AVANT-PROPOS : les articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » ne représentent pas les positions de notre tendance, mais sont publiés à titre d’information ou pour nourrir les débats d’actualités.
SOURCE : Bastamag
La critique des violences policières ne date pas d’hier, mais elle s’est renouvelée. Elles est même devenue un dénominateur commun aux zadistes, aux marcheurs pour le climat, aux gilets jaunes, aux lycéens ou aux quartiers populaires qui y sont confrontés de longue date. Dans un contexte où plus rien ne semble freiner le mouvement de droitisation des policiers… Entretien avec l’historien Emmanuel Blanchard.
Basta ! : Outre la dénonciation du caractère raciste de l’institution policière, la mobilisation actuelle porte également sur ses méthodes et notamment son usage déraisonné de la force, classés derrière le terme de « violences policières ». Cette question est-elle fondamentalement nouvelle ?
Emmanuel Blanchard [1] : La dénonciation des violences policières et de l’illégitimité de la police est un répertoire politique qui est presque concomitant de l’acte de naissance de la police moderne. Tout au long du 19ème siècle, que ce soit du côté des anarchistes, des communistes et des socialistes mais aussi chez ceux qui se disent nationalistes, cette critique de la police et de sa violence ontologique est centrale. Elle s’exprime d’autant plus fortement que les appareils policiers deviennent de plus en plus étatisés et bureaucratisés. C’est une critique qui court au moins jusque dans les années 1950, portée notamment par le Parti communiste qui dénonce les « gardiens du capital » et une police répressive, politique, violente contre le peuple.
À la Libération et avant le début de la guerre froide, le PCF avait cependant une autre position : il cherchait à définir ce que pourrait être une « police au service du peuple ». La naissance des Compagnies républicaines de sécurité (CRS) en est alors le laboratoire provisoire : elle est le fruit de la fusion entre des milices patriotiques issues de groupes de résistants et des Groupes mobiles de réserves (GMR), créés après l’étatisation des polices adoptée par l’État français de Vichy et utilisés notamment pour combattre cette même résistance intérieure.
Pendant des décennies, la critique de la police a fait partie de la culture populaire – on peut penser aux chansonniers, ou au théâtre populaire – en même temps qu’elle était centrale et structurante dans plusieurs cultures politiques, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite. Après la seconde guerre mondiale, le PCF et l’extrême gauche se retrouvent seuls à porter cette critique de la police. Après les années de combat du début de la guerre froide, elle n’est cependant plus au cœur du répertoire militant communiste : ainsi, lors de l’immense hommage populaire aux neufs victimes de la répression de la manifestation du 8 février 1962 (dite du « métro Charonne ») les violences policières ne sont que peu explicitement ciblées. Les « années 1968 » et leur foisonnement militant vont revivifier cette critique, la dénonciation des exactions policières étant même largement relayée dans la presse de grande diffusion au cours du mois de mai 1968.
À travers la répression importante dont il a fait l’objet, et toutes les mutilations et les conséquences physiques qui en ont découlé, le mouvement des Gilets jaunes a remis ce sujet au cœur du débat public. En quoi a-t-il permis de renouveler cette critique ?
Même si ce n’est pas une catégorie facilement définissable, les Gilets jaunes rassemblent des personnes qui, par leur milieu d’appartenance (ouvriers, employés, etc.), étaient plutôt proches des forces de police, voire des personnes qui avaient elles-mêmes souvent des proches qui étaient policiers ou travaillaient dans les métiers de la sécurité. Il ne faut pas oublier que l’immense majorité des policiers viennent des milieux populaires ou des petites classes moyennes, où les fonctions de police et d’ordre restent des métiers d’ascension sociale. Socialement, il y avait donc une certaine affinité et les Gilets jaunes n’avaient pas, a priori, une culture politique « anti-police ».
Au début du mouvement, de nombreux gardiens de la paix se sentaient d’ailleurs des affinités avec les Gilets jaunes. C’est au fur et à mesure des confrontations, après que de nombreux manifestants ont été blessés ou mutilés que les violences policières sont devenues centrales dans le répertoire des Gilets jaunes. La critique des brutalités et des illégalismes policiers a donc été portée par de nouveaux acteurs dont la parole a peu à peu accédé à des arènes médiatique d’ordinaire peu réceptives aux mobilisations contre les violences policières.
Les nombreuses vidéos ont fini par constituer une archive ayant une forte valeur attestatoire, d’autant moins remise en cause que les victimes souffraient moins du discrédit généralement attaché aux personnes « connues des services de police », voire plus généralement aux jeunes habitants racisés des quartiers populaires. La longévité du mouvement des Gilets jaunes tient aussi à ce que la dénonciation des violences policières a constitué une voie de politisation pour de nouvelles catégories de population.
Cela n’a-t-il pas contribué également à montrer la dimension structurelle de ces violences policières, au-delà des cas frappant les personnes racisées ?
Les personnes les plus touchées par les illégalismes policiers – qu’ils soient violents ou non, mutilants ou non, létaux ou non – ont des caractéristiques sociales et ethno-raciales qui rendent leurs voix habituellement peu audibles. C’est également parce que leurs voix portent peu, et qu’elles sont étouffées dans les arènes supposées légitimes, que ces personnes sont plus particulièrement victimes de violences policières. D’où la nécessité de s’organiser politiquement pour faire connaître ces violences, d’où aussi la place des soutiens – membres de familles, militants, artistes, intellectuels, etc. – pour que ces paroles puissent accéder à une arène médiatique plus large. La dénonciation des illégalismes policiers atteint de nouveaux cercles en étant portée par des personnes dont la voix résiste aux tentatives de décrédibilisation par le passé pénal ou le soupçon d’hostilité foncière aux forces de l’ordre.
Le sujet semble justement avoir pénétré ces nouveaux cercles, ces dernières années. Au point de devenir un véritable objet de convergence politique ?
Ce qui est sûr, c’est que des mondes militants, qui pouvaient être éloignés, partagent aujourd’hui une critique commune, et forte, pas seulement des violences policières, mais plus largement des institutions pénales, en raison de leur expérience et de leur confrontation assumée avec les forces de police. On peut penser aux zadistes, aux marcheurs pour le climat et aux militants écologistes, aux Gilets jaunes, à des lycéens – qui sont également très vite confrontés, dans leurs premières mobilisations, à ce rapport antagoniste avec la police – et aux habitants de quartiers populaires qui se sont de longue date politisés dans les comités Vérité et justice. La question des violences policières est devenue centrale non seulement en raison de leur mise en visibilité mais aussi comme dénominateur commun permettant des mobilisations partagées de personnes ayant des trajectoires de vie et des histoires militantes différentes.
Pendant le mouvement des Gilets jaunes par exemple, le comité Adama s’est très vite posé en soutien, en y participant également, et certains militants ont fait des jonctions individuelles et politiques. Il y a des circulations de personnes et d’expériences entre ces mondes, et surtout une volonté partagée de désigner les forces de police, comme étant partie prenante d’un étouffement de mobilisations qui pourraient être plus larges encore si l’état d’urgence, les interdictions de manifester et les modalités a minimaoffensives du maintien de l’ordre ne décourageaient pas une partie des potentiels participants.
N’y a-t-il pas aussi, en face, un durcissement des pratiques policières ? Dans la première partie de cette interview, vous expliquiez justement que cette police était « de plus en plus armée et offensive »…
On observe des formes de militarisation de police, tant dans ses apparences – il suffit de comparer ce qu’est l’équipement actuel avec ce qu’était un uniforme dans les années 1980 – que dans son armement, supposé non-létal et qui est dès lors utilisé largement – différentes grenades, lanceurs de balles ou Taser… Les forces de l’ordre valorisent de plus en plus le caractère offensif et répressif de leur action au détriment d’autres pratiques de police. Nous ne sommes clairement pas dans un moment de pacification du maintien de l’ordre, le paradigme qui a longtemps dominé les études sur la police des mouvements sociaux. Nous avons traversé des années d’état d’urgence qui ont très largement élargi le mandat policier et augmenté le caractère discrétionnaire des interventions policières, en même temps qu’elles ont également augmenté le niveau d’usage de la force tolérée par les gouvernants.
Comment expliquer cette connivence du pouvoir politique dans cette évolution ? Et de quels moyens dispose-t-il concrètement pour infléchir cette tendance ?
L’institution policière n’est pas en apesanteur, elle est l’un des fondements d’un arrangement institutionnel beaucoup plus large, à la tête duquel se trouve le pouvoir exécutif. Or ce pouvoir exécutif est de moins en moins légitime : on a eu une succession de présidents de la République qui ont tous été très critiqués par une partie importante de l’opinion publique, qui obtiennent des taux de confiance extrêmement faibles dans les sondages et qui ont été confrontés à des mobilisations d’ampleur même si elles ont rarement été victorieuses. De ce point de vue, le mandat d’Emmanuel Macron est emblématique, son supposé charisme s’est très vite démonétisé et à peine élu il a été confronté à un vaste mouvement social inédit.
Ce pouvoir exécutif affaibli est par ailleurs très dépendant de sa police puisqu’il a lui-même choisi d’être jugé au travers de l’action des forces de l’ordre : c’est en effet à cela qu’aboutit l’accent mis sur l’immigration ou sur la lutte contre l’insécurité… Et il en est même doublement dépendant puisque, n’étant plus légitime, il a besoin de sa police pour cantonner les mobilisations populaires, pour limiter les capacités d’expression et de mobilisation des différents mouvements sociaux. C’est ce que racontent nombre de policiers en off : « On lui a sauvé son trône et son c**, il ne peut plus venir nous chercher des poux dans la tête ». Autrement dit, il est très difficile pour ce pouvoir exécutif et les gouvernements successifs de prendre des mesures impopulaires parmi les forces de police.
C’est l’exemple récent du fameux récépissé sur les contrôles d’identité, dont ne voulaient pas les policiers, très attachés à garder ce pouvoir discrétionnaire. Au final, alors même que c’était au programme du candidat Hollande, ce dernier a été dans l’incapacité de l’imposer aux syndicats de police, alors même qu’un pouvoir fort, au sens de légitime politiquement, devrait justement pouvoir mettre en œuvre ce genre de mesures.
Ne faut-il pas aussi interroger l’évolution politique du corps policier ? Dans les années 1970, le syndicat majoritaire était classé à gauche. Aujourd’hui, il est clairement marqué à droite, voire à l’extrême droite, avec le syndicat Alliance…
Plusieurs éléments permettent d’expliquer ce glissement. D’abord, il ne faut pas oublier que les recrutements policiers, notamment au niveau des gardiens de la paix, s’effectuent avant tout dans les milieux populaires. Les représentations et affinités politiques de ces policiers se construisent donc en écho avec les évolutions politiques au sein de ces groupes. Si aujourd’hui, les personnes qui assument une proximité avec la gauche sont extrêmement rares dans la police, ce n’est pas seulement parce que c’est la revendication de l’ « apolitisme » qui prime : c’est également parce que les classes populaires se sont éloignées des partis de gauche. C’est donc un premier point important : les cultures politiques dont peuvent être porteuses les recrues policières ont évolué.
Ensuite, il y a une socialisation qui se fait à travers le métier et qui contribue à faire changer les représentations des policiers. Or, en général, dans leur métier, les policiers se « droitisent » – même si c’est rarement formulé ainsi – sous l’effet des valeurs d’ordre et de hiérarchie, de l’accent mis sur la lutte contre le crime, mais aussi des stigmates négatifs – et notamment racialisés voire racistes – contre les clientèles policières habituelles. Ces représentations se renforcent d’autant au travers de la socialisation policière que leur culture politique originelle n’y fait pas barrière.
Jusqu’aux années 1970, la prégnance d’une culture de gauche, largement communiste, dans un certain nombre de quartier, faisait que les policiers, s’ils ne l’étaient pas eux-mêmes, avaient des cousins, des frères, des ascendants ou des descendants qui l’étaient et qui baignaient dans cette culture. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et il n’y a plus guère de garde-fous contre ce mouvement de droitisation des policiers. Bien au contraire, le niveau déjà très élevé du vote Rassemblement national dans la France des « petits-moyens », dont sont largement issus les policiers de base, est encore renforcé parmi ces derniers. Les données électorales – sondages et analyses de vote – sont fragmentaires et fragiles mais convergent : parmi les policiers qui votent, la majorité accorderait ses suffrages au parti de Marine Le Pen.
Cela se traduit-il directement dans le syndicalisme policier ?
Il n’y a effectivement plus de voix de gauche qui portent à l’intérieur de la corporation policière. Celles qui demeurent sont d’autant plus virulentes qu’elles sont extrêmement minoritaires et s’exposent ainsi aux sanctions disciplinaires pour « manquements aux devoirs de réserve, de loyauté et d’exemplarité » sans que cela ne suscite d’indignation parmi leurs collègues. Or, des années 1950 aux années 1980, les grands figures du syndicalisme policier ancrées à gauche (François Rouve, Gérard Monate, Bernard Delaplace…) avaient l’assentiment de leurs bases car leurs mobilisations pour la défense des conditions de travail et de rémunération étaient reconnues.
Historiquement, le syndicalisme policier est très corporatiste et très éclaté. C’était un syndicalisme par organisation, par métiers, par grade. Il y a cependant eu une tentative de créer une grande fédération qui recoupe ces principaux syndicats, avec la création de la Fasp en 1966. Dans les années 1970, les affinités de cette fédération mixte – en termes de grades et de métiers, même si les gardiens de la paix dominaient – et autonome, avec le Parti socialiste étaient connues. Gérard Monate, son leader charismatique, issu des rangs des gardiens de la paix parisiens dans le sillage de certains de ses grands leaders, n’hésitaient pas à prendre position pour la défense des libertés publiques. Tous les adhérents de la Fasp ne partageaient pas ses conceptions d’une « police du service public », et non du « maintien de l’ordre », mais ils lui reconnaissaient un savoir-faire et une habileté dans la défense des intérêts corporatistes.
En 1981, après la victoire de François Mitterrand, il va devenir le conseiller police du nouveau ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, avant d’être emporté par l’affaire Urba. Ces affaires politico-financières et la trop grande proximité de leaders syndicaux avec les gouvernants ont contribué à décrédibiliser progressivement les « grands syndicalistes » auprès de leur base, cette dernière se sentant d’autant plus trahie qu’elle porte généralement un regard aussi dépréciatif que désenchanté sur le monde politique, avant tout perçu au travers de ses turpitudes et de sa propension supposée aux passes-droits et petits arrangements.
Après l’éclatement de la Fasp, au milieu des années 1990, le syndicalisme policier renoue plus que jamais avec le corporatisme et la fragmentation des organisations. Même si les taux de syndicalisation restent relativement élevés, « prendre sa carte » est avant tout vu comme un moyen de se protéger ou d’assurer sa carrière. Les dirigeants syndicaux ayant un socle électoral à défendre aux élections professionnelles ne proposent plus de conceptions de la police qui pourraient s’opposer à celle des gouvernants. Au contraire, ils n’ont de cesse de rappeler que l’essence de leur métier est la lutte contre la criminalité et les désordres publics. Cela entre, certes, en affinités avec les conceptions de la majorité des policiers mais cela ne suffit pas à emporter leurs adhésions.
La grande crainte des syndicats de police est ainsi de voir la base leur échapper comme lors du mouvement des policiers en colère de 2016. Depuis, ils essaient donc de se rendre visibles, y compris dans les mobilisations enfreignant le statut spécial des policiers – par l’usage de véhicules services, les défilés en uniformes – et agitant explicitement la menace de ne plus se conformer aux ordres de leur ministre de tutelle. Depuis le début du moins de juin, une fraction des policiers est ainsi en quasi état d’insubordination sans que le gouvernement ne soit en mesure de répliquer : au plus haut sommet de l’État, il est avant tout craint que la « colère policière » ne se traduise par de la « mollesse » dans le maintien de l’ordre. Les autorités sont donc de moins en moins en mesure de réformer une institution qui suscite pourtant, tout autant qu’elle ne les réprime, les principaux mouvements sociaux de ces dernières années.
Recueillis par Barnabé Binctin
Photo : Lors de la manifestation des soignants à Paris, le 30 juin / © Serge d’Ignazio