L’explosion, qui vient de ravager le port de Beyrouth et une grande partie de la ville, intervient dans un pays qui n’en finit pas d’imploser tant économiquement que socialement et politiquement. Le Liban, c’est le destin tragique d’un Etat-tampon, qui n’est pas parvenu (ou que très imparfaitement) à transformer une société multiconfessionnelle en un Etat-nation. La présente situation jette aussi une lumière crue sur la faillite d’un régime confessionnel marqué par la prébende, le clientélisme et un mode de développement économique financiarisé, exagérément extraverti par le choix inconséquent du libre-échange à outrance.
C’est dans ce contexte qu’Emmanuel Macron veut imposer au Liban ses “réformes”, dans un style inquiétant, afin de livrer ce petit pays affaibli aux forces destructrices de la financiarisation et du libre-échange. Les mouvements de contestation engagés depuis l’automne 2019 désirent transcender le confessionnalisme, mais il serait imprudent de les imaginer majoritaires. Il faut donc revenir, même trop vite, sur la genèse de ce pays pour comprendre pourquoi le discours d’Emmanuel Macron manque le rendez-vous de l’histoire.
LE LIBAN, UN MODÈLE DE CHANCELLERIES ET FRUIT D’UN COMPROMIS HISTORIQUE
Le pays dans ses frontières actuelles est le fruit de la Grande Guerre et de la disparition de l’Empire Ottoman. Cependant, le mandat français confirmé par la Société des Nations en 1922, adjoint au Mont-Liban traditionnel, maronite et druze, une bande côtière majoritairement sunnite et grecque orthodoxe ainsi que la plaine de la Bekaa dominée par le chiisme. Le pacte de 1943 est un compromis qui débouche sur une alliance entre Bechara el Khoury, chef du parti constitutionnaliste, élu à la présidence de la République, et Riad el Solh, représentant indépendantiste nommé à la Présidence du Conseil. Ce pacte mettait fin au mandat français, les chrétiens, ne recherchant plus la protection étrangère, et les musulmans, renonçant à se fondre dans une union arabe. Les uns et les autres reconnaissaient le Liban comme la patrie définitive de tous mais à “visage arabe”.
Le libéralisme économique à la libanaise a pu afficher une prospérité insolente jusqu’à l’orée de la décennie 1970
Ce compromis de 1943 organise confessionnellement le pouvoir politique : le président est chrétien maronite, le premier ministre sunnite et le président de la Chambre chiite. L’après-guerre est une période de prospérité et l’emprise de l’Etat sur l’économie est faible. Un véritable essor culturel se construit alors autour de la presse, de l’édition, et de l’université. Le libéralisme économique à la libanaise a pu afficher une prospérité insolente jusqu’à l’orée de la décennie 1970.
UN PAYS DANS LA TOURMENTE RÉGIONALE – UNE GESTION MILICIENNE ET COMMUNAUTAIRE
Le Liban subit ensuite de plein fouet les différents conflits israélo-arabes et la guerre froide. Une première secousse en 1958, largement lié à l’affirmation du nassérisme chez les sunnites, inquiète les maronites. Ceux-ci s’éloignent du pacte de 1943 en faisant alliance avec les Etats-Unis. Après cet épisode, l’Etat libanais va connaitre un bref moment d’affirmation grâce à l’œuvre de Fouad Chehab. Il essaye de construire un véritable Etat et promeut un équilibre à la fois confessionnel et social. Les dépenses publiques à la fin de ce mandat représente ainsi un tiers du produit national (autant qu’en Syrie !) et la redistribution progresse[1]. Bref, un Etat-nation était en construction.
Plus encore, le chehabisme permet un équilibre entre attrait pour occident et arabisme. Mais la question israélo-palestinienne va jeter à bas le fragile édifice. La cause palestinienne prend de l’ampleur après 1968 : le Liban, avec les désastreux accords du Caire de 1969, accueille les troupes combattantes palestiniennes. Israël, fidèle à sa stratégie d’alliance avec les minorités, souhaite un Liban morcelé ; elle est intéressée par les ressources du sud et verrait d’un bon œil la création d’un Etat chrétien avec lequel elle pourrait s’allier. L’ambition israélienne et la contestation palestinienne vont conduire à l’issue fatale de 1975. La constitution de milices apparait des 1967, et la guerre civile de 1975 à 1990 consacre un pouvoir milicien qui n’a aucun intérêt à voir un Etat fort s’affirmer.
Ces accords prévoient tout de même la fin du confessionnalisme avec la création d’une seconde chambre
Durant cette période, du côté chrétien, surtout maronite, les phalanges des Gemayel jouissent d’un quasi-monopole politique et militaire. Les Joumblatt dominent le camp druze et les chiites ne connaissent de remise en cause de la domination de la milice Amal qu’avec la montée du Hezbollah. La Syrie, proche du bloc soviétique, s’appuie largement sur les milices chiites et les Palestiniens notamment de l’OLP. Les accords de Taëf qui mirent fin à la guerre civile en 1989 ne changent pas grand chose à cet ordre communautaire. Mais, ces accords prévoient tout de même la fin du confessionnalisme avec la création d’une seconde chambre : sans effet.
L’ALLIANCE DÉSASTREUSE ENTRE RÉGIME CONFESSIONNEL ET LIBÉRALISME ÉCONOMIQUE
L’après-guerre civile voit le Liban se lancer dans des politiques de libéralisation dans tous les domaines. Des accords de libre-échange sont signés, notamment avec l’Union européenne en 2000. Les oligarchies communautaires comme les puissances étrangères en profitent largement dans un contexte de faiblesse de l’Etat et de corruption généralisée, le clan Hariri qu’on ne présente plus en est un symbole abouti, mais il est loin d’être le seul. La souveraineté économique disparaît alors ou se réduit comme peau de chagrin, des ghettos de riches profitant de diverses bulles particulièrement immobilières, une montée préoccupante de la pauvreté, près de 45% de la société libanaise en vient à vivre en dessous du seuil de pauvreté, ce qui renforce l’emprise du clientélisme.
La monnaie artificiellement indexée sur le dollar ne cesse de nuire à l’économie réelle
Le pays accroit sa dépendance aux importations dans les secteurs primaires et secondaires alors qu’il dispose d’une certaine industrie, ce qui est souvent occulté. La course au tertiaire improductif et opaque, notamment financier, accroit la polarisation de la société et les mouvements erratiques, pour ne pas dire mafieux, d’entrée et de fuite de capitaux et de devises. La monnaie artificiellement indexée sur le dollar ne cesse de nuire à l’économie réelle.
La guerre de Syrie voit, ensuite, affluer sur le territoire libanais un million et demi de migrants. Le phénomène ancien d’utilisation de la main d’œuvre étrangère bon marché au détriment des classes populaires libanaise s’accroit encore. Le choc économique et social pour le Liban fut d’une ampleur sans précédent. Parallèlement, l’endettement de l’Etat libanais conduit ses créanciers à se fédérer au sein d’un groupe et à exiger de concert avec le FMI et l’UE. Il s’agit de mettre au point un plan d’austérité selon les bonnes méthodes éprouvées qui ont échouent régulièrement. La crise de la Covid-19 frappe alors très durement ce pays où le secteur touristique a un poids énorme, ce qu’accélère une dynamique de destruction de l’appareil économique. L’endettement du pays est de 170% du PIB et le chômage de 35%. L’hyperinflation entraîné un rationnement des retraits et un déclassement massif de population.
La France doit ainsi peser pour que soit abandonnés les dogmes des aides conditionnées à l’austérité et appuyer la mise en place un plan ambitieux de soutien à la monnaie et de construction, par les Libanais eux-mêmes, d’institutions permettant que les aides à la reconstruction économique ne se retrouvent pas sur des comptes off-shore d’anciens miliciens reconvertis.
Un dépassement de la logique confessionnelle et à la fin des oligarchies régnantes est souhaitable
Mais, il ne faut pas, comme le veut Macron, fortifier la logique du capital global, celle-là même qui a engendré notre faiblesse insigne durant la crise sanitaire. Un dépassement de la logique confessionnelle et à la fin des oligarchies régnantes est souhaitable. Mais, cela ne se décide ni à Paris ni ailleurs. La France doit aider le peuple libanais à disposer des moyens de son indépendance et sa prospérité ; elle ne doit pas, comme le veut son actuel président, aliéner à nouveau le Liban dans des logiques qui ont montré leur inefficacité.
[1] Samir Kassir, La Guerre du Liban, Karthala, 1994, p. 37.