“Ralentir est devenu subversif”

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SOURCE : Usbek & Rica

Un homme faisant la sieste sur la branche d'un arbre

Dans son livre Les hommes lents (Flammarion, 2020), l’historien Laurent Vidal montre comment l’impératif de vitesse s’est imposé dans nos sociétés et a donné naissance à une forme de discrimination sociale « rythmique », disqualifiant les hommes lents et les renvoyant au statut de parias.

Les réflexions contemporaines sur la vitesse et l’accélération du monde sont nombreuses, des écrits de l’urbaniste Paul Virilio à ceux du philosophe allemand Hartmut Rosa, en passant par les nombreux éloges de la lenteur et de la « slow life ». Comment, face à une telle profusion, se distinguer et offrir de nouvelles perspectives ? Probablement en empruntant une voie plus personnelle et sensible. C’est en tout cas l’approche choisie par l’historien Laurent Vidal, spécialiste du Brésil, avec son livre Les hommes lents. Résister à la modernité : XVe-XXe siècle, paru en janvier dernier chez Flammarion. Généalogie de l’imposition de la vitesse comme impératif social et horizon indépassable des sociétés occidentales, mille-feuille érudit convoquant des références variées (essai, roman, poésie, peinture et musique), ce livre, qui rappelle à quel point la vitesse, présentée comme synonyme d’efficacité et de réussite sociale, relève de l’idéologie, nous a donné envie d’échanger avec son auteur.

Usbek & Rica : Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage, vous qui êtes historien et spécialiste du Brésil ?

Laurent Vidal : C’est le fruit d’un télescopage un peu inattendu. Il y a une dizaine d’années j’ai découvert un texte d’un géographe brésilien qui affirmait que la force était du côté des lents. Son propos consistait simplement à dire que dans un monde qui a élu la vitesse en symbole de l’efficacité, ceux qui n’ont pas la capacité d’aller vite développent des ruses pour survivre. Ce court texte, de trois ou quatre pages seulement, m’a rappelé à ces vers d’Aimé Césaire : « Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole, ceux qui n’ont dompté ni la vapeur ni l’électricité, ceux sans qui le monde ne serait pas le monde. » Les lents pourraient être ceux-là, ceux sans qui le monde ne serait pas le monde.

Votre livre prend la forme d’une généalogie de la lenteur, ou plutôt de sa condamnatiion. Au point qu’elle est devenue, selon vous, une forme de discrimination sociale. Comment en est-on arrivé là ?

Je voulais me départir de la littérature sur la lenteur qui existe déjà, et qui est abondante, de cet éloge de la lenteur qui a déjà été fait et bien fait. C’est en historien que je voulais approcher cette question et je me suis rendu compte que l’on pouvait établir, dans l’Occident chrétien, un moment où le discours religieux et le discours économique se sont rencontrés. Ces deux discours ont inventé le socle philosophique de la modernité, un socle qui valorisera un rythme, la promptitude, c’est-à-dire la rapidité.

Le discours religieux, c’est le discours des péchés capitaux qui va associer la paresse et la lenteur à des symboles d’une dangerosité sociale : les paresseux font peser une menace sur l’équilibre social. Le discours économique, ce sont les premiers traités de commerce qui, dès le XIVe et le XVe siècle, posent que les échanges, pour être bons, doivent être réalisés avec promptitude. On a donc d’un côté la dénonciation d’un rythme lent associé à de la paresse, et de l’autre la valorisation d’un rythme prompt associé à l’efficacité, celui de l’homme moderne.

Quand on pense à l’impératif de vitesse, on songe au fordisme, au taylorisme, à la révolution industrielle, mais vous insistez sur le poids de l’Église, qui fait de la lenteur, devenue paresse, un péché. C’est un tournant capital ?

Mon idée première était de faire débuter mon livre à la révolution industrielle, comme beaucoup de travaux sur la question de l’accélération. Mais s’il n’y avait pas eu cette préparation première, religieuse, philosophique, qui crée la distinction entre la figure de l’homme moderne et celle de l’homme non moderne, le discours de la révolution industrielle n’aurait sans doute pas été aussi puissant. C’est pour cela que je distingue deux moments, la révolution industrielle étant le moment d’un appareillage technique qui va donner cette fois à la vitesse et à la puissance des vecteurs pour s’imposer dans le monde.

Le portrait de la semaine - Laurent Vidal

La lenteur, vous le rappelez, c’est le rythme naturel des choses. Le terme même est étymologiquement associé à l’univers végétal, on l’emploie pour qualifier la souplesse et la viscosité de certaines plantes. Est-ce à dire que la condamnation de la lenteur marque également une rupture avec la nature ?

Cette dimension est présente. Cette dénonciation des hommes lents, inadaptés aux cadences modernes puis industrielles, a à voir avec cette volonté de s’extraire des pesanteurs naturelles pour s’inventer un autre modèle de développement. Il y a bien cet enjeu-là, cette lutte entre culture et nature.

« Il y a une entreprise de rapidité dans la modernité. La maîtrise de la vitesse est une garantie de domination. »

On a le sentiment, à vous lire, que les hommes lents, ont toujours été des dominés, prolétaires ou colonisés, ceux que l’on a voulu soumettre. La vitesse serait-elle forcément un instrument de domination ?

Tout le processus de domination, qu’il s’agisse des entreprises de conquêtes, du Nouveau Monde par exemple, puis de la colonisation, puis de la mise en place d’un tissu industriel, tout cela s’est appuyé sur un même et unique rythme, celui de la rapidité. Il y a une entreprise de rapidité dans la modernité. La maîtrise de la vitesse est une garantie de domination. Il y a un poème de Rimbaud qui est intéressant à ce propos, dans lequel il parle de « découvrir, conquérir, convertir », il y a toujours ce rythme qui est là.

Comment se matérialise la « discrimination rythmique » que vous évoquez ?

Elle s’exprime en premier lieu dans le monde du travail. Mais c’est aussi et surtout un impératif qui s’impose, de manière itérative, répétitive, à l’aide d’adjectifs constants qui viennent qualifier mais surtout disqualifier l’attitude de ceux qui sont faibles, dominés, notamment par la cadence. Indolents, paresseux, feignants… tels sont les mots que l’on associe à la lenteur.

Notre actuel président de la République est assez friand de ces adjectifs. J’en cite un exemple dans mon ouvrage qui est tout à fait évocateur de cette façon de discriminer par le rythme, quand il déclare officiellement dans une gare que l’on peut y « voir » des gens « qui ont réussi » et des gens « qui ne sont rien ». Voir, c’est-à-dire ? À partir de la physionomie, de la démarche. La démarche assurée et pressée de celui ou celle qui part prendre le métro ou le train et serait le symbole de ceux qui ont réussi. La démarche un peu moins assurée, flâneuse, qui serait elle le symbole de ceux qui ne sont rien. On voit encore aujourd’hui cette prégnance d’une lecture rythmique de la réussite sociale. Cette lecture est toujours là.

« Chaplin qui n’arrive pas à tenir la cadence pour serrer les boulons et qui sort des rouages de la machine le corps plus léger : il y a là quelque chose de subversif »

Vous montrez que les hommes lents sont aussi des résistants qui s’opposent à l’injonction de la vitesse. Quelles sont les figures emblématiques de l’homme lent ?

À un moment, dans ma réflexion, j’ai changé de focale pour m’intéresser à ceux qui sont rejetés dans la catégorie des lents, et non  plus seulement aux discours sur la vitesse et la lenteur. Les hommes lents ont une capacité à changer de rythme, à passer de l’un à l’autre. Ils sont à la fois soumis aux impératifs techniques de l’économie industrielle, moderne, post-moderne, mais cela relève pour eux d’un rythme artificiel, ils savent précisément vivre sur un autre rythme.

S’il faut retenir une figure, c’est bien évidemment celle de Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes. Chaplin qui n’arrive pas à tenir la cadence pour serrer les boulons et qui, à un moment, passe dans les rouages de la machine et qui en sort finalement le corps plus léger, le corps dansant. Il y a là quelque chose de subversif. On va retrouver tout au long de l’histoire des formes de résistance à la vitesse dans le monde du travail.

Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes
Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes (1936)

Ralentir serait-il devenu subversif aujourd’hui ? Faut-il voir dans le fait de ralentir un « rapport sauvage » à la culture bourgeoise, pour citer la formule de Rimbaud à propos de la paresse ?

Absolument. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde totalement isochrone où tous les discours, d’où qu’ils viennent, nous disent qu’il faut aller vite et ne pas perdre de temps. Changer de rythme, et pas seulement ralentir, est subversif car cela contrevient à tout un ensemble d’impositions. C’est là qu’on peut réinventer du lien social.

« Les ronds-points, qui ont été inventés pour fluidifier la circulation, les Gilets Jaunes les ont utilisés différemment pour ralentir »

Cela a été le cas avec les Gilets Jaunes qui ont inventé, pour moi, un outil rythmique de contestation sociale en s’installant sur des ronds-points. Ces ronds-points, qui ont été inventés pour fluidifier la circulation, ils les ont utilisés différemment pour ralentir, se faire voir et se faire entendre.

De la même manière, les militants écologistes d’Extinction Rebellion, quand ils entendent perturber le business as usual, interrompre les flux, peuvent-ils être considérés comme des hommes lents ?

Oui, tout cela relèverait des hommes lents en quête de changement et de subversion. Mais il faut également penser à une autre figure des hommes lents qui fait l’objet d’une discrimination, non seulement par le discours mais par l’image, celle du migrant. Ces migrants que l’on nous présente systématiquement dans des moments de pause, de lenteur, que l’on nous présente comme de nouvelles menaces sociales, rythmiques une nouvelle fois. Eux aussi font partie de ces nouveaux discriminés par la lenteur.


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