Considéré comme l’un des intellectuels les plus en vue de la gauche radicale anglo-saxonne, David Graeber est mort mercredi à l’âge de 59 ans à Venise, a annoncé sa femme.
« Certains le considèrent comme l’un des plus brillants anthropologues de sa génération », comme le relevait le New York Times, en 2005. David Graeber, anthropologue et anarchiste américain, est mort mercredi 2 septembre, à Venise, en Italie, a annoncé sur Twitter sa femme, l’artiste et écrivaine Nika Dubrovsky. Il avait 59 ans. Son agent, Melissa Flashman, a confirmé jeudi son décès à l’agence américaine AP.
Auteur de plusieurs essais majeurs sur la dette, la bureaucratie ou les « bullshit jobs », David Graeber était une des figures de proue du mouvement Occupy Wall Street.
Son parcours, entre monde académique et engagement de terrain, est des plus singuliers. En 2005, l’université Yale, où il enseignait, refuse de le titulariser, pour des motifs confus, et lui propose une année sabbatique, après une campagne de soutien orchestrée par des étudiants et des professeurs. C’est après cet épisode qu’il quitte les Etats-Unis pour rejoindre Londres, où il devient professeur d’anthropologie à la London School of Economics.
En 2011, il est l’un des initiateurs d’Occupy Wall Street, le mouvement de contestation pacifique dénonçant les abus de la finance né à New York. Selon le magazine Rolling Stone, c’est lui qui a donné au mouvement son slogan, « Nous sommes les 99 % », en référence à la concentration des richesses aux mains des 1 % des ménages aux plus hauts revenus observée aux Etats-Unis.
« Auteur militant et anthropologue »
Si on peut soupçonner que ses convictions anarchistes ne soient pas étrangères à son départ de Yale, David Graeber tenait à distinguer son métier de ses idées politiques, comme il l’avait expliqué au Monde en 2015 :
« Une anthropologie marxiste existe sans doute, elle s’attache à employer les concepts marxistes à ce domaine de connaissance. Je ne fais rien de ce genre. Je me contente de pratiquer l’anthropologie, entendue au sens classique du terme, comme le fait mon mentor Marshall Sahlins. J’ai débuté ma carrière de manière assez conventionnelle par un travail de terrain à Madagascar, où j’ai étudié l’héritage de l’esclavage sur une petite communauté rurale. D’une certaine manière, je mène deux carrières de front : auteur militant et anthropologue. Elles se chevauchent par moments, mais restent autonomes. »
Son travail de chercheur revêt néanmoins une dimension politique :
« Nous [les anthropologues] avons étudié comment d’autres sociétés fonctionnaient ; nous sommes les gardiens d’un trésor de possibilités qu’il nous faut partager pour rappeler à nos contemporains que notre modèle de société n’est pas le seul. Il est possible de vivre autrement. »
Après plusieurs livres consacrés à l’anthropologie, il publie, en 2011, l’essai Dette : 5 000 ans d’histoire aux Etats-Unis, où il connaît un succès retentissant. Publié en France, l’ouvrage est également un best-seller en Allemagne, où il s’est vendu à 100 000 exemplaires en quelques semaines. L’auteur y démonte quelques idées reçues : les sociétés traditionnelles n’ont jamais pratiqué le troc et étaient régies, déjà, par les relations de crédit.
« Un terrible manque de sens »
En 2015, il publie Bureaucratie, qui s’intéresse aux coulisses de la société néolibérale et à la bureaucratie, qui est à ses yeux le meilleur moyen d’illustrer l’emprise du libéralisme sur nos vies. « A-t-on jamais dans l’histoire rempli autant de formulaires ? »,s’interrogeait-il.
En 2018, il publiait l’essai Bullshit Jobs (Les liens qui libèrent, septembre 2018), consacré aux salariés de la finance, du marketing ou du secteur de l’information convaincus d’occuper des emplois inutiles, absurdes, voire nuisibles pour la société. Il y décrivait ces « boulots à la con » comme « une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien ».
« Des millions de personnes souffrent aujourd’hui d’un terrible manque de sens, couplé à un sentiment d’inutilité sociale », expliquait-il au Monde. « Par bien des aspects, le système où nous vivons relève moins du capitalisme que d’une forme de féodalité managériale. Depuis les “trente glorieuses”, les salaires ont décroché par rapport aux profits ».
En décembre 2018, David Graeber avait publié dans Le Monde une tribune consacrée à son analyse du mouvement des « gilets jaunes », qu’il décrivait comme « l’émergence soudaine et la propagation fulgurante de politiques réellement démocratiques, voire insurrectionnelles ».