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SOURCE : Zones subversives
La lutte des classes devient éclatante avec la révolte des Gilets jaunes. Pourtant, depuis les années 1980, le terme de « classe » a disparu des discours propagés par les médias et les intellectuels. Le Parti socialiste n’évoque plus le concept de lutte des classes depuis son arrivée au pouvoir en 1981. L’effondrement du secteur industriel mais aussi les mutations du monde du travail, avec la précarisation et la multiplication de statuts, brisent l’image de la classe ouvrière traditionnelle. Surtout, le consensus néolibéral et la disparition des discours marxistes évacuent la réalité de la lutte des classes. Pourtant, les inégalités, l’exploitation et les rapports sociaux dans le travail perdurent.
Il semble indispensable d’analyser le mouvement des Gilets jaunes, de comprendre ce conflit et ce qu’il révèle des transformations sociales et politique. Mais la lutte des classes ne correspond plus à l’idéologie marxiste traditionnelle. Les mouvements sociaux ne se réfèrent plus à l’identité ouvrière. La grande usine devient marginale et ne peut plus être considérée comme le seul espace de socialisation. Néanmoins les classes perdurent, avec des groupes sociaux qui ne partagent pas les mêmes intérêts et peuvent rentrer en conflit. Mais il semble indispensable de comprendre la réorganisation du salariat avec la montée des emplois précaires, du chômage de masse et de l’auto-entrepreneuriat. La revue Mouvements s’appuie sur le mouvement des Gilets jaunes pour analyser la société contemporaine dans son numéro 100 intitulé « Classe ! ».
Gilets jaunes et révoltes historiques
Ludivine Bantigny et Samuel Hayat s’appuient sur leurs recherches historiques pour analyser le mouvement des Gilets jaunes. Les analogies se multiplient avec les références aux épisodes de la Révolution française, de l’insurrection de 1848, de la Commune de 1871 et de la révolte de Mai 68. Pourtant, la lutte des Gilets jaunes se démarque de la tradition des mouvements sociaux. Sa composition sociale, ses aspirations et ses revendications semblent originales. « C’est un mouvement qui échappe très largement aux codifications des mouvements sociaux, même si bien sûr, les mouvements sociaux ne sont jamais réductibles à leurs codes », observe Ludivine Bantigny. Les Gilets jaunes refusent de se référer à des codes trop clivants, comme ceux associés au mouvement ouvrier. Ils privilégient un imaginaire consensuel pour unifier les classes populaires.
Plusieurs composantes se distinguent. Des Gilets jaunes participent pour la première fois à une mobilisation. Ils se réfèrent à la Révolution de 1789 avec le peuple contre le roi incarné par Macron. Une autre composante renvoie auxactivistes autonomes, avec les black blocs et le cortège de tête. Ses graffitis humoristiques font resurgir l’esprit de créativité de Mai 68. Les références libertaires comme la Commune prédominent. Néanmoins, les nouveaux manifestants restent largement majoritaires, avec une critique très floue du capitalisme. « On en reste donc à ce qui fait commun : d’une part l’opposition à Macron et d’autre part des éléments de justice sociale. Mais ceux-ci sont complètement déconnectés d’une analyse du mode de production », souligne Samuel Hayat.
Les Gilets jaunes refusent le modèle populiste du leader. Ils s’organisent de manière égalitaire. Ils rejettent les chefs et les hiérarchies. « Les Gilets jaunes c’est donc un mouvement libertaire : non pas par son encrage dans une tradition anarchiste, mais au sens où l’exercice du pouvoir à l’intérieur du mouvement est quelque chose qui est extrêmement contrôlé et mal accepté », observe Samuel Hayat. La construction d’un mouvement populaire surgit de manière spontanée.
Les Gilets jaunes s’apparentent au prolétariat. Néanmoins, la lutte ne provient plus du lieu de travail et encore moins du mouvement ouvrier. Mais la mobilisation repose sur une expérience partagée. « Et on ne fait pas juste peuple, on fait bien classe au sens des petits contre les puissants, on fait classe à partir de toute une série de relations de sociabilités populaires enchevêtrées », analyse Samuel Hayat.
Une expérience commune se forge à travers le partage des témoignages des conditions de travail et de vie. Les blocages proposés par les Gilets jaunes ne passent pas par la grève mais par des occupations de lieux publics comme les péages ou les centres commerciaux. L’historien E.P.Thompson montre que la classe ne se construit pas à travers les organisations politiques et syndicales. Ce sont les sociabilités populaires qui permettent l’émergence d’une culture ouvrière.
Gilets jaunes et militants
Le groupe des Gilets jaunes de Pantin s’apparente à la vieille gauche. Beaucoup sont des militants de la France insoumise. Loin d’un mouvement spontané, la dynamique est déclenchée par une réunion avec des partis et des syndicats. La composition sociale se rapproche également de celle de la gauche avec des profs, des fonctionnaires et des retraités. On trouve aussi des chômeurs et des étudiants. Mais les Gilets jaunes s’organisent à travers des assemblées ouvertes. Ils soutiennent les différentes luttes comme le blocage du siège d’Amazone, des actions avec les postiers du 92 en grève, le soutien à la lutte des Gilets noirs et des travailleurs sans-papiers. Ensuite, les manifestations regroupent davantage la population des quartiers populaires que dans les AG.
Youcef Brakni, un des animateurs du Comité Justice et Vérité pour Adama, livre son regard sur le mouvement des Gilets jaunes. Dans un premier temps, il reste méfiant. Des propos racistes sont tenus. Mais il observe aussi une population qui surgit dans la rue en dehors des rituels militants. Les conditions de vie et la misère restent au centre des discours. Le Comité Adama décide donc de participer collectivement aux manifestations. « On voyait en outre beaucoup de mouvements de gauche qui étaient complètement à côté de la plaque et qui n’arrive pas à comprendre ce mouvement. Car ils ne font plus le travail d’aller voir et de discuter avec les gens », souligne Youcef Brakni.
La gauche et certains collectifs antiracistes restent figés dans un vieux modèle. Ils attendent que la population rejoigne leur petit happening plutôt que de se fondre dans des dynamiques de lutte déjà existantes. « Car c’est par l’expérience politique en commun qu’on va construire un projet ensemble. Pas en construisant de grandes idéologies définissant comment la prise de pouvoir est censée arriver », analyse Youcef Brakni. Les luttes des quartiers populaires portent également sur les problèmes sociaux, comme le logement. La mort d’Adama Traoré est liée à des gendarmes, mais aussi au chômage qui le conduit à passer plus de temps dans la rue et à subir des contrôles de police. C’est donc un système qu’il faut attaquer.
La lutte doit s’ancrer à l’échelle locale, pour améliorer les conditions de vie immédiates et construire une force collective. « C’est beaucoup plus facile d’aller faire une conférence à l’EHESS, même ultra-radicale, que de militer sur des ascenseurs à Bagnolet. Il faut se battre contre le clientélisme, créer des rapports de force… », ironise Youcef Brakni. Mais les partis de gauche s’opposent aux luttes autonomes qui sortent de leur contrôle. Néanmoins, le Comité Adama continue de dialoguer avec la vieille gauche et entretient les illusions électoralistes.
Sociologie des classes populaires
Le sociologue Federico Taragoni évoque la dimension populiste des Gilets jaunes. Ce mouvement insiste sur le clivage entre le peuple et les élites. Ensuite, il émerge en dehors des organisations de gauche. Il vise également à radicaliser la démocratie. Mais ce n’est pas un mouvement révolutionnaire qui lutte pour une société sans classes. Les Gilets jaunes veulent améliorer la démocratie avec davantage de représentativité, d’égalité et de justice sociale.
Des sociologues échangent autour de leurs recherches sur les classes populaires et le monde du travail. Christelle Avril observe les assistantes maternelles et les femmes de ménages. Nicolas Jounin insiste sur la question centrale : qui travaille pour qui ? Ce qui permet d’analyser les diverses stratifications sociales. Cédric Lomba, militant dans une organisation marxiste, se penche sur les transformations du travail des ouvriers sidérurgistes. Ces salariés partagent les mêmes conditions de pénibilité. Mais ils se distinguent du point de vue des mobilités internes, des rapports à l’entreprise et à la conflictualité. Olivier Masclet se penche sur la classe ouvrière issue de l’immigration, dans le sillage des recherches de Gérard Noiriel. Il estime que la sociologie des classes populaires demeure foisonnante. Fanny Vincent observe la gestion managériale de l’hôpital public.
L’approche des historiens permet d’analyser la construction sociale et culturelle de la classe ouvrière. Ils insistent sur les diverses formes de résistances et sortent du regard misérabiliste. « La politisation “ordinaire”, notamment la critique ou la défense des principes de hiérarchisation du monde social, s’appuie pour partie sur l’expérience professionnelle », observe Cédric Lomba.
Le concept d’intersectionnalité permet de penser la classe avec le genre et la race. Ce concept est devenu à la mode dans la sociologie. Le risque consiste à faire rentrer des observations dans le moule d’une idéologie. Surtout, de nombreuses recherches sur la classe ouvrière évoquent depuis longtemps la diversité des rapports sociaux. Le féminisme matérialiste de Danièle Kergoat relie le genre et la classe. « Plus que de croiser des variables, l’objectif des sciences sociales attentives au monde social doit être de contextualiser finement les processus sociaux », souligne Olivier Masclet.
Lutte des classes et intersectionnalité
Ce numéro 100 de la revue Mouvements revient sur des réflexions centrales. L’analyse de la société française passe par le prisme d’une révolte sociale. Ce qui permet de relier théorie et pratique de manière stimulante. La revue sort également de l’approche universitaire. Certes le jargon militant et intersectionnel transpire dans certains articles. Mais la forme de l’entretien permet d’adopter un ton plus vivant et direct. Ce qui permet un propos accessible et une lecture agréable.
Néanmoins, la revue Mouvements reste engluée dans l’idéologie de la vieille gauche réformiste. Le mouvement des Gilets jaunes ne l’a pas percuté jusqu’à remettre en cause des certitudes ancrées depuis longtemps. La revue Mouvements demeure attachée à une approche intersectionnelle. La lutte des classes s’articule avec les oppressions de genre et de race. Cette analyse comporte quelques ambiguïtés. Certes, elle permet de souligner la diversité des oppressions, des hiérarchies et des inégalités.
Néanmoins, cette idéologie peut aussi permettre de relativiser le clivage de classe. Le discours du sociologue Saïd Bouamama reflète cette ambivalence. Il semble important de comprendre la stratification qui traverse la classe ouvrière. Les travailleurs immigrés subissent les métiers les plus difficiles et les plus mal payés, notamment dans le nettoyage, la restauration ou le bâtiment. Le patronat a utilisé une main d’œuvre immigrée pour l’opposer aux ouvriers français. Il semble donc indispensable de prendre en compte cette hiérarchie pour mieux la dépasser.
En revanche, il est plus difficile de suivre les sociologues racialistes quand ils veulent nous faire pleurer sur le sort de la bourgeoisie « racialisée ». Englober des ouvriers intérimaires avec des chefs et des cadres qui leur donnent des ordres dans la même catégorie de « race » ne permet pas de mieux comprendre la réalité sociale. Surtout, une petite bourgeoisie racialisée, notamment universitaire, lutte avant tout pour la défense de postes académiques ou pour obtenir un créneau politicien afin d’obtenir la reconnaissance de la « gauche blanche ».
La stratégie de l’intersectionnalité s’oppose à la perspective révolutionnaire. La gauche tente d’additionner une multitude de collectifs pour former un front unit. Cette approche, héritée du stalinisme et du trotskisme, s’avère inopérante. Les révoltes sociales, comme les Gilets jaunes, s’apparentent davantage à des soulèvements spontanés qui partent des problèmes sociaux immédiats. Seule une révolte globale peut alors déboucher vers un mouvement de remise en cause de toutes les formes d’exploitation et de hiérarchies.
Cette approche révèle également l’attachement de la revue Mouvements aux militants de gauche dans les partis et les syndicats. Cette pseudo avant-garde se vit comme indispensable et se doit d’intervenir dans les mouvements sociaux pour leur apporter la science et la ligne politique supposée juste. En réalité, les révoltes spontanées se passent très bien des militants. L’absence des partis et des syndicats dans le mouvement des Gilets jaunes semble lui avoir donné de la force.
Le refus de l’encadrement, de la délégation et de la négociation reste sa dimension la plus percutante. L’action directe prime sur les discours idéologiques. L’arrivée des militants avec les assemblées de Gilets jaunes semble au contraire brider la spontanéité pour imposer un cadre formaliste. Les discussions autour des catalogues de revendications priment sur la construction d’un rapport de force avec le pouvoir.
La revue Mouvements se reconnaît d’ailleurs surtout dans les composantes les plus réformistes des Gilets jaunes. Le municipalisme libertaire est valorisé. Ce qui élude la critique des institutions et de la délégation largement portée par ce mouvement. De même, tous les Gilets jaunes ne veulent pas se contenter d’un aménagement de l’exploitation capitaliste. Beaucoup veulent un « monde meilleur » radicalement différent. Même si les perspectives politiques des Gilets jaunes restent floues. Une large composante s’inscrit dans une logique de rupture révolutionnaire, tandis que les militants de gauche restent englués dans l’interclassisme et le réformisme.
Source : Revue Mouvements n°100, « Classe ! », La Découverte, 2019
Extrait publié sur le site de la revue Mouvements
Extrait publié sur le site Alternative révolutionnaire communiste
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Pour aller plus loin :
Vidéo : Antoine Chollet et Samuel Hayat, Gilets Jaunes : démocratie et émancipation, publié sur le site Hors-Série le 23 février 2019
Vidéo : Gilets jaunes : comment faire plier Macron ?, émission diffusée sur Le Média le 31 janvier 2018
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Vidéo : Ludivine Bantigny, 1968, 1995, 2018 : Quand le peuple se soulève, émission La grande H diffusée sur Le Média le 19 décembre 2018
Vidéo : Balibar, Bantigny, Harcourt, Negri, Gilets jaunes : les exclus s’incluent, publié sur le site Hors-Série le 2 février 2019
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Vidéo : Pas de Quartier – “Combattre la division, et exiger la justice”, émission diffusée sur le site Quartier Général le 23 juin 2020
Radio : émissions avec Samuel Hayat diffusées sur France Culture
Radio : émissions avec Ludivine Bantigny diffusées sur France Culture
Radio : Comparaisons entre mai 68 et les gilets jaunes: interview de Ludivine Bantigny, émission diffusée sur RTS le 4 décembre 2018
Radio : Du monde ouvrier aux classes populaires, émission diffusée sur France Culture
Karl Berthelot, Note de lecture publiée sur le site Liens Socio
Les Gilets jaunes et la question démocratique – Samuel Hayat, paru dans lundimatin#171, le 29 décembre 2018
Samuel Hayat : « Les mouvements d’émancipation doivent s’adapter aux circonstances », publié sur le site de la revue Ballast le 20 février 2019
Jaunes de colère : de la trahison macroniste à la révolte populaire, publié sur le site de Grozeille le 6 janvier 2019
Youcef Brakni, « Faire alliance à égalité, avec nos spécificités ». Entretien avec Youcef Brakni, publié sur le site de la revue Contretemps le 27 décembre 2018