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SOURCE : France culture
L’anthropologue David Graeber, figure de proue du mouvement Occupy Wall Street, nous a quittés le 2 septembre à l’âge de 59 ans.
« Depuis le début de la pandémie, ses travaux opposant les « boulots à la con » (« bullshit jobs ») aux métiers du soin (le « care »), sous-payés alors qu’indispensables à nos sociétés, ont une résonance particulière avec l’actualité », souligne Marie Charrel dans Le Monde. « Son ouvrage sur la dette (Dette. 5 000 ans d’histoire) est un monument de finesse et d’érudition anthropologique et historique », salue Thomas Piketty. Il y montre que la dette « est à la fois une convention sociale et le fondement des relations de pouvoir, d’inégalité et de domination ». Bullshit Jobs (publié aux éditions Les liens qui libèrent, en 2018) est consacré aux salariés de la finance, du marketing, du management ou de l’information occupant des emplois inutiles, absurdes, voire nuisibles et grassement rémunérés.
Le consultant, dont les rapports ne sont lus par personne, l’assistant brassant de l’air car son chef a besoin de justifier sa position hiérarchique, l’avocat d’affaires gagnant de l’argent uniquement grâce aux erreurs du système…
Sous cet angle, « le système où nous vivons relève moins du capitalisme que d’une forme de féodalité managériale – observe l’anthropologue. Depuis les « trente glorieuses », les salaires ont décroché par rapport aux profits. Ces derniers sont captés par le secteur financier, qui les redistribue à un petit nombre de personnes, comme au Moyen Age, par le biais d’un jeu de strates et de hiérarchies complexe », expliquait-il dans un entretien au journal Le Monde. Selon lui, le passage de l’industrie aux services durant le XXe siècle a fait exploser les emplois du secteur de l’information au sens large – informatique, finance, assurance, communication… « C’est là qu’une bonne partie des bullshit jobs se concentrent. »
Homo œconomicus
En évoquant la période du confinement, Bruno Latour constate sur le site AOC qu’ « au milieu du chaos, de la crise mondiale qui vient, des deuils et des souffrances, il y au moins une chose que tout le monde a pu saisir : quelque chose cloche dans l’économie. D’abord parce qu’il semble qu’on puisse la suspendre d’un coup ; elle n’apparaît plus comme un mouvement irréversible qui ne doit ni ralentir, ni bien sûr s’arrêter, sous peine de catastrophe ».
L’Homo œconomicus existe mais il n’a rien de naturel, de natif ou de spontané. Relâchez la pression, et voilà qu’il s’émancipe, comme les virus soudainement abandonnés dans un laboratoire dont on aurait coupé les crédits.
Et le sociologue se réfère à David Graeber : la « mise en économie » et le formatage qu’elle suppose nécessite nombre « d’opérateurs, de fonctionnaires, de consultants, de comptables, d’auditeurs de toutes sortes pour en imposer l’usage. Si l’on peut assez facilement compter le nombre de plaques d’acier qui sortent d’un laminoir : un œil électronique et une feuille de calcul y suffiront ; pour calculer la productivité d’une aide-soignante, d’un enseignant ou d’un pompier, il va falloir multiplier les intermédiaires pour rendre leur activité compatible avec un tableau Excel. D’où, d’après Graeber, la multiplication des « jobs à la con ».
Histoire des inégalités
Dans L’Obs, l’archéologue Jean-Paul Demoule lui rend hommage. Il revient notamment sur les travaux menés avec l’archéologue David Wengrow. Dans un article détaillé que La revue du crieur avait publié, ils mettaient en cause le récit dominant de l’évolution des sociétés humaines selon lequel nous serions passés de l’organisation tribale et égalitaire des chasseurs-cueilleurs, à des sociétés plus complexes, avec l’agriculture et la production de surplus permettant à certains l’accumulation de richesses et d’influence, jusqu’à l’émergence des villes, et l’apparition de nouvelles classes de bureaucrates et de guerriers-politiciens qui accaparent le pouvoir et perpétuent les inégalités. L’idée sous-jacente, c’est que les inégalités sont un mal nécessaire, le fruit naturel d’une évolution qui nous a apporté par ailleurs la civilisation et l’écriture, et la perspective du progrès technique. Un scénario que rien ne prouve. Au contraire, les preuves s’accumulent pour mettre à mal ce récit linéaire, et montrer l’imagination dont de nombreuses sociétés préhistoriques ont su faire preuve, faisant et défaisant les mondes politiques, même après l’apparition des villes. L’enjeu du débat ouvert par Graeber et Wengrow, c’est – je les cite – de faire un sort aux « prophéties lugubres selon lesquelles n’importe quelle forme “complexe” d’organisation sociale nécessite forcément que de petites élites prennent en charge les ressources clés avant de piétiner le reste du monde ». Et dans l’entretien auquel j’ai fait allusion, David Graeber affirmait :
Nous [les anthropologues] avons étudié comment d’autres sociétés fonctionnaient ; nous sommes les gardiens d’un trésor de possibilités qu’il nous faut partager pour rappeler à nos contemporains que notre modèle de société n’est pas le seul.
Par Jacques Munier