dans les jours suivants. Il fallut attendre le 23 août, la veille de l’arrivée de Koch, pour que les autorités médicales de Hambourg concèdent que la maladie est présente dans la ville. À ce moment-là, la ville entière est atteinte.
Le dénouement de l’intrigue autour de von Pettenkofer intervient après le renvoi de ses disciples de leur poste. Rancunier, von Pettenkofer continue cependant à défendre sa théorie de « configuration locale ». Il lance un défi ultime à Koch : il boira une solution contenant le bacille et attendra de voir les conséquences. Ce qu’il fit le 7 octobre 1892, enregistrant les symptômes grotesques dans son journal. Rétabli, il conclut que sa théorie était prouvée : le choléra a besoin d’un agent infectieux et un hôte offrant un terrain favorable. Une expérience identique fut menée par son disciple Rudolf Emmerich dix jours plus tard sur une scène devant une audience d’une centaine de personnes ; lui aussi se rétablit. (Richard Evans, dans Death in Hamburg, suggère que les assistants de laboratoire de Koch, chargés de la préparation des échantillons, devinant l’objet de la demande, avaient avantageusement dilués les solutions). En 1901, von Pettenkofer finit par satisfaire sa pulsion de mort en se tirant une balle dans la tête.
Comment les centralisateurs – et leur science – eurent le dessus
L’épidémie de Hambourg se déclara à un point de bascule dans l’émergence d’une médecine scientifique. Le protagoniste de ce changement de paradigme, le héros de l’histoire, est Robert Koch (1843-1910) ; c’est de lui dont on se souvient pour avoir pris en charge le système défaillant de santé publique à Hambourg et fait dégager les charlatans. Quand Koch arriva de Berlin le matin du 24 août, mandaté par le Kaiser[14], il savait déjà que le diagnostic était le choléra ; un médecin de la ville voisine d’Altona s’était présenté à son laboratoire quelques jours auparavant avec un bocal scellé contenant des échantillons pris sur ses malades. Mais apparemment, Koch n’avait pas idée de la vitesse de propagation de la maladie et de la négligence de la réaction municipale.
Aucune délégation officielle n’était présente à la gare pour accueillir la sommité scientifique de l’Empire. Koch dut organiser les choses lui-même ; son premier arrêt fut à l’office médical de la ville à 9 heures. Le docteur Kraus y arriva trente minutes plus tard avec peu d’informations à fournir, car il s’était contenté de ricaner du « comportement hyperactif » de ses confrères dans d’autres villes (comme Altona). Ensuite, Koch se rendit au nouvel hôpital généraliste d’Eppendorf, où le directeur, le docteur Theodor Rumpf, l’accueillit à l’entrée. Koch lui demanda d’emblée s’il avait des cas de choléra à signaler, et Rumpf lui donna les chiffres sur le champ, suscitant la remarque en aparté de Koch à son assistant : « C’est le premier homme à Hambourg à nous dire la vérité ! »
Après avoir rendu visite aux hôpitaux, aux centres de désinfection et aux casernes où les migrants russes étaient entassés en attendant leur bateau, Koch fit la tournée du « quartier des allées » au centre-ville, vétuste, surpeuplé, et délabré. Il commença à se rendre compte que des centaines de personnes étaient déjà mortes. « J’avais l’impression de traverser un champ de bataille », dit-il. Au milieu des rues, des cours et des canaux insalubres, il ressentit un choc : « Dans aucune autre ville, je n’ai trouvé autant d’habitations malsaines, de foyers d’infection, de lieux de reproduction bactérienne. » Ce, venant d’un homme qui avait parcouru les hôpitaux d’Alexandrie et de Calcutta à la recherche de la bactérie coupable. Dans les allées de Hambourg, il prononça sa condamnation devenue célèbre de la ville alors la plus cosmopolite d’Allemagne : « Messieurs, j’oublie que je suis en Europe[15]. »
S’il existe un moment dans notre drame qui marque le changement de paradigme dans la compréhension des épidémies, c’est celui-là. C’est le point où les arguments des détracteurs patentés se mirent à sonner creux, et où les controverses épidémiologiques non résolues prirent l’allure de gares secondaires sur le chemin de fer du progrès. Le train exprès de la science médicale pouvait désormais les traverser sans s’arrêter, un simple coup de sifflet suffisant à faire dégager les traînards. Dans un sens qui n’était pas purement métaphorique, l’Empereur lui-même était arrivé dans ce train.
N’oublions pas que lorsque Koch rentra d’Egypte et d’Inde proclamant qu’il avait découvert le bacille du choléra, il y avait quelque raison de rester dubitatif. Koch n’avait pas satisfait ses propres postulats (à savoir, qu’aucun animal ne peut être rendu malade du choléra) – et les mystères épidémiologiques persistaient (et nb : lorsque Koch fut récompensé du prix Nobel en 1905, sa nomination faisait suite à sa découverte du bacille de la tuberculose et à l’exposé plus complet de sa méthode). La proclamation du succès de Koch par l’empereur Guillaume relevait d’un pari sur la science, au service de la politique impériale, l’empereur cherchant à tout prix à rattraper les autres puissances coloniales. Entendant assurer ce que, plus tard, il devait appeler « la place au soleil » de l’Allemagne, il avait organisé la conférence de Berlin au cours de laquelle ces puissances se partagèrent le continent africain ; sa course à l’industrialisation donnait ses premiers résultats ; son unification des administrations disparates formant le patchwork des principautés, cités-États, domaines féodaux et épiscopaux de l’ex-saint empire romain n’était pas encore achevée.
A cette époque et dans ce contexte, la maladie tropicale était un obstacle majeur à la colonisation, tandis que la médecine, particulièrement en France, servait de justification à l’empire. La canonisation de Koch fut un triomphe pour la science médicale allemande, lui permettant notamment d’accéder au rang de pair de l’Institut Pasteur. Tout comme aujourd’hui, la concurrence scientifique était indissociable des rivalités géostratégiques avec leurs enjeux de prestige et de capacités impériales. L’administration de la santé, avec ses exigences en matière de recensement unifié, de contrôle des frontières, de système de recensement des cas (avec émissions de certificats de bonne santé), nécessitait tout autant qu’elle justifiait une bureaucratie centralisée. Le signalement et le suivi des maladies infectieuses ne pouvait être laissé à la discrétion des villes et des baronnies. A moins que toutes les composantes du corps politique ne se conforment au même protocole central, la santé de l’ensemble était mise en danger par les déficiences de ses maillons les plus fragiles.
On comprend rétrospectivement que le succès de Koch fut tant scientifique que rhétorique. Sa première réussite scientifique consista à identifier le cycle de vie de l’anthrax, mais ne parvenant pas à en spécifier le mécanisme causal, il eut recours aux métaphores très parlantes d’« hôte » et de « parasite ».[16] Il devait bientôt parler d’ « envahisseur » pour caractériser le vibrion cholérique. Et, d’une importance cruciale au regard de la rivalité entre Berlin et Hambourg, la théorie des germes fut à la base du centralisme militaire contre le minimalisme gouvernemental et son laissez-faire. Du train en provenance de Berlin descendit non seulement Koch, mais tout un fret de métaphores martiales, un état d’esprit et une capacité de mobilisation.
Les recoupements entre médecine et affaires militaires sont omniprésents tout au long de l’histoire. Les armées étaient de véritables épidémies en marche ; des régiments finissaient plus sûrement décimés par les infections que sur les champs de bataille ; les matelots mourraient de carences nutritives comme la scorbut, par exemple. Ce fut dans les conditions révoltantes d’hospitalisation des soldats durant la guerre de Crimée, dans les années 1850, que Florence Nightingale inaugura les soins infirmiers britanniques. La guerre biologique fait l’objet de tentatives déjà anciennes, même si ses succès historiques furent plus affaire de chance que d’habiles préméditations. L’introduction de la peste en Europe, selon certaines explications, tient à l’usage que fit l’armée mongole de catapultes pour propulser des cadavres infectés à l’intérieur de la ville criméenne de Caffa dont elle faisait le siège. L’histoire de ces projectiles répugnants et peut-être vraie, mais il demeure que la peste ne se transmet pas de cette manière. La conquête du Mexique par les espagnols fut très amplement assistée par la variole qui voyagea clandestinement à bord des navires des conquistadors et, inconnu du système immunitaire des amérindiens, tua près de la moitié de ces derniers au cours d’une première épidémie qui fut la plus dévastatrice, tout en épargnant l’envahisseur dont le visage portait les séquelles d’infections antérieures auxquelles il devait maintenant son immunité.
Rien de ce qui précède, cela dit, ne permit d’imposer un modèle militaire à la médecine même. Les choses changèrent avec l’application des modes d’organisation de l’industrie moderne à l’organisation de la guerre, notamment au cours de la guerre civile aux États-unis et de la guerre franco-prussienne. Elles furent également l’occasion d’associer dans une même visée médecine moderne et arsenal de contrôle épidémique.[17] Outils de surveillance, standardisation et discipline furent conjointement mis au service de la construction étatique, de l’expansion impériale, de la guerre industrielle et de la santé des populations. Tout comme la guerre n’était désormais plus simplement affaire de conquête, la santé publique ne se limitait en rien à la seule santé publique.
On peut en dire autant de la visite de Koch à Hambourg. Les doyens de la ville avaient de bonnes raisons de craindre un contrôle du choléra qui mettrait en danger non seulement leur commerce mais également l’autonomie constitutionnelle à laquelle ils étaient tant attachés. Au cours des décennies précédentes, là où l’empire britannique avait cherché un équilibre entre contrôles sanitaires et libre-échange, les français, quant à eux, avaient fait un usage beaucoup résolu de l’arsenal anti-infection dans leur entreprise de déploiement de l’État colonial. L’historien Patrick Zylberman raconte de quelle manière le gouvernement français présenta la maladie sous les traits d’une « invasion » venue du Levant et d’Inde, justifiant ainsi les mesures militaro-médicales et le tracé des remparts extérieurs de la frontière sanitaire de l’Europe au Moyen-Orient.[18]
Dans les ports français de la Méditerranée, les autorités ne souhaitaient pas avoir recours aux inspections sanitaires lors des débarquements. Paris réunit alors une coalition de gouvernements européens qui imposa à l’empire ottoman un régime d’inspection sanitaire et de supervision. Les ottomans pouvaient donc bien être formellement indépendants, les agents de santé d’Europe occidentale au Caire et à Constantinople n’en étaient pas moins dépositaires de l’autorité de contrôle des départs de navires vers l’ouest. Zylberman montre que la menace de choléra suffisait à justifier l’ « intervention préventive » à l’Est de la Méditerranée et même au-delà : l’État ottoman était « l’homme malade de l’Europe » dans les deux sens de l’expression, et les impérialistes en étaient déjà à déchiqueter ce corps à la vigueur déclinante. Quelles que furent leurs rivalités géostratégiques, Paris et Berlin voyaient la menace microbienne venue de l’Est en des termes similaires. L’Allemagne imposa des mesures comparables le long des ses longues frontières terrestres.
En août 1892 à Hambourg, les inquiétudes dues à la mainmise militariste de Berlin et la perte de privilèges anciens et chéris cédèrent le pas, bien entendu, au terrible fléau lié à distribution d’eau. Koch ne déclara pas la « guerre » au vibrion et en matière de métaphore militaire, il s’en tint à l’image du « champ de bataille » pour parler des hôpitaux hambourgeois débordés. On ne trouve dans les débats de l’époque rien de cette rhétorique politique de l’intégrité et du pourrissement corporel, de l’infection et de la purification, que les nazis allaient adopter une génération plus tard. Mais avec la prise en main de l’administration de Hambourg par l’État prussien militarisé, qui commença par les hôpitaux et la distribution de l’eau, un cap fut franchi.
Koch finit par triompher contre von Pettenkofer et le paradigme biomédical se modifia. La Prusse, autoritaire et centralisatrice imposa ses méthodes sur un Hambourg de tradition libérale. Le système de gouvernance allemand s’en renforça. Moins remarquée fut la position hégémonique acquise par le modèle militaire de la santé publique. A leur manière, les États-unis, qui s’intéressaient de près à Hambourg (qui, après tout, était le port où s’embarquaient le plus grand nombre de migrants), furent représentatifs de ce paradoxe. Le corps des techniciens de l’armée américaine devint l’arme principale dans le combat contre la fièvre jaune à Cuba, en Louisiane et au Panama, tandis que des générations d’électeurs n’ont cessé de rejeter la médecine sociale prise soit pour un luxe que le pays ne peut pas se permettre, soit pour la manifestation d’un pouvoir quasi-totalitaire.
La métaphore du « combat » contre une maladie, appropriée pour la réaction immunitaire d’un corps à un pathogène, est incongrue pour la réponse sociale à une épidémie. Aujourd’hui, cependant, le langage du « combat » est devenu familier au point d’être utilisé sans qu’on y pense (symptôme d’une véritable hégémonie). La circulation des métaphores se fait dans les deux sens. Lorsqu’ils mobilisent pour la guerre ou au service de mesures autoritaires, les dirigeants politiques s’en prennent aux « infestations » d’envahisseurs ou d’infiltrés assimilés à autant d’agents pathogènes. En temps de crise sanitaire, ils se plaisent à « déclarer la guerre » à un « ennemi invisible » microbien.
Le corps médical et technique de l’armée américaine se fit une place dans les annales de la santé publique suite à des recherches méticuleuses sur la transmission de la fièvre jaune, suivies de la mise en œuvre rigoureuse de programmes de drainage, de revêtement, d’adjonction d’huile dans les eaux dormantes de puits, de citernes, de réservoirs, de bassins, et d’utilisation d’insecticides afin d’éradiquer les lieux de prolifération des moustiques[19] A notre époque, et en particulier depuis que les craintes d’attaques à l’anthrax, après les attentats du 11 septembre 2001, ont fait planer la menace bioterroriste, le ministère de la défense des États-unis s’est immiscé dans tous les aspects de la politique extérieure américaine au point que l’instrument de choix pour répondre aux diverses crises dans le monde, et parmi elles les maladies épidémiques, est l’armée. L’armée fut le premier fournisseur d’aide internationale en Indonésie suite au tsunami de 2004 et à Haïti après le tremblement de terre de 2010. Le président Barack Obama envoya la 101e division aéroportée pour « combattre » l’Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014.[20] Aujourd’hui, la garde nationale et la marine américaines ont été placées en première ligne pour faire face à la crise du Covid-19. La logistique militaire semble s’avérer indispensable pour pallier les manques d’un service d’urgence sanitaire publique sous-financé, même si la vue d’un navire hôpital militaire quasiment vide à New York révèle l’impréparation de ces infrastructures face à une épidémie civile.
Le fait de reconnaître le rôle opérationnel de l’armée dans une situation d’épidémie ne devrait pas nous amener à penser que les personnels de sécurité et les généraux auraient vocation à être aux manettes. Bien consciente du danger, l’association américaine pour la défense des libertés publiques (ACLU), dans un rapport de 2008, alertait sur le caractère contre-productif et les menaces pour les droits qui découlaient des approches coercitives du maintien de l’ordre.[21] De manière prévisible, la possibilité du recours aux pouvoirs spéciaux de temps de guerre et de déploiement de technologies sécuritaires présente un attrait certain pour nombre de dirigeants politiques précisément du fait de leur usage double.
Le président Trump a choisi de se présenter comme « président en temps de guerre »[22] , emboîtant le pas au président Macron qui a déclaré la « guerre » au virus.[23] L’Italie a plutôt eu recours à une opération de police. En Hongrie, Viktor Orban a fait adopter une loi l’autorisant à gouverner par décret indéfiniment et accuse les immigrants et les réfugiés d’être responsables de la pandémie.[24] En Chine, les mesures de confinement associent dans une « réaction en quadrillage »[25], haute technologie de surveillance et mobilisation traditionnelle des quartiers par le parti communiste. Le gouvernement israélien propose d’avoir recours à des technologies de pistages de terroristes contre les personnes censées être porteuses du coronavirus.[26] The Economist a inventé le néologisme de « coronopticon » à propos de cette surveillance généralisée.[27]
Réformateurs radicaux et révolutionnaires silencieux
Cette vague de mesures répressives adoptées en réponse au Covid-19 n’auraient pas surpris nos personnages du drame hambourgeois. Les épidémies de choléra dans l’Europe du 19e siècle coïncidèrent avec les révolutions de l’époque, 1830-32 et 1848 notamment. Les « émeutes du choléra » furent nombreuses.[28] En 1892, des foules en colère saccagèrent les villes russes d’Astrakhan, Tashkent, Saratov et Donetsk. Les voix de quelques porte-parole se firent entendre au-dessus des cris et des appels montant de tout un chœur de victimes. Mais c’est en vain que l’on tenterait de discerner la voix des révolutionnaires socialistes.
En 1854, Karl Marx logeait au 28 de Dean Street, à cinq minutes à pied de la célèbre pompe à eau de Broad Street (d’après Google Maps) et à une minute du point noir (d’infection) noté sur la carte de John Snow à Meard Street. Il se contenta cependant d’une simple allusion à l’épidémie dans sa correspondance avec Friedrich Engels, attribuant l’origine du problème à l’insalubrité des logements.[29] Même chose pour Engels dans son livre de 1845, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, où, dans la préface de l’édition de 1892, il ajouta la remarque suivante :
Les épidémies répétées de choléra, fièvre typhoïde, variole, etc., ont fait comprendre au bourgeois britannique la nécessité urgente d’assainir ses villes, s’il ne veut pas être, lui et sa famille, victime de ces fléaux. En conséquence, les anomalies les plus criantes décrites dans ce livre sont aujourd’hui éliminées ou tout au moins rendues moins choquantes.[30]
Engels, semble-t-il, admet sobrement que la santé publique est non seulement une science bourgeoise, mais une science bourgeoise efficace. Pour les communistes, la guerre et la guerre de classe étaient le moteur d’une histoire dans laquelle les microbes doivent se contenter de voyager en stop. Comme l’observe l’historien Samuel Cohn, voilà un étrange abandon d’un champ de bataille politique sur lequel l’ennemi de classe aurait pu être débordé. « Une analyse du choléra et de ses conséquences sociales ne trouva aucune place dans les œuvres publiées du vivant de Marx » et pour Cohn, « il semble être passé à côté de toutes leurs expressions de la contestation sociale et des luttes de classes qui y étaient liées ». Il ajoute :
Plus surprenante encore est l’absence d’attention prêtée à la violence sociale du choléra par les historiens plus récents de la nouvelle gauche qui ont méticuleusement étudié les luttes de classes aux 19e et au 20e siècles, (E.P. Thompson, Eric Hobsbawm, John Foster, John Calhoun, et d’autres encore) en dépit de l’agitation qu’elle occasionna, avec des foules pouvant atteindre les 30 000 personnes prenant le contrôle de villes entières (ne serait-ce que brièvement), assassinant des gouverneurs, des maires, des juges, des médecins, des pharmaciens et des infirmiers, détruisant des fabriques et des villes.[31]
Cette omission commence à être comblée. L’historiographie postcoloniale et l’anthropologie médicale se sont intéressées à la résistance locale contre les politiques sanitaires coloniales et aux suspicions qui entourent, entre autres, les programmes de vaccination contre la polio. Toutefois, les recherches consacrées à la résistance aux mesures de santé publique durant les périodes d’urgence épidémique restent relativement rares. Cette lacune est regrettable dès lors que chaque épisode de contagion épidémique et son cortège de mesures gouvernementales a donné lieu à d’innombrables actes quotidiens de contournement et de refus d’obtempérer.
En Italie au 16e et 17e siècles, et plus encore à Londres en 1665, les chroniques de la peste décrivirent l’indifférence imprudente des pauvres face aux dangers de la contagion et leur subversion des toutes les mesures qu’on voulut leur imposer. Daniel Defoe, à l’image d’autres auteurs sur le sujet, mit ces comportements sur le compte de l’analphabétisme, de l’entêtement et du fatalisme. Il se peut aussi que l’on ait préféré accepter l’incertitude (la loterie du microbe) aux épreuves prévisibles (la misère et le chômage). On remarque également des similitudes étonnantes avec la résistance des peuples colonisés aux diktats impériaux sur les terrains sanitaires et environnementaux, le plus souvent arbitraires, non-scientifiques et d’aucune utilité au-delà de la simple exhibition de la puissance étatique.
Le silence des socialistes du 19e siècle sur la santé publique est surprenante à double titre au regard des protestations élevées par leurs rivaux à gauche, les démocrates radicaux. En 1848, lors du « printemps des peuples », tandis que Marx et Engels rédigeaient le manifeste communiste, un jeune médecin, Rudolph Virchow (1821-1902), constituait un rapport sur un épisode de typhus en Silésie. Virchow devait bientôt apparaître comme le père de la pathologie et le fondateur de la médecine sociale, mais il fut aussi précurseur de l’anthropologie physique ; ses études sur la taille et la forme crâniennes de divers peuples l’amenèrent à la conclusion que les affirmations sur la supériorité ou l’infériorité raciales étaient dépourvues de fondement scientifique. Sa pratique médicale radicalisa ses positions politiques ; son rapport sur la Silésie expliquait qu’à elles seules les interventions médicales étaient de peu de valeur sans progrès social, sans éducation, sans démocratie et sans prospérité. C’est en tant que démocrate que Virchow se joignit aux soulèvements de 1848 avec le slogan, « la médecine est une science sociale, et la politique n’est pas autre chose qu’une version étendue de la médecine. »
Comme c’est le cas pour beaucoup de scientifiques érudits de la période, la vision médicale de Virchow paraît difficilement classable de nos jours. Il se sentait proche, en général, de Pettenkofer, malgré son désaccord avec lui sur le choléra qui selon Virchow était une contagion. Il admirait Koch, bien que curieusement, contestait le rôle du bacille de la tuberculose. Fondamentalement, Virchow était un libertaire convaincu que la démocratie, l’éducation et le progrès élimineraient les maladies. Selon Evans, on lui doit une idée d’une importance cruciale : « Les théories de Virchow ont explicité une chose : il existe un lien indissoluble entre la science médicale, l’intérêt économique et l’idéologie politique. »[32]
La voix de Virchow au milieu du chœur hambourgeois soulève des questions d’une portée intacte de nos jours. Les progressistes contemporains sont embarrassés face à la gestion politique de la pandémie. Ils se situent dans une perspective de santé sociale pour des raisons d’équité et frémissent lorsque la gestion du risque épidémiologique, par le recours à la quarantaine et à les restrictions sur les déplacements, s’alignent sur les politiques d’exclusion raciste.[33] Les progressistes américains sont rassurés par la présence de fonctionnaires dévoués à la science (à ce titre, le directeur de l’institut national des allergies et des maladies infectieuses, Anthony Fauci, fait aujourd’hui figure de parangon de l’État profond vertueux), mais s’inquiètent des implications totalitaires de la surveillance et du contrôle de la maladie. Cet État contrôleur d’infection est une version, en pire, de l’État militaro-bureaucratique de Max Weber, exigeant des habitudes sanitaires uniformes pour l’ensemble de la population.
Dans son livre, Disease and Democracy (2005), Peter Baldwin décrit de quelle manière, vers la fin du vingtième siècle, lorsque des maladies chroniques, non-infectieuses et liées au « style de vie » prirent la place des maladies infectieuses en tant que principales menaces sanitaires dans les pays industrialisés, la responsabilité en matière de santé fut transférée des États vers les citoyens eux-mêmes : « chaque homme est son propre agent de quarantaine ».[34] Baldwin pose la question clé : « Une santé publique démocratique est-elle possible ? ». Pour lui, la réponse est non : « A l’ère de la gouvernementalité, la santé publique reste clairement un domaine placé sous contrôle réglementaire dans lequel le citoyen respectueux de la loi peut s’attendre à sentir la poigne de fer dans un gant de velours ».[35]
Le scepticisme de Baldwin était une réponse polémique aux militants en lutte contre le VIH convaincus que leur propre mobilisation contre la « peste homosexuelle » avait non seulement permis d’accélérer la recherche scientifique mais avait également modifié le cours de l’histoire politique en faveur de l’émancipation. Le président Ronald Reagan commença par ignorer l’épidémie de VIH chez les homosexuels, les haïtiens et les hémophiles, et fit la sourde oreille aux revendications de la Coalition contre le SIDA pour libérer le pouvoir (AIDS Coalition to Unleash Power) dont les initiales, ACT UP, reflétaient les méthodes. Son directeur général de la santé publique, C. Everett Koop, conservateur pur jus, et Anthony Fauci, qui venait d’être nommé au poste qu’il occupe encore aujourd’hui, finirent par convaincre Reagan de passer à l’action.
Les politiques américaines contre le VIH et le SIDA, de même que les politiques globales par la suite, furent sans précédent dans l’histoire des réponses de santé publique à des maladies sexuellement transmissibles incurables s’abattant sur des groupes stigmatisés (et l’expression de « victimes innocentes » utilisées pour les hémophiles et les enfants nés avec le VIH furent l’exception qui confirme la règle de départ). Les personnes atteintes du VIH et malades du SIDA vinrent bientôt jouer un rôle dans les essais cliniques et l’élaboration des politiques. Les militants proposèrent de tester de nouveaux médicaments, expliquant qu’ils n’avaient rien à perdre en court-circuitant les tests de sécurité habituels. Ils insistèrent sur l’aspect volontaire et confidentiel des essais afin de protéger leurs droits.
En Afrique, les réponses gouvernementales souvent laissèrent le champ libre aux organisations de la société civile qu’à chaque fois elles intégrèrent à leur programme, et les agences internationales créées dans ce contexte (UNAIDS et le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et la malaria), inaugurèrent un modèle de gouvernance sanitaire globale basée sur les droits humains et l’inclusion.[36]
Ce pour quoi les épidémiologistes devraient réfléchir comme des milieux populaires
J’eus l’occasion d’occuper un rôle de figurant au cours du drame entourant le HIV et le sida, dans une collaboration de recherche sur la politique, la sécurité et les dimensions sociales de la pandémie.[37] Et écrivant dans l’esprit de Virchow, j’insistai sur cette idée que la santé publique ne peut qu’être démocratique. Comme beaucoup d’autres, je m’inspirai de l’exemple du médecin et de l’anthropologue de la santé, Paul Farmer. Son livre, Infections and Inequalities (1999), est un manifeste en faveur d’un partenariat entre médecine sociale et politique radicale.[38]
Les liens entre pauvreté, inégalité, mauvaise santé et exposition aux épidémies sont bien documentées et il n’est pas nécessaire d’y revenir ici. Conscient de l’avertissement d’Aylward selon lequel il ne fallait pas appliquer la « leçon » de la dernière épidémie à celle aujourd’hui en cours, je me limiterai à une seule proposition épidémiologique, prudente : dans les faits, il existe des preuves troublantes qu’une « science populaire » peut jouer un rôle crucial dans l’atténuation des conséquences de l’épidémie et pour se prémunir de sa récurrence.
Il ne s’agit en aucune manière d’entretenir une quelconque vision idyllique de la sagesse populaire en matière de santé. L’épidémiologie populaire est loin d’être exempte de superstitions : nombre de pratiques sont au mieux inoffensives et au pire, dangereuses, voire, fatales. Il demeure, cependant, que des décennies d’expérimentation et d’observation populaires ont donné lieu à de réelles avancées scientifiques. La variolisation en est l’exemple emblématique. Un esclave afro-américain que l’histoire a retenu sous le seul nom d’Onesimus, familier de la pratique très courante en Afrique consistant à injecter des tissus prélevés sur des pustules de patients atteints de la variole à des individus sains afin d’induire une version beaucoup moins virulente de la maladie, fit connaître la variolisation aux colons du Massachusetts au début du 18e siècle.[39] Son efficacité fut si convaincante que George Washington fit procéder à l’inoculation en masse de ses soldats. En 1798, la procédure fut adaptée par le médecin anglais, Edward Jenner, sous la forme de variolisation à partir de la vaccine (« variole de la vache »), procédure qu’il baptisa vaccination.
Il serait également possible d’assembler toute une archive de science populaire ayant contribué à mettre un terme à des épidémies. Le cas du virus Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014 en est typiquement l’illustration. Les modèles épidémiologiques qui identifièrent avec précision la première phase exponentielle de l’épidémie furent incapables de prédire son reflux rapide. Ces modèles n’envisageaient que de longues phases descendantes reflétant la lente diminution de la transmission due aux mesures de santé publique et non la baisse rapide observée dans les faits. Le chercheur en anthropologie sociale, Paul Richards, pense que la faiblesse du modèle s’explique par des modifications dans le grain fin de comportements sociaux que les modèles ne savent pas reconnaître et que ne savaient pas expliquer les individus qui eux-mêmes altèrent les comportements fortement à risques.[40]
Les anthropologues eux-mêmes ne firent pas le lien dans les premiers temps de la crise. Leurs recherches s’intéressèrent aux enterrements et aux rituels funéraires mais pas à ce qui présentait le plus grand risque de contagion, à savoir, la préparation du corps pour l’inhumation. Le soin aux malades dans le contexte familial fut l’autre contexte principal de transmission. Les personnels de centre de santé, les chercheurs en anthropologie sociale, les épidémiologistes durent échanger, acquérir une compréhension mutuelle de leur savoir respectif et trouver des manières de le transmettre. Comme le montre Richards, les populations apprirent vite à penser en épidémiologistes et adaptèrent des pratiques et attitudes corporelles nouvelles et plus sûres, les mesures officielles descendantes n’intervenant que par la suite. La modélisation après coup de la trajectoire de l’épidémie confirme que la meilleure simulation du reflux est basée sur l’adoption généralisée d’une stratégie de protection et de déplacement restreint émanant des populations elles-mêmes et qui présente l’avantage de ne requérir qu’un taux d’adoption de cinquante pour cent pour être efficace. L’auteur de l’étude concernant l’Ebola constate en conclusion que « nous ne connaissons pas d’autre explication de la fin de l’épidémie faisant l’objet d’une validation similaire ».[41]
Chaque pandémie est différente, mais la logique de l’action politique reste largement identique à chaque fois. Là où les intérêts politiques s’alignent sur l’avis scientifique, l’avis guide les choix politiques. C’est ici qu’il vaut la peine de tirer certains enseignements. Dans le cas de l’année 1918, l’enseignement retenu par les dirigeants mondiaux réunis pour fonder la Société des Nations fut que la santé internationale est une question qui exige une coopération internationale. L’éradication de la variole fut exactement le résultat de ce type d’initiative multilatérale dans les années 1970. La rougeole, comme la variole, est due à un virus dont seuls les humains peuvent être porteurs, et pourrait donc aussi être éradiqué, mais pour les nations riches qui finançaient les programmes internationaux de santé, elle faisait figure de simple rite de passage pour les jeunes enfants, ce en dépit du fait qu’elle en tuait des millions dans les pays pauvres chaque année. Les budgets et le soutien politique étant assurés, l’ONU préféra cibler la polio, maladie elle aussi dévastatrice mais beaucoup plus difficile à éliminer du fait que le virus peut être présent dans la nature.
Dans le cas du HIV/sida, c’est la pression sur les gouvernements qui a « marché » en les obligeant à reconnaître l’épidémie et à réagir, tandis que la clameur publique parvint à contraindre les entreprises pharmaceutiques à abaisser le coût des anti-rétroviraux afin que les traitements ramenés à de justes proportions ne mettent pas en faillite les gouvernements africains. L’utilité de la pression exercée en faveur d’un dépistage strictement sur la base du volontariat fut moins certaine, dépistage volontaire codifié comme meilleure pratique au niveau international, même si des dépistages obligatoires, ou de routine (pour lesquels le ou la patiente doit spécifiquement demander, dans ce cas, à ne pas être testée), auraient pu aider à prévenir les infections.[42] Et, comme c’est le cas avec toute institution complexe, les motivations politiques en virent à s’aligner sur les intérêts de l’institution parfois aux dépends du problème à résoudre.
Par conséquent, l’ONU en vint alors à pousser à la mise en œuvre de mesures et de critères quantitatifs identiques pour chaque pays en dépit du fait que chacun de ces pays faisait une expérience différente de l’épidémie : pour certains d’entre eux, l’enjeu central était celui de la sexualité homosexuelle, pour d’autres, la sexualité hétérosexuelle, pour d’autres encore, l’usage de drogues par voies intraveineuses, et chacun avec ses propres mœurs et ses propres réseaux. Mais il était plus simple de standardiser l’arsenal de mesures. Mon livre AIDS and Power, se concluait sur le fait que dans les démocraties africaines, les incitations politiques étaient structurées dans le sens d’une gestion du sida plutôt que de son endiguement : recours maximal au traitement et prévention à peine suffisante.[43]
La crise du SARS de 2003 fut immédiatement précurseur du Covid-19 tant sur le plan de la pathogenèse que sur le plan politique. On peut en tirer deux enseignements politiques. Premièrement, elle plongea le gouvernement chinois dans un embarras qui bien que profond, ne le fut pas assez. Le gouvernement dissimula les premiers signes de la crise et réagit trop tard : le coronavirus se répandit dans le reste du monde où il fut à l’origine de crises locales, au Canada notamment. Divers commentateurs spéculèrent quant au fait que le SARS pourrait être la crise qui remettrait en question la domination autoritaire exercée par le parti communiste. Dans un recueil consacré à cette crise, Tony Saich se demandait si le SARS était le « Chernobyl chinois ou juste ‘Beaucoup de bruit pour rien’. »[44] Préférant ne pas trancher la question, Saich en vint à la conclusion que pour les autorités chinoises l’important était le devoir qui était le leur d’en tirer des leçons.
Dix-sept ans plus tard, pour Saich, au regard de l’attitude face au Covid-19, « non, l’épidémie de SARS ne leur a rien appris. »[45]Dans cette conclusion, il est implicitement entendu que le président chinois Hu Jintao ne paya le prix politique de sa réponse défaillante à la maladie. La Chine développa ses laboratoires médicaux mais ne créa les incitations qui auraient permis aux travailleurs de la santé de jouer le rôle de lanceurs d’alerte. Pour les officiels de rangs intermédiaires voyant arriver les mauvaises nouvelles, il restait l’option consistant à dire à leurs supérieurs ce que ces derniers voulaient entendre, les assurant que tout allait encore très bien. Deuxièmement, l’élimination rapide du SARS supprima le marché pour des produits pharmaceutiques qui permettaient le traitement ou l’inoculation contre des coronavirus. Face à de futures crises épidémiques globales, le capitalisme ne propose pas d’incitation à construire des réponses préventives.
De tout ceci, nous dégageons la leçon élémentaire suivante, dépourvue de la moindre surprise : des revendications clairement exprimées définissent les politiques de santé publique. Les démocraties peuvent exiger la santé publique.
Dans les deux derniers actes du drame hambourgeois, c’est Virchow qui conclue la scène. Il a déjà posé la question clé sur ce qui détermine l’issue du problème : l’intérêt matériel, l’idéologie politique, ou la science médicale ? Et bien qu’aucun des protagonistes ne répondent à cette question – ni le vibrion du choléra, ni von Pettenkofer, les commerçants de la ville et les magistrats, ni Koch et son empereur, et ni même le chœur dissonant – Virchow affirme que ce sont l’émancipation sociale et la démocratie qui auront finalement raison du choléra.
Pour une pensée critique en temps de pandémie
Quelles conclusions tirer de tout ceci pour le Covid-19 ? Nous sommes face à un nouveau virus à l’épidémiologie incertaine et capable d’infliger la maladie, la mort et des déstabilisations d’une échelle gigantesque. Précisément parce que chaque commentateur et commentatrice voit la pandémie à travers le filtre de ses propres préoccupations, c’est exactement le moment de penser de manière critique, de comprendre la pandémie en contexte, de poser des questions.
Les plus claires sont les questions politiques. Qu’est-ce le public doit exiger de son gouvernement ? Sur la base d’âpres expériences, les législateurs ont développé un mantra : « connais ton épidémie, interviens sur ses enjeux politiques. »[46] Les motifs des mesures de santé publique et leurs conséquences ont toujours largement débordé le seul contrôle de la maladie. Les intérêts politiques prennent le pas sur la science, où, plus exactement, les intérêts politiques légitimes certaines lectures scientifiques et pas d’autres. Les pandémies sont des occasions de confrontations politiques et l’histoire nous montre que les faits et la logique sont des instruments du combat et des non des arbitres de son issue.
Tandis que les responsables de santé publique appellent les populations à suspendre leurs activités normales afin d’aplatir la courbe de la transmission virale, les dirigeants politiques nous appellent aussi à suspendre notre critique afin de garder une longueur d’avance en prévision des mécontentements qui finiront par se manifester. Au cours de l’histoire récente, le mode de gouvernance de « l’État profond », bureaucratique et incitant à la docilité, aura rarement fait autant l’objet d’une estime aussi générale ressentie à travers l’ensemble du spectre politique.
C’est précisément dans un moment tel que celui-ci, lorsque la rationalité scientifique est à l’honneur, qu’il nous faut montrer la plus grande perspicacité face aux usages politiques auxquels une telle expertise est soumise. En se tournant vers Hambourg en 1892, on distingue sans peine entre ce qui était de l’ordre de la science et ce qui relevait de la superstition. Nos facultés critiques doivent se tenir en alerte rouge pour opérer ces distinctions aujourd’hui.
En même temps, le Covid-19 rappelle à un public désabusé et méfiant combien notre bien-être, et notre survie même, dépendent des impressionnantes avancées de la science médicale et de la santé publique au cours des 140 dernières années. Dans un exercice de collaboration internationale sans équivalent, par delà les frontières et renonçant aux rivalités professionnelles et aux intérêts financiers, des scientifiques s’emploient à trouver un traitement et un vaccin. Les gens découvrent l’importance des épidémiologistes dont les modèles révèlent de troublantes capacités d’anticipation.
Mais les épidémiologistes ne savent pas tout. Au bout du compte, ce sont des activités humaines banales, intimes et non-quantifiées, telles que le fait de se laver les mains ou de respecter les distances sociales, qui décident si la courbe épidémique laissera les hôpitaux d’une nation industrialisée débordés, ou pas. Richards nous rappelle l’enseignement plein d’espoir tiré de l’épisode Ebola :
« Il est frappant de voir à quelle vitesse les gens ordinaires se sont mis à penser en épidémiologistes et ces derniers comme les premiers ». [47]
C’est de cet apprentissage commun, reposant sur la confiance mutuelle entre les experts et tout un chacun, que naît l’espoir de parvenir à mettre le Covid-19 sous contrôle. Nous ne devrions pas prendre pour acquis qu’il existe un compromis allant de soi entre sécurité et liberté, et à la place, il nous faut soumettre les réponse de gestion de crise à un examen et un suivi démocratiques vigoureux, non pas simplement parce que nous croyons en la justice, la transparence et la responsabilité, mais aussi parce qu’il est démontré que la santé publique s’en trouve renforcée.[48]
Il est impératif, dans ce cadre, de prêter attention à la langue et aux métaphores qui façonnent notre façon de penser. Les scientifiques intègrent l’incertitude (fondamentale) au risque (mesurable) ; la parole publique suit un cours tracé par plus d’un siècle de modèles militaires du contrôle des maladies infectieuses. Dans une sorte de zoonose entre métaphore et mesures gouvernementales, « combattre » le coronavirus peut, dans le pire des cas, se traduire par la présence de militaires dans nos rues et l’invasion de nos vies personnelles par des systèmes de surveillance. D’insignifiantes expressions de charité de grandes entreprises, claironnées depuis le pupitre d’un autocrate de la Maison blanche, peuvent donner l’impression trompeuse d’avoir plus d’importance que les solidarités de travailleurs de la santé sous-payés, épuisés et conscients des risques qu’ils et elles courent jour après jour. D’autres réponses, démocratiques, sont nécessaires et possibles : à nous de les penser, les défendre et ainsi leur conférer une réalité.
Le changement de paradigme peut-être le plus difficile sera de considérer les agents infectieux non pas comme des corps étrangers mais plutôt comme une partie de nous-mêmes, de notre ADN, de nos microbiomes et des écologies que nous transformons à l’ère de l’anthropocène. La parole publique ne parvient pas à mesurer à quel point l’évolution pathogène est imbriquée dans notre perturbation de l’écosystème de la planète. Nous savons depuis des décennies qu’une seule infection zoonotique peut facilement se muer en pandémie et que les institutions sociales du contrôle épidémique sont essentielles pour donner à la science médicale la liberté de mouvement devant lui permettre de ne pas se laisser dépasser. Notre système d’économie politique a été incapable de créer les incitations matérielles et le récit populaire nécessaires à ce genre de filet de sécurité global, répétant ainsi l’erreur qui a abouti à la crise climatique.
C’est le dernier acte, inachevé, du drame. Les être humains peuvent-ils trouver une façon de traiter le pathogène non pas comme une aberration, mais comme un rappel du fait que nous sommes voués à la coexistence dans un anthropocène instable ? Pour reprendre les mots de Margaret Chan, directrice de l’organisation mondiale de la santé au moment du SARS, « C’est le virus qui dicte les règles »[49]— il n’existe pas d’ensemble unique de règles. Nous avons collectivement changé les règles de nos écosystèmes, et les pathogènes nous ont pris de cours avec leurs adaptations agiles à un monde que l’on croyait nous appartenir.
Traduction de David Buxton et Thierry Labica.
Ce texte a été publié initialement en anglais dans la Boston Review.
Notes
[1] “Interview: Bruce Aylward, We Have to Learn to Respect the Virus—And Learn as the Disease Evolves”, New Scientist,16 mars 2020. https://www.newscientist.com/article/2237493-we-have-to-respect-the-coronavirus-and-learn-as-the-disease-evolves/
[2] Barbara Tuchman, A Distant Mirror: The Calamitous 14th Century, Penguin, 1978, p. xvi.
[3] Richard J. Evans, Death in Hamburg: Society and politics in the Cholera years, 2e édition, Penguin 2005 (2003).
[4] Sheldon Watts, Epidemics and History: Disease, power and imperialism, Yale University Press, 1997.
[5] Neil Ferguson et al., “Impact of non-pharmaceutical interventions (NPIs) to reduce COVID- 19 mortality and healthcare demand”, London, Imperial College COVID-19 Response Team, mars 16, 2020, p. 3. https://www.imperial.ac.uk/media/imperial-college/medicine/sph/ide/gida-fellowships/Imperial-College-COVID19-NPI-modelling-16-03-2020.pdf
[6] Andy Stirling, “Politics in the Language of Uncertainty”, STEPS Centre, 11 février,2019.https://steps-centre.org/blog/politics-in-the-language-of-uncertainty/
[7] Ed Cohen, “The Paradoxical Politics of Viral Containment; or, How Scale Undoes Us One and All”, Social Text 106, 29:1 (2011) p. 15-35.
[8] Mike Davis, The Monster at Our Door: The global threat of Avian Flu, NY, New Press, 2005.
[9] Melissa Leach, Ian Scoones and Andrew Stirling, “Governing epidemics in an age of complexity: Narratives, politics and pathways to sustainability”, Global Environmental Change, 20:3 (2010), p. 369-377. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0959378009001034
[10] Paul Slack, “Introduction”, in Terence Ranger and Paul Slack (eds.) Epidemics and Ideas: Essays on the historical perception of pestilence, Cambridge University Press, 1992, p. 15.
[11] Rajnarayan Chandavarkar, “Plague, panic and epidemic politics in India, 1986-1914”, in Terence Ranger and Paul Slack (eds.) Epidemics and Ideas: Essays on the historical perception of pestilence, Cambridge University Press, 1992, p. 217.
[12] Watts, Epidemics and History, p. 200.
[13] J.C. McDonald, “The History of Quarantine in Britain during the 19th Century”, Bulletin of the History of Medicine, 25:1, 1951, p. 28.
[14] Evans, Death in Hamburg, p. 311-12.
[15] Evans, Death in Hamburg, p. 312-13.
[16] Cohen, ‘Paradoxical Politics’, 2011, p. 20.
[17] Roger Cooty and Steve Sturdy, ‘Of War, Medicine and Modernity,’ in Roger Cooty, Mark Harrison and Steve Sturdy (eds.), War, Medicine and Modernity, Stroud, Sutton, 1999.
[18] Patrick Zylberman, ‘Civilizing the State: Borders, Weak States and International Health in Modern Europe,’ in Bashford (ed.) Medicine at the Border.
[19] Alexandra Stern, 2006. ‘Yellow Fever Crusade: US colonialism, tropical medicine, and the international politics of mosquito control, 1900-1920,’ in Alison Bashford (ed.) Medicine at the Border: Disease, globalization and security, 1850 to the present, London, Palgrave 2007.
[20] Alex de Waal, ‘Militarizing Global Health,’ Boston Review, 11 November 2014, http://bostonreview.net/world/alex-de-waal-militarizing-global-health-ebola
[21] George J. Annas, Wendy K. Mariner and Wendy E. Parmet, Pandemic Preparedness: The need for a public health, not a law enforcement/national security approach. New York and Washington DC, American Civil Liberties Union, 2008. https://www.aclu.org/sites/default/files/pdfs/privacy/pemic_report.pdf
[22] Caitlin Oprysko and Susannah Luthi, ‘Trump labels himself ‘a wartime president’ combating coronavirus,’ Politico, March 18, 2020, https://www.politico.com/news/2020/03/18/trump-administration-self-swab-coronavirus-tests-135590
[23] Rym Momtaz, ‘Emmanuel Macron on Coronavirus: “We’re at War”,’ Politico, 16 March 2020, https://www.politico.eu/article/emmanuel-macron-on-coronavirus-were-at-war/
[24] Shaun Walker and Jennifer Rankin, ‘Hungary passes law that will let Orbán rule by decree,’ The Guardian, 20 March 2020, https://www.theguardian.com/world/2020/mar/30/hungary-jail-for-coronavirus-misinformation-viktor-orban
[25] Biao Xiang, ‘From Chain Reaction to Grid Reaction: Mobilities and Restrictions During the Epidemics of SARS and COVID-19,’ Somatosphere, 6 March 2020, http://somatosphere.net/forumpost/from-chain-to-grid-reaction/
[26] Joshua Mitnick, ‘Better Health through Mass Surveillance?’ Foreign Policy, 16 March 2020, https://foreignpolicy.com/2020/03/16/israel-coronavirus-mass-surveillance-pandemic/
[27] The Economist, ‘Creating the Coronopticon: Countries are using apps and data networks to keep tabs on the pandemic,” 26 March 2020.
[28] Samuel Kline Cohn, ‘cholera revolts: a class struggle we may not like,’ Social History, 42:2, (2017) 162-180, DOI: 10.1080/03071022.2017.1290365
https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/03071022.2017.1290365?scroll=top&needAccess=true
[29] Samuel Kline Cohn, ‘Cholera revolts: a class struggle we may not like,’ Social History, 42:2, (2017) 162-180, p. 176.
https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/03071022.2017.1290365?scroll=top&needAccess=true
[30] Friedrich Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, préface à l’édition de 1892, https://www.marxists.org/francais/engels/works/1892/07/fe_18920721.htm
[31] Cohn, Cholera Revolts, p. 177.
[32] Evans, Death in Hamburg, p. 275.
[33] Alison Bashford, ‘Beyond Quarantine Critique,’ Somatosphere, 6 March 2020, http://somatosphere.net/forumpost/beyond-quarantine-critique/
[34] Peter Baldwin, Disease and Democracy: The industrialized world faces AIDS, University of California Press, 2005, p. 125.
[35] Peter Baldwin, ‘Can There Be a Democratic Public Health? Fighting AIDS in the industrialized world,’ in Susan Gross Solomon, Lion Murard and Patrick Zylberman (eds.), Shifting Boundaries of Public Health: Europe in the Twentieth Century, University of Rochester Press, 2008, p. 42. https://history.ucla.edu/sites/default/files/u184/baldwin/can_there_be_a_democratic_public_health.pdf
[36] Alex de Waal, AIDS and Power: Why there is no political crisis—yet, London, Zed, 2006; Jennifer Chan, Politics in the Corridor of the Dying: AIDS activism and global health governance, Johns Hopkins University Press, 2015.
[37] Je fus à l’origine de la commission HIV/AIDS et gouvernance en Afrique (dans le cadre de la commission économique pour l’Afrique des Nations Unies à Addis Abeba), et de l’initiative sur l’ HIV/AIDS, la sécurité et les conflits (dans le cadre du conseil de la recherche en science sociale à New York), et je fus aussi membre de l’initiative commune sur l’enfance, le VIH/sida dans le cadre de la Global Equity Initiative de l’Université d’Harvard).
[38] Paul Farmer, Infections and Inequalities: The modern plagues. University of California Press, 1999.
[39] Shawn Buhr, ‘To Inoculate or Not to Inoculate?: The Debate and the Smallpox Epidemic of Boston in 1721,’ Constructing the Past, 1.1, 2000, 61-67. https://digitalcommons.iwu.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1071&context=constructing
[40] Paul Richards, Ebola: How a People’s Science Helped End an Epidemic, London, Zed, 2016.
[41] Yaneer Bar-Yam, ‘How community response stopped Ebola,’ New England Complex Systems Institute (July 11, 2016). https://necsi.edu/how-community-response-stopped-ebola
[42] Kevin De Cock and Anne Johnson, ‘From Exceptionalism to Normalization: A reappraisal of attitudes and practices around HIV testing,’ British Medical Journal, 316, 1998, 290-3.
[43] De Waal, AIDS and Power: Why there is no political crisis–yet, London, Zed, 2006. pp. 119-123.
[44] Tony Saich, ‘China’s Chernobyl or Much Ado About Nothing?’ in Arthur Kleimann and James Watson (eds.) SARS in China: Prelude to Pandemic? Stanford University Press, 2005.
[45] ‘Tony Saich on China’s Leadership during the COVID-19 Outbreak,’ Harvard Kennedy School, Ash Center, 2020, https://ash.harvard.edu/tony-saich-china%E2%80%99s-leadership-during-covid-19-outbreak?admin_panel=1
[46] Kent Buse, Claire Dickinson and Michel Sidibé, 2008. ‘HIV: know your epidemic, act on its politics.’ Journal of the Royal Society of Medicine, 101, 572–573. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2625375/
[47] Richards, Ebola, p. 145.
[48] ACLU, Pandemic Preparedness, p. 7.
[49] Margaret Chan, “Statement to the Press by WHO Director-General Dr Margaret Chan 11 June 2009,” cited in Cohen, 2011, p. 17.