Après ses années de recherche, voici la typologie de cinq groupes de “jobs à la con” qu’il a théorisée. Une typologie dont il dit avec humilité dans son livre qu’elle est imparfaite voire incomplète et que certaines personnes peuvent se reconnaître partiellement dans plusieurs catégories.
“Les larbins”
Le premier exemple de ce type de métiers qu’il cite sont les portiers. “Dans les demeures de gens très fortunés, ils remplissent la fonction que les interphones ont prise en charge dans tous les autres immeubles d’habituation depuis les années 1950 au moins.” Dans la même veine, on retrouve certains réceptionnistes “dans des lieux où ils ne sont manifestement pas nécessaires” à cause du peu de passage. Par exemple, l’une des missions d’une personne qu’il cite était de s’assurer que le bol de bonbons pour l’accueil des très rares visiteurs était bien rempli.
Ces métiers ont un point commun, ils sont “indispensables” car ils sont des “insignes de respectabilité ou d’importance de l’entreprise” ou du lieu qu’ils représentent. En bref, ils sont là pour faire preuve de l’importance d’une entreprise ou d’une personne. Dans cette catégorie, on retrouve aussi ceux dont les missions sont au départ très floues, qui viennent en appui de leurs supérieurs et qui finissent par faire plus qu’eux.
Il s’agit évidemment d’une formule métaphorique. “J’appelle ainsi ceux dont le boulot non seulement comporte une composante agressive, mais surtout — c’est fondamental — n’existe que parce qu’il a été créé par d’autres.” Ainsi, explicite-t-il, “un pays n’a besoin d’une armée que parce que les autres pays en ont une. Si aucun n’en avait, personne n’en verrait l’utilité. Or, ce constat vaut également pour les lobbyistes, les experts en relations publiques, les télévendeurs ou les avocats d’affaires, d’autant plus que comme les vrais porte-flingues, ils ont un impact éminemment négatif sur la société.”
Cela concerne aussi bien des salariés des branches de la communication, du marketing et de la publicité que les employés des centres d’appels. “Ces travailleurs semblent mépriser leur boulot à double titre: 1) parce qu’il leur paraît dépourvu de toute valeur sociale positive 2) parce qu’ils le considèrent comme intrinsèquement manipulateur et agressif”.
“Les rafistoleurs”
Ils réparent, ils bricolent, retricotent même ce que d’autres dérangent au-dessus ou au même niveau qu’eux. “Ceux dont le job n’a d’autre raison d’être que les pépins ou anomalies qui enrayent une organisation – en somme, ils sont là pour régler des problèmes qui ne devraient pas exister.” Cela concerne souvent les services techniques et informatiques mais pas seulement.
L’anthropologue cite ainsi l’exemple d’une personne d’une prestigieuse université anglaise qui travaillait aux côtés d’un menuisier chargé de réparer tous les problèmes des bâtiments. Le travail du premier consistait principalement à s’excuser du fait que le menuisier n’était pas encore passé à tel ou tel endroit où il était attendu.
“Les cocheurs de case”
Redorer l’image d’une entreprise sans pouvoir la modifier de l’intérieur. “Ces employés dont la seule ou principale raison d’être est de permettre à une organisation de prétendre faire quelque chose qu’en réalité elle ne fait pas.”
Dans les différents témoignages qu’il cite, David Graeber mentionne une jeune femme qui l’a contacté pour lui raconter que ses missions consistaient à coordonner des activités de loisirs au sein d’une maison de retraite. Elle passait cependant plus de temps à faire remplir des formulaires sur leurs envies aux pensionnaires plutôt qu’à s’occuper des fameuses activités. On trouve aussi beaucoup de “cocheurs de case” quand il s’agit de préparer de longs et magnifiques PowerPoint pour faire des présentations que personne ne lira vraiment.
“Les petits chefs”
Certainement la catégorie qui parlera au plus grand nombre. David Graeber en distingue deux types: les petits chefs, convaincus que leur équipe pourrait très bien réaliser leurs missions sans eux ou ceux qui donnent des missions ”à la con” ou créent et recrutent pour des “boulots à la con”, une activité que l’auteur appelle “bullshitiser la vie des autres”.
Posez-vous la question
Pour mieux entendre le travail de recherche de l’anthropologue, il faut comprendre qu’il ne veut pas se poser en juge qui assenerait que telle ou telle personne exerce un “boulot à la con”. Il laisse cela avant tout à l’appréciation de chacun, il assume la grande part de subjectivité de sa définition d’un “job à la con”.
“La dernière chose que je voudrais faire serait d’être un connard qui dit “Vous faites un job à la con”, explique-t-il interrogé sur Vice. Ce n’est pas du tout ce que je fais, c’est même l’inverse. Si vous pensez que votre boulot est d’une importance vitale pour le monde, je ne vais pas vous convaincre du contraire, et si vous pensez l’inverse, je ne ferai rien non plus. Ce serait vraiment arrogant de dire que je le sais mieux que vous.” C’est d’ailleurs ce qui transpire de son livre où il cite longuement de nombreux témoignages récoltés au cours de ses cinq années de recherche dans lesquels les gens définissent eux-mêmes leur travail de cette manière.
Ainsi, pour David Graeber, la première question à se poser est avant tout d’interroger son intime conviction à propos de l’emploi actuel que l’on occupe. Fais-je un bullshit job? Pour celles et ceux qui chercheraient des clés plus précises, plusieurs médias proposent des tests pour savoir si l’on exerce un “bullshit job”. C’est le cas en français par exemple de Libération ou du site Merci Alfred.