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SOURCE : Bastamag
Qu’est-ce que le « sauvage » ? Existe-t-il encore, et où le dénicher dans un monde de plus en plus anthropisé ? Quelle urgence face à sa destruction et quels outils pour le protéger ? Spécialisée sur les politiques de la nature, la philosophe Virginie Maris réfléchit à ces questions auxquelles elle a consacré tout un livre, intitulé La part sauvage du monde (Seuil, 2018). Deuxième partie de cette grande interview.
Basta ! :« Les animaux que nous n’avons pas domestiqués, les terres que nous n’avons pas rendues productives : il s’agit de lieux, d’êtres mais aussi de processus qui échappent au contrôle ». C’est ainsi que vous définissez la « part sauvage du monde » dans l’introduction de votre ouvrage éponyme. Existe-t-elle encore seulement, cette part sauvage du monde ?
Virginie Maris [1] : On entend souvent dire que les activités humaines ont un impact à l’échelle de la planète tout entière, la moindre espèce corallienne subissant par exemple les effets de l’acidification des océans induite par un changement climatique. C’est l’essence du discours de l’anthropocène : même dans les confins les moins exploités et les moins explorés du monde vivant, l’influence humaine se fait désormais sentir. Et ce faisant, il ne resterait donc plus de nature « sauvage » à proprement parler, le sauvage étant alors entendu comme quelque chose qui serait nécessairement vierge, indemne.
C’est une définition un peu maximaliste, à laquelle je n’adhère pas. Elle s’appuie sur une sorte de distinction ontologique, comme si l’influence humaine ne pouvait être vouée, irrémédiablement, qu’à souiller une certaine « pureté » de la nature. Or même dans des lieux considérés comme « vierges » dans l’imaginaire collectif, on sait aujourd’hui qu’ils ont été l’objet de nombreuses influences humaines, par exemple par les sociétés andines ou amazoniennes qui ont activement transformé leur milieu. Pour moi, se poser la question de ce que serait un monde sans la moindre influence humaine n’a pas beaucoup d’intérêt.
C’est pourquoi je privilégie cette notion d’intentionnalité. Le sauvage, c’est tout ce qui jaillit par soi-même, tout ce qui se refuse à notre contrôle et à notre design. Or là, ce qui menace le sauvage, ce ne sont pas les influences indirectes, ni la fréquentation, ni même l’habitation, c’est l’instrumentalisation. Ce qui annihile l’expression du caractère sauvage, c’est lorsqu’on cherche à transformer radicalement des milieux à notre profit, pour en faire des usines à production de biens – des minerais, du bois, de l’huile de palme, etc.
Pourquoi est-il primordial de défendre cette part sauvage ?
C’est comme un garde-fou, qui permet de rappeler que des choses vivent en dehors de nous-mêmes, sans laisser prise à notre contrôle, à nos désirs ou à nos projets. Il existe un monde qui nous est radicalement étranger et qui n’a pas pour finalité d’être notre milieu de vie ou notre « panier de ressources », et il est fondamental de défendre cette existence pour ce qu’elle est. Pour moi, cette extériorité du monde vivant recèle en elle-même l’importance de lui accorder une valeur et une protection : la part sauvage du monde, cette « magie du vivant », c’est tout simplement ce qui rend la vie vivable !
Et si on accepte cette définition beaucoup plus minimaliste du sauvage, on se rend compte qu’il jaillit encore un peu partout : c’est le petit campagnol qui se fraye un chemin dans les champs de maïs, le faucon crécerelle qui niche au sommet de Notre-Dame ou les pissenlits qui transpercent le bitume. Même le coronavirus est, à sa façon, l’annonciation d’une dynamique sauvage, dans le sens où ce virus a suivi sa propre direction, son propre telos, sans dessein, il fait son chemin, d’hôte en hôte (voir à ce sujet la première partie de cette interview).
Où voyez-vous à l’œuvre ces dynamiques du sauvage, aujourd’hui ?
Dans tous les territoires qui n’ont pas été accaparés à des fins extractivistes ou productivistes. À l’échelle mondiale, ces territoires ne sont pas négligeables : certaines publications considèrent que près de 20 % des terres émergées sont encore sauvages, au sens où elles ne sont pas principalement orientées par des finalités humaines. C’est le premier critère : à l’inverse, l’habitation n’est pas forcément contraire à cette vie sauvage, si les zones restent peu densément peuplées et que les modes de vie sont intégrés avec d’autres vivants.
C’est tout le but des engagements internationaux – qui ne sont pas tenus – que de sécuriser des espaces de vie sauvage qui demeurent soustraits aux dynamiques productivistes. Ces espaces sont tous sous l’assaut des multinationales pour le pétrole, les minerais ou les cultures qu’ils pourraient offrir. Et seule une protection active peut préserver ce patrimoine. Cela peut paraître un peu vieille école, tant on a critiqué les politiques de conservation – les réserves ou les parcs, par exemple – comme relevant d’une forme de néo-colonialisme. Mais la réalité, c’est qu’on est aujourd’hui dans un moment critique : la pression sur les milieux naturels est telle qu’il ne nous reste que quinze ou vingt ans maximum pour « sauver les meubles », puisqu’on va de toute façon perdre la moitié des espèces vivantes.
C’est une question d’urgence ?
Le terme d’urgence n’est même plus suffisant, c’est une question d’extrême nécessité ! On n’a plus le temps d’attendre, car les dommages en cours seront irréversibles. Ce sont les dernières années dont on dispose pour limiter la catastrophe. Le rapport « Planète vivante » du WWF (2018) nous apprend qu’on a déjà perdu 60 % des populations de vertébrés terrestres en quarante ans !
Pour lutter contre ça, on voit apparaître de plus en plus de projets dits de « réensauvagement » (« rewilding », en anglais) [2]. En quoi cela consiste-t-il, exactement ?
Ce terme de « réensauvagement » est encore très polysémique. Sous cette étiquette peuvent se cacher des logiques et des gradients technologiques très différents. Je pense notamment aux propositions très farfelues de résurrection d’espèces comme le mammouth laineux, ou encore celle de réintroduire des éléphants dans les plaines américaines pour remplacer les mastodontes… Il faut donc faire attention : quand on parle de « rewilding », il peut y avoir des hypothèses très technophiles, qui s’apparentent à des formes de jardinage dans le cadre d’un hypothétique état écologique du monde – soit avant l’arrivée des humains au pléistocène, soit à l’ère pré-colombienne, soit avant la révolution industrielle et la mécanisation massive de l’agriculture…
Ce sont des hypothèses assez extrêmes, qui font le pari de l’ingénierie et de la technicité avec une certaine idée de la maîtrise. Mais cela reste très marginal, et lorsqu’on fait référence au réensauvegement en Europe, on pense surtout à deux modèles : le premier relève de la « libre évolution ». Il consiste à cesser toute forme de gestion et d’activités dans un milieu – on pense donc cette expérience comme le retour de processus sauvages. Le deuxième, plus proactif et qui relève davantage de l’écologie de la restauration, propose d’accompagner un écosystème sur une trajectoire particulière. On identifie une ou deux grandes fonctions écologiques qui semblent essentielles – il y a donc quand même une orientation, qui s’appuie sur une sorte de baseline historique – auxquelles on donne un petit coup de pouce, par exemple en réintroduisant des grands herbivores là où il n’y en avait plus. C’est ce que l’on voit avec le réensauvagement des rivières, avec une action préliminaire qui vise à soulager la pression des digues et des barrages avant de laisser faire, ensuite… D’une certaine façon, le principe de libre évolution est un peu plus radical, puisqu’il dit juste « on ne fait rien ».
Ces initiatives sont encore relativement récentes, mais qu’ont montré les premiers résultats ?
Ils sont plutôt encourageants, la plupart des expérimentations mises en œuvre ont surpris les gestionnaires par la vitalité des milieux naturels. Ce qu’on observe, c’est la résilience et l’incroyable capacité des milieux naturels à nous surprendre et à repartir sur des trajectoires évolutives, y compris après des assauts assez violents tels que l’extraction minière ou l’agriculture intensive par exemple. C’est d’ailleurs une vraie source de réconfort, voire d’espoir, pour le mouvement de protection de la nature, car cela montre à quel point des mesures, somme toute assez modestes et assez douces, peuvent avoir des effets notables, rapidement. Le retour de la loutre et du castor ou encore celui de poissons migrateurs dans des cours d’eau « renaturalisés » sont de beaux exemples du succès de ces démarches.
Sinon, au quotidien, on s’habitue petit à petit à des états dégradés, on est presque incapables de remarquer les dégradations lentes et progressives du monde vivant qui nous entoure. C’est ce qu’on appelle « le syndrome de la référence glissante » : même les scientifiques et les naturalistes ont fini par perdre de vue la vitalité, l’exubérance, la productivité du monde sauvage. Aujourd’hui, les projets de conservation consistent surtout à éviter les extinctions d’espèces, mais c’est un peu comme maintenir un corps humain en soins palliatifs : l’espèce n’est pas morte, mais bien souvent, si on stoppe les mesures de protection ou de gestion, elle va s’effondrer de nouveau…
D’où l’intérêt de déverrouiller un imaginaire de la protection à travers ces expériences de réensauvagement, qui sont beaucoup plus ambitieuses. Je dirais qu’elles peuvent fonctionner comme un antidote au fatalisme, en montrant, sous forme de confettis et dans un temps assez court, qu’on peut être beaucoup plus audacieux dans nos politiques de protection de la nature !
C’est aussi ce qui distingue beaucoup la biodiversité du climat où, à l’inverse, on sait que la courbe est durablement mauvaise, et où les effets positifs de ce à quoi l’on consent aujourd’hui ne seront jamais vraiment sensibles à notre échelle – ce sont simplement des dommages évités pour l’avenir.
Ces politiques de réensauvegement sont parfois critiquées [3]. Vous y êtes donc plutôt favorable ?
Comme je le mentionnais, la notion de réensauvagement recouvre des réalités très diverses et les critiques ne sont pas les mêmes selon les types de programmes de réensauvagement. Personnellement, je suis très enthousiaste à l’égard des projets de renaturalisation qui ont pour objectif de relancer des dynamiques naturelles dans des espaces assez vastes, comme certains des projets portés par Rewilding Europe. D’abord parce que d’un point de vue scientifique, il s’agit d’expérimentations grandeur nature qui peuvent nous aider à mieux comprendre, à la fois le fonctionnement des écosystèmes, et l’impact des activités humaines sur ce fonctionnement.
D’un point de vue plus personnel, je trouve très réjouissant qu’on dédie du temps, de l’énergie, des terres et même de l’argent à laisser la nature faire ce qu’elle veut. Dans un monde à ce point obsédé par l’accumulation, la croissance et l’efficacité, la joie de rompre radicalement avec ce régime productif est comparable à celle que l’on peut ressentir face à des œuvres artistiques ou dans des moments de convivialité… Rien que pour ça, je trouve ces expériences de réensauvagement assez jubilatoires !
Aujourd’hui, on considère comme normal un état tellement dégradé des milieux naturels et du vivant qui nous entoure qu’on est incapable d’imaginer ce à quoi peut ressembler le monde sauvage. À petite échelle, ces exemples de réensauvagement nous offrent des lignes de fuite pour penser que la Terre peut être autre chose qu’une simple mosaïque de champs, d’usines, de centres commerciaux et de milieux urbains…
Les institutions plus traditionnelles, telles que la Justice, tentent aussi de se mettre au diapason en développant de nouveaux outils censés participer à cet objectif de protection de la nature : c’est le cas, par exemple, avec la notion d’écocide qui est plutôt en vogue depuis quelques années [4]. Que cela vous inspire-t-il ?
Le fait d’articuler juridiquement les enjeux de protection de la nature me paraît évidemment nécessaire, c’est un peu le nerf de la guerre. En la matière, je voudrais d’abord signaler que la première urgence, c’est de faire respecter le cadre juridique existant, et notamment cesser d’amoindrir et de désarmer les lois de protection de la nature comme s’y attèle le gouvernement actuel. Nous disposons déjà de nombreux outils qui pourraient être efficaces s’ils étaient respectés.
Pour ce qui est d’attribuer une personnalité juridique à des entités non humaines, comme c’est le cas pour la rivière Whanganui en Nouvelle-Zélande par exemple, cela me semble des façons très intéressantes de faire reconnaître dans une législation nationale, des ontologies et des visions du monde alternatives à la vision dominante, en l’occurrence d’intégrer des perspectives maoris historiquement et politiquement invisibilisées. C’est, selon moi, avant tout une avancée en termes de décolonisation et de reconnaissance des peuples autochtones. J’y vois donc, d’abord et surtout, un registre symbolique, essentiel en soi. Il faudra voir sur le long terme ce que cela produit concrètement comme effets juridiques, s’il y a moins de pollution ou d’extraction minière.
En France, il y a aussi eu des avancées, moins spectaculaires mais tout de même notables. Par exemple avec la notion de « préjudice écologique pur » qui est entrée dans la loi après une jurisprudence liée au naufrage de l’Erika. D’habitude, dans le cas des marées noires, on ne reconnaît de préjudice qu’à des tiers humains, et là pour la première fois, un dommage écologique direct a été reconnu. Cette reconnaissance d’un dommage direct à la nature me semble une voie prometteuse, peut-être moins forte symboliquement mais immédiatement mobilisable.
Dans votre livre, vous vous interrogez : « Qu’est-ce que la nature que l’on protège lorsqu’on protège la nature ? » N’y a-t-il pas là, dans cette posture protectrice, parfois un peu en surplomb, une forme d’anthropocentrisme qui nous entretiendrait ainsi dans un mauvais rapport au vivant ?
Préserver de toute urgence les milieux, les soustraire à l’exploitation humaine et les mettre en « réserve », ce n’est en effet pas suffisant pour faire advenir une relation fondamentalement nouvelle des humains avec la nature, notamment pour faire émerger une conscience des liens et de l’interdépendance entre les humains et les non humains. Cela ne fait pas avancer sur la voie d’une meilleure cohabitation, mais le simple geste de se retirer, de laisser des ressources dans le sol et des territoires à des prédateurs, de s’autolimiter pour laisser place à d’autres formes de vie, tout cela demande tout de même une bonne dose d’humilité.
Mais je suis d’accord, on a plein de problèmes à résoudre avec le vivant, et la mise en réserve n’est certainement pas la solution à tous. Par contre, on ne pourra imaginer une vie plus harmonieuse avec les vivants non humains dans un monde où, de toute façon, on aura réduit de trois quarts la diversité de ces formes de vie et de leurs territoires. Encore une fois, il s’agit de sauver les meubles : s’il faut ainsi protéger le monde sauvage, ce n’est pas parce qu’il est plus intéressant ou qu’il a plus de valeur, dans l’absolu, que le monde civilisé, mais parce qu’il n’en reste presque plus ! Ce sont les dernières décennies dont on dispose.
Pour l’instant, dans le monde post-industriel, on est vraiment aux antipodes d’une relation harmonieuse avec le vivant, donc au moins préservons des espaces importants où le monde sauvage peut se préserver et s’épanouir, dans l’espoir que peut-être, un jour, des générations humaines à venir sauront faire mieux que nous !
Recueillis par Barnabé Binctin