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SOURCE : UCL
Dans son ouvrage La révolution féministe, Aurore Koechlin revient sur ce qu’on appelle les « vagues du féminisme ». En plus des trois vagues connues, elle en propose une quatrième : quelles conséquences à cela pour penser la lutte ?
Le mot « vague » a été utilisé pour la première fois en 1920, puis il est devenu petit à petit la façon dont les féministes désignent les différentes phases de leurs luttes au fil de l’histoire. Ce mot permetde marquer à la fois une rupture et une continuité entre les différentes mobilisations féministes modernes, en même temps qu’il permet d’exprimer le fait que ces mobilisations durent plusieurs années et ont lieu simultanément dans plusieurs pays du monde. Ainsi, quand Aurore Koechlin [1] propose de parler d’une quatrième vague, c’est en n’oubliant pas qu’il y en a eu trois autres auparavant, dont nous sommes collectivement débitrices. Et si l’autrice fait cette proposition, c’est parce qu’elle pense qu’il est utile, pour la lutte, de penser aujourd’hui de nouveaux enjeux et de nouvelles stratégies.
Les trois premières vagues du féminisme
La première vague se situe au tournant du XIXe et du XXe siècle, quand des femmes bourgeoises luttent pour réformer les institutions, et obtenir des droits civiques et le droit de vote : ce sont notamment les suffragettes en Angleterre.
Lors de la deuxième vague, dans les années 1960 et 1970, des femmes de tous milieux se mobilisent pour obtenir la liberté de disposer de leur corps, pour la contraception et l’avortement. Elles s’organisent en non-mixité dans le Mouvement de libération des femmes (MLF). Cette deuxième vague se structure autour de trois principales théories : le féminisme matérialiste qui pose le fait que le travail domestique est la base matérielle d’une domination patriarcale qui est à la fois une oppression et une exploitation, le féminisme différentialiste défend l’idée que les hommes et les femmes sont différent·es, mais complémentaires et le féminisme « lutte de classe » , sorte de synthèse de l’extrême-gauche et du féminisme.
Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, le mouvement féministe s’institutionnalise, tandis que le mouvement ouvrier reste largement hermétique à ses revendications.
Au cours des années 1980, le black feminism porté par Angela Davis, Audre Lorde, Patricia Hill Collins ou encore bell hooks) lance aux États-Unis une troisième vague, qui affirme que la catégorie « femmes » n’est pas un tout unifié, que ces dernières sont traversé·es par différentes formes de dominations (race, classe, sexualité, handicap…) qui les amènent à avoir des intérêts possiblement contradictoires. Dans les années 1990, Judith Butler développe la théorie queer : elle interroge l’hétérosexualité dominante, affirme que le genre n’est pas une identité stable, et qu’il faut déstabiliser les normes de genre pour les dépasser. Enfin, en 1991, la juriste Kimberlé Crenshaw ouvre la voie au féminisme intersectionnel en affirmant que les rapports de domination ne s’additionnent pas mais interagissent les uns avec les autres.
Cette troisième vague arrive en France dans les années 2000. Elle entraîne des clivages forts et durables : sur la question du hidjab en 2003 ; sur la prostitution et notamment la pénalisation des clients (question qui entraîne la création du collectif 8 mars pour tou·tes en opposition à la position du CNDF, et la tenue de manifestations séparées de 2012 à 2017) ; sur la place des personnes trans et non-binaires dans la non-mixité.
Une quatrième vague née en argentine
Aurore Koechlin identifie la naissance d’une quatrième vague du féminisme à la première manifestation Ni una menos, provoquée suite au féminicide de Chiara Paez le 10 mai 2015 en Argentine. Celle-ci se décline dans les luttes pour le droit à l’avortement en Pologne à l’automne 2016, en Islande au printemps 2018, en Argentine avec le foulard vert pañuelazo verde au printemps-été 2018 ; au sein du mouvement étudiant en Afrique du Sud, au Chili ; aux États-Unis avec les Women’s Marches à partir de 2017 ; via la vague #MeToo à l’automne 2017. Centrée sur la question des violences, cette quatrième vague noue des liens explicites avec les luttes du travail et pour l’égalité salariale : des grèves des femmes (grève du travail productif et reproductif) s’organisent en 2016 en Argentine, en Islande, en Pologne ; cela mène à l’idée d’une grève internationale des femmes le 8 mars de chaque année, laquelle eut un succès colossal par exemple en Espagne en 2018 et 2019. Remarquable également, la mobilisation lors de la grève des femmes en Suisse il y a tout juste un an, le 14 juin 2019.
En France, Aurore Koechlin affirme que c’est la question des violences sexistes qui signe l’arrivée de la quatrième vague, via le mouvement #MeToo / #BalanceTonPorc à l’automne-hiver 2017. Par la suite, la question des féminicides a donné une réalité concrète et politique à ce phénomène. La création du collectif « Nous toutes » en 2018 a permis de dépasser les clivages qui affaiblissent le mouvement féministe depuis 2012 en se centrant sur la question des violences et en évitant celles du voile et de la prostitution : le 24 novembre 2018, 50 000 personnes défilent dans toute la France dans des manifestations unitaires (le collectif Nous aussi se ralliant finalement).
- La quatrième vage est mue par une révolte contre les violences
Identifier cette quatrième vague est une question de stratégie pour Aurore Koechlin : « “dire” une vague, c’est toujours aussi la “faire” : le descriptif est prescriptif ». La « crise » de la sphère productive débutée en 2008 a entraîné une libéralisation accrue des tâches reproductives, l’uberisation de la société et des services à la personne, et une réassignation violente [2] des femmes et des minorités de genre à ces tâches. Réaffirmant l’interdépendance totale du capitalisme et du patriarcat, l’autrice appelle à dépasser le féminisme réformiste ainsi que le féminisme intersectionnel [3] n°306 – juin 2020 « Féminisme et transformation sociale : limites des stratégies individualisantes »,]] pour renforcer les stratégies féministes marxistes révolutionnaires.
Cela, nous dit-elle, signifie renouer avec une démarche matérialiste qui affirme qu’il existe « un système intégré et combiné des différents rapports de domination ancrés dans l’histoire et les sociétés considérées (classe, race, genre), produits et reproduits par des structures économiques, sociales et politique (État, justice, police), [et qui] a pour base matérielle un mode de production et de reproduction qui sont corrélés » ; qu’il faut « postuler la centralité stratégique du travail productif et reproductif », « développer des revendications spécifiques sur le travail reproductif », et « des moyens de lutte spécifiques autour du travail reproductif, comme la grève du travail reproductif ».
Adeline (UCL Paris nord-est)