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SOURCE : Contretemps
Préambule : Melville à Détroit
En 1957, le philosophe Alexandre Kojève, se rendit à Düsseldorf à l’invitation de Carl Schmitt, pour y prononcer une conférence intitulée « Le colonialisme dans une perspective européenne ». Soutenant que le « capitalisme moderne » avait rendu non seulement « possible, mais absolument nécessaire, une augmentation permanente du revenu et donc du pouvoir d’achat », il déclara que les capitalistes avaient fait « exactement ce qu’ils devaient faire, d’après Marx, pour rendre la révolution sociale impossible, parce qu’inutile, c’est-à-dire sans objet[1] ». Le « grand idéologue » d’un tel retournement du marxisme contre lui-même avait été Henry Ford, l’homme qui avait systématisé le principe de l’indexation des salaires sur les gains de productivité. D’où la déduction suivante, mêlant, en pur style kojévien, le plus grand sérieux et un non moindre esprit de provocation :
« [N]ous pouvons donc dire que Ford fut le seul grand marxiste authentique ou orthodoxe du 20ème siècle[2]. »
Lors de sa première parution dans la revue Commentaire en 1980, le texte de Kojève, nonobstant les réflexions centrales de son auteur sur le destin de l’Empire colonial français, se vit attribuer le titre suivant : « Capitalisme et socialisme. Marx est Dieu, Ford est prophète ».
Quinze ans plus tôt, au détour de son essai Terre et mer, récit de l’ « histoire mondiale » fondée sur une mythologie politique de l’affrontement immémorial entre puissances terrestres et puissances maritimes, le même Schmitt avait déploré le processus d’industrialisation de la chasse à la baleine, sa transformation en jeu de massacre, ayant recouvert d’un voile sordide la glorieuse époque où elle était encore un combat d’égal à égal, fait de complicité et d’hostilité entremêlées entre deux créatures, humaine et animale, partageant un même élément, la mer. Pour Schmitt, le grand poète de cette relation intime, disparue à jamais entre l’homme, armé de son seul harpon, et le Léviathan, demeurait l’auteur de Moby Dick (1851), Herman Melville. Ce dernier, déclarait-il, était au monde des océans ce que Homère avait été à la Méditerranée orientale[3].
Quel rapport, se demandera-t-on, peut-il bien avoir entre ces deux histoires se rapportant à des époques distinctes et décrivant des réalités en apparence antithétiques ?
Rappelons pour commencer que Ford et Schmitt avaient tous deux entretenu de sombres accointances avec le régime nazi. Devenu persona non grata dans l’Allemagne du tournant des années 1950, le second n’hésitait pas à s’identifier à un personnage de la nouvelle de Melville Benito Cereno, le capitaine du même nom vaincu par une révolte d’esclaves sur le navire dont il avait le commandement[4]. Quant à Ford, on sait que l’idée de la chaîne de montage (assembly line) lui était venue après qu’il eut visité une usine de conditionnement de viande à Chicago : on pouvait assembler des automobiles de la même manière qu’on dépeçait, ou désassemblait, le corps des animaux abattus, jusqu’à ce que ne reste plus que la carcasse, à l’état de quoi ces mêmes voitures, au terme de leur vie, était destiné à retourner ; comme si on avait était en présence d’une (in)version industrielle, mécanisée, du découpage de la baleine que Melville avait si minutieusement décrit.
Simple coïncidence superficielle ou affinités électives entre les funestes inclinations et/ou stratégies politiques de Ford et de Schmitt, et entre la vie sur le Pequod, le navire de Moby Dick au XIXe siècle, et les usines Ford de Détroit au XXesiècle ? Pour répondre à cette question, il nous faut nous tourner vers une autre figure, celle de l’historien et militant marxiste caribéen C.L.R. James, lequel s’était fait un nom en 1938 avec la publication d’une histoire de la Révolution haïtienne devenue célèbre, Les Jacobins noirs, et n’avait par la suite eu de cesse de documenter les révoltes d’esclaves du passé tout en contribuant aux luttes panafricaines du présent.
En 1953, James avait publié un ouvrage sur Melville, Marins, renégats et autres parias, fruit de plusieurs années d’étude et qui constituait une réfutation implicite du récit schmittien. Là où le philosophe et juriste allemand se dépeignait en Benito Cereno du XXe siècle, James aurait quant à lui pu revendiquer l’héritage de Babo, le serviteur noir qui mène la mutinerie dans la nouvelle de Melville, à cette différence près que tandis que Babo demeurait ignorant, « arriéré », l’auteur des Jacobins noirs se considérait comme un pur produit colonial de la civilisation occidentale. De manière plus décisive, loin de voir en Melville, à l’instar de Schmitt, l’illustre représentant d’un âge d’or où la chasse à la baleine était étrangère à l’emprise de la rationalité scientifique et technologique, James le qualifie au contraire d’ « écrivain […] de la civilisation industrielle […] le seul qui soit ». L’auteur de Moby-Dick, soutient-il, a précisément donné à voir « la conversion du bateau en usine » :
«[L]e baleinier est aussi une usine. […] C’est véritablement une industrie moderne[5]. »
Corrélative d’une réflexion, non moins centrale dans le propos jamesien, sur le navire-monde, rassemblant des hommes venus des quatre coins du globe, cette thématisation du bateau-usine était étroitement lié aux activités révolutionnaires de James et ses collaborateur.ices, Raya Dunayevskaya et Grace Lee Boggs en tête, au sein de la Johnson-Forest Tendency du Workers Party (trotskyste) étasunien, qui comptait pour une large part des ouvriers des usines Ford de Détroit. Pour la tendance, Détroit était un poste d’observation et d’intervention privilégié tant du point de vue des mutations du capitalisme américain et mondial que des formes d’auto-émancipation des masses ouvrières et populaires, lesquelles signalaient l’inéluctable dépérissement de la doctrine du parti d’avant-garde. C’est dans cette ville encore qu’après l’expulsion de James du territoire étasunien, le groupement politique Correspondence, auquel il participa depuis l’autre rive de l’Atlantique, établit ses quartiers, éditant un journal ouvrier éponyme qui puisait majoritairement son inspiration et ses exemples dans le quotidien des usines de la ville.
La théorie et la pratique militante de la Johnson-Forest Tendency préfigurait à cet égard le travail initié une dizaine d’années plus tard, en Italie, par le courant opéraïste, avec la théorisation décisive de l’usine sociale par Mario Tronti[6]. Celle-ci se nourrissait en particulier des enquêtes menées par Romano Alquati avec des ouvriers des usines Fiat de Turin, sur le modèle de la co-recherche, dans lesquelles on peut percevoir l’écho transatlantique des récits autobiographiques d’ouvriers, à la première personne, publiés par James et consorts au tournant des années 1950 : The American Worker de Paul Romano, alias Phil Singer, employé de l’industrie automobile, en 1947 (rapidement traduit en français dans les pages de Socialisme ou barbarie) ; Indignant Heart. A Black Worker’s Journal de Charles Denby, ouvrier noir des usines Ford de Détroit, en 1952 ; à quoi on pourrait ajouter, la même année, Punching out, brochure signée par Martin Glaberman, travailleur lui aussi de l’industrie automobile, figure de proue de la Johnson-Forest Tendency et qui allait devenir professeur en histoire à la Wayne State University ; sans oublier pour finir les nombreux témoignages et « enquêtes ouvrières » publiées dans les colonnes de Correspondence.
Il est évident que le qualificatif de ville-usine, attribué par Alquati à Turin valait a fortiori pour la ville de Détroit, surnommée Motorcity, qui condensait peu ou prou toutes les branches et ramifications de l’économie mondiale. James le soulignait à sa manière dans des conférences prononcées en 1960 sur son île natale de Trinidad :
« Je me rappelle à Détroit quand dans le complexe [Ford] River Rouge, il y avait, je pense cent dix mille ou cent vingt mille ouvriers travaillant dans l’usine en même temps. Maintenant, vous multipliez ce chiffre en comptant leurs familles et ceux qui ont à les nourrir, à les conduire, et la police qui aide à les mettre en prison […], et ainsi de suite, et vous avez autour de cette communauté de cent dix mille ouvriers dans une usine à Détroit, une communauté de presque un demi-million de personnes[7]. »
À la date de son achèvement, 1928, le Rouge Complex était en effet la plus grande usine de production intégrée au monde. Employant de grandes masses d’ouvriers africains-américains, venus du sud des États-Unis, mais aussi de nombreux travailleurs immigrés, canadiens, européen ou originaires du Moyen-Orient, le complexe, comme le Pequod de Melville, s’offrait comme une « miniature du monde, de ses nations et de tous les couches de la société[8] ».
Les origines du totalitarisme
De manière peu surprenante pour un théoricien marxiste de l’époque, Ford et le fordisme sont au cœur des préoccupations de James au tournant des années 1950. Plus original est le fait qu’il les aborde dans le cadre d’une réflexion globale sur la « civilisation américaine », dont son analyse de Moby Dick constitue à bien des égards le noyau fondamental. Il retrouve ainsi, par des voies qui lui sont propres, les intuitions d’Antonio Gramsci qui, une vingtaine d’années plus tôt, dans une section de ses Cahiers de prison portant le titre « Américanisme et fordisme » s’était efforcé de corréler les mutations de la production industrielle et la transformation des mœurs aux États-Unis[9]. Dans les premières lignes de l’introduction d’American Civilization, manuscrit inachevé, où la figure de Melville côtoie celle de Ford parmi maintes autres, James écrit :
« Dans la conscience du monde, la civilisation américaine est identifiée à deux phases dans le développement de l’histoire mondiale. La première est la Déclaration d’indépendance. La seconde est la production de masse. Washington et Henry Ford sont les symboles de la civilisation américaine. Et, dans l’ensemble, ce jugement instinctif est correct[10]. »
Dans le sixième chapitre du livre, « The Struggle for Happiness », James traite plus spécifiquement du cas Ford. S’appuyant sur un ouvrage signé par Keith Sward, The Legend of Henry Ford (1948), il évoque la formation, sous la houlette de Harry Bennett, ancien boxeur et marin, responsable de la sécurité intérieure de l’entreprise Ford, d’une police secrète, chargée de contrôler et de réprimer les ouvriers ; police privée composée de membres de la pègre, de repris de justice et autres malfaiteurs, de « renégats » du département de police de Détroit, et même de gangsters de renom, au premier rang desquels Chester LaMare, le « Al Capone de Détroit », auxquels s’ajoutaient également des sportifs de haut niveau[11] :
« Là, dans la plus grande usine du monde, dans l’une des plus grandes villes industrielles du monde, un des centres de notre civilisation, les forces se confrontaient et se combattaient : d’un côté les ouvriers, de l’autre les industriels, les troupes d’assaut de gangsters, les sportifs issus de la classe moyenne. Nous ne pouvons pas dire comment Ford et Bennett se débrouillèrent pour contrôler la vie politique de Détroit et du Michigan, pour corrompre les politiques, la police, les fonctionnaires et la presse […]. Toute la communauté du Michigan était impliquée. C’est le conflit fondamental de notre temps. Ford en était l’expression la plus pointue, mais elle traverse la nation toute entière dans une variété infinie de formes[12]. »
Les usines Ford s’offraient ainsi comme un microcosme de la société américaine dans son ensemble, comme le théâtre par excellence de la lutte des classes tragiques qui y avait cours.
James s’interrompt subrepticement au milieu de ses réflexions pour souligner que « dans cette esquisse et dans le livre final », il « accorde une place importante au totalitarisme »[13]. Pourquoi cette remarque à ce moment précis ? Parce que, précise-t-il, il n’y a pas eu de préfiguration plus évidente des logiques et pratiques totalitaires aux États-Unis que
« les tentatives de Ford pour maintenir les hommes dans une position de sujétion aux machines et pour les écraser quand ils tentaient de s’organiser[14] ».
Avec Ford, l’Amérique capitaliste avait montré le chemin à l’Allemagne nazie et à la Russie stalinienne :
« Le régime de Hitler, le régime de Staline et celui de Ford, proposèrent de discipliner les ouvriers. Hitler qualifia d’élite ses administrateurs et dirigeants ; ils sont inscrits dans la constitution russe sous le nom d’intelligentsia[15] ».
A quoi il faut ajouter qu’ils trouvent leurs alter ego dans les managers et autres cadres supérieurs de Ford.
Dans Marins, renégats et autres parias, James déclare que l’auteur de Moby Dick avait « vu le futur » : le terrible capitaine du Pequod, Achab s’offrait comme une parfaite « incarnation du type totalitaire, dans toute son envergure », son délire étant le prélude fictif à la folie annihilatrice de Hitler et Staline[16]. S’il n’adjoint pas ici le nom de Ford, c’est peut-être parce qu’enfermé dans la prison d’Ellison Island, en instance de déportation, l’immigré révolutionnaire James entretient encore l’espoir, ou l’illusion, que son essai sur Moby Dick, œuvre reconnue depuis peu comme fondatrice de la littérature nord-américaine, suscitera la clémence des autorités étasuniennes à son égard. On ne trouve guère dans le livre qu’une référence fugitive à Ford, dans un passage où, dépeignant le monde dans lequel grandit Melville, James évoque la rupture qu’avait représenté la substitution à la « vieille industrie artisanale » de la « production mécanisée », avec pour corollaire le développement d’un individualisme dont Achab incarnera la forme « paroxystique », « mégalomani[aque] »[17] :
« Un individualisme non contenu arrive à maturité, et Emerson, auteur favori de Henry Ford, comprend ce changement et le célèbre[18]. »
Marins, renégats et autre parias n’en regorge pas moins d’allusions à peine masquées au devenir totalitaire des États-Unis. Personne, avance ainsi James, n’aurait pu imaginer que
« les directeurs, surintendants, cadres et gérants éprouveraient autant de répugnance et d’amertume envers la société de la libre entreprise, le marché et la démocratie, ni qu’ils essaieraient de la réorganiser selon leurs vœux tout en risquant de détruire la civilisation dans ce processus[19] ».
Il trace par ailleurs un parallèle explicite entre la condition de l’équipage du Pequod de Moby Dick et celle, un siècle plus tard, de la population des mégalopoles industrielles du nord des États-Unis :
« Jusque-là, des dizaines de millions d’Américains peuvent comprendre Achab. Ils ont travaillé sous les ordres d’hommes comme lui. Un plus petit nombre, significatif, d’hommes a vécu son expérience. Le moteur Diesel et maintenant l’énergie atomique confrontent l’immense majorité des hommes au même problème que lui : l’évidente et effrayante puissance mécanique d’une civilisation qui avance désormais à grands pas et apporte dans le même temps la mécanisation et la destruction de la personnalité humaine[20]. »
La mécanisation de l’homme, tel est pour James la menace fondamentale que faisait peser le fordisme et ses avatars sur la société américaine, et, au-delà, sur le monde tout entier. Ayant, pour reprendre les mots de James à propos d’Achab, « catalogué dans son esprit tout le savoir scientifique […] accumulé à travers les siècles[21] », Ford, à l’instar du capitaine du Pequod, l’avait retourné contre sa fin première, émancipatrice, pour lui faire servir le dessein macabre d’un assujettissement intégral des puissances naturelles et humaines. Quant à sa police secrète, elle n’était rien d’autre que le miroir de la « force spéciale », entièrement dévouée à Achab, que ce dernier « dissimule à bord du navire » ; cette « équipe de sauvages de Manille, […] ayant à leur tête un dénommé Fedallah », ce dernier figurant à son tour la « dramatis[ation] » extrême d’un « retour à la barbarie » dont Achab n’est rien d’autre que le symptôme[22].
La question de la nature du fordisme et de son devenir est approfondie par James, en collaboration avec Dunayevskaya et Boggs, dans un essai de 1951, State Capitalism and World Revolution. Traitant de la lutte des classes aux États-Unis, les auteur.ices soulignent le rôle décisif joué par le procès de « rationalisation de la production et de renouvellement des machines [retooling] (Ford) » qui s’était opéré entre 1924 et 1928 aux États-Unis, et qui s’était accompagné de tendances « à l’organisation scientifique de la production, à la coordination plus étroite entre les employeurs, à leur fusion contre la classe ouvrière, et à l’intervention de l’État comme médiateur, puis arbitre » ; un « processus similaire », font-ils remarquer en note de bas de page, avait eu lieu en Allemagne, « mena[nt] directement à Hitler »[23]. La crise de 1929, à la suite de laquelle le nombre de constructeurs automobiles de Détroit passa en l’espace de quelques années de dix-huit à trois (Ford, General Motors, Chrysler), ne fit qu’accélérer ce mouvement de concentration et de centralisation, le modèle des usines Ford devenant « la forme caractéristique, la plus avancée, de la production américaine[24] ».
Face aux ouvriers acculés, se tenaient désormais un « personnel de management » épaulé, écrit James dans la lignée des analyses d’American Civilization, par une « armée (Bennett) de gangsters, de malfrats et de superviseurs dirigeant la production par la terreur » et cherchant à exercer leur emprise sur la vie des ouvriers non seulement dans l’usine, mais aussi hors ses murs, et à s’assurer le contrôle politique de la ville de Détroit :
« Le régime de Ford […] est le prototype des relations de production dans l’Allemagne fasciste et la Russie stalinienne[25] ».
En sorte, pourrait-on ajouter qu’Achab, le chasseur de baleine, n’était pas tant le « père » de Hitler et Staline que leur « grand-père », entre eux s’intercalant un homme d’une génération intermédiaire, Ford lui-même, chez lequel s’était manifesté pour la première fois, dans la réalité, la « tendance totalitaire[26] » du capitalisme mondial. Il conviendrait dès lors de reformuler l’assertion « kojévienne » dans les termes suivants : « Achab est Dieu, Ford est son prophète ».
James prend soin de préciser que ce processus eut lieu « avant la syndicalisation », c’est-à-dire avant la création aux États-Unis du Congrès des Organisations Industrielles (CIO), qui fut la première « réponse de la classe ouvrière », et qui permit d’éviter que la production et la société américaine soient intégralement soumises « au système établi par Ford et Bennett »[27] ; qui permit donc aux États-Unis de se détourner, ne serait-ce que temporairement, de la voie de la barbarie et ainsi d’échapper au destin funèbre qu’avait connu l’Allemagne. Mais le contrecoup fut la formation d’une « bureaucratie syndicale », réformiste, qui s’efforça de détourner sur le plan de la consommation, et partant de renier, les revendications des ouvriers en termes de contrôle de la production, les seules revendications authentiquement révolutionnaires. Appuyée par l’État, lui-même reconfiguré en welfare state pour les besoins de la cause capitaliste, cette bureaucratie mena une « politique de régulation, des salaires et des prix, de nationalisation, et même de planification », qui n’engendra in fine rien d’autre qu’une « intensification de l’exploitation », l’accroissement de la « coercition et de la terreur » exercée à l’encontre des masses ouvrières[28]. Cette bureaucratie révélait ainsi sa « similarité organique » avec la bureaucratie stalinienne[29] :
« Les dirigeants de la Russie exercent les mêmes fonctions que celles exercées par Ford, General Motors, les exploitants de centrales au charbon et leur énorme effectif bureaucratique. Le capital n’est pas Henry Ford [Henry Ford II, petit-fils de Ford] : celui-ci peut mourir et laisser son empire tout entier à une institution ; l’usine, l’appareillage scientifique, la méthode, les organisateurs et les superviseurs, le système social qui les place en opposition avec les producteurs directs, tout cela restera[30]. »
Le temps des Ford, comme des Hitler, était désormais révolu ; l’ère du capitalisme d’État s’annonçait plus sombre encore. Cela, Melville lui-même n’aurait pu le prédire.
Les sens de la révolution
Nous voilà bien loin du panégyrique kojévien d’un capitalisme fordiste qui aurait réalisé, sous le mode du renversement, les prophéties de Marx en supprimant les causes de la révolte. Loin d’avoir amélioré les conditions d’existence des ouvriers, les politiques d’augmentation des salaires avaient conduit à un asservissement toujours plus grand des travailleurs aux machines, à un approfondissement de la domination exercée sur eux par les managers et leurs hommes de main. Loin de les avoir « satisfait », elles n’avaient fait qu’exacerber les conflits, ce qui rendait, aux yeux de James, non seulement possible, mais inévitable et imminente, la révolution sociale, la lutte finale pour le socialisme, contre la barbarie. Si Kojève, comme tant d’autres, l’ignorait, c’est parce qu’il faisait fi, d’un principe fondamental, sans lequel, dit James, « tout marxisme est perdu[31] », à savoir que les mutations du capitalisme sont incompréhensibles abstraction faite des résistances qui lui sont continuellement opposées, les unes et les autres entretenant des rapports organiques, dialectiques.
Les ouvriers des usines Ford de Détroit et d’ailleurs, assure James dans American Civilization, ne rejettent pas les machines en tant que telles, ils ne condamnent pas, sur un plan « théorique », l’accélération continue du rythme de production sur les chaînes de montage[32]. Ce n’est pas cela qui les « épuise », physiquement et moralement, mais le conflit permanent, « étouffant », avec la direction sur la nature même de leur activité, la fin de non-recevoir qui leur est adressée chaque fois qu’ils prétendent avoir leur mot à dire dans l’organisation de leur travail[33]. Aucune compensation salariale ne saurait faire taire leur insatiable désir d’être des sujets à part entière, « intelligents », du procès de production, plutôt que des objets assimilés aux machines, servant ces dernières plutôt que se servant d’elles. Consciemment ou inconsciemment, les travailleurs américains, écrit James, n’aspirent à rien de moins qu’à la formation de conseils ouvriers, de soviets.
« Les conseils ouvriers signifient le contrôle complet de l’usine par les ouvriers » ; ils impliquent une critique radicale des organes de direction, mais aussi des syndicats qui œuvrent chacun à leur manière à discipliner le prolétariat pour le « mainten[ir] dans la subordination[34] ». Pas d’organisation viable de la production sans auto-organisation ouvrière. Cette position est sans cesse réaffirmée chez James et dans la quasi-totalité des publications de la Johnson-Forest Tendency, qui célèbrent le pouvoir créatif des masses ouvrières et populaires. Dans Facing Reality, publié en 1956, au lendemain de la Révolution hongroise, James ira jusqu’à faire l’éloge de l’automatisation de la production dans la mesure où elle « crée les conditions de l’abolition de toutes les anciennes distinctions entre le contrôle économique et le contrôle politique » : arrachée à ses racines capitalistes, elle promet de faire de l’usine l’ « origine » même du gouvernement, et par suite la matrice de la communauté politique à venir[35].
Dès la fin des années 1940, James assure que le prolétariat est d’ores et déjà prêt à endosser ce rôle et que les managers, superviseurs et autres cadres, tout comme les représentants syndicaux, ne sont que des obstacles au passage à une nouvelle phase du développement de la production. Il en allait de même, un siècle plus tôt, de ces « hommes manufacturés », dans les termes de Melville, qui composaient l’équipage du Pequod :
« Sur deux cents pages, nous verrons les hommes au travail et Achab n’apparaît pas, ou, s’il le fait, seuls lui importent les aléas de sa propre vie et de sa vengeance monomaniaque[36]. »
Maîtrisant les technologies de la chasse à la baleine dans toute leur complexité, « unis dans le labeur quotidien », coopérant spontanément et efficacement dans la convivialité, faisant preuve de solidarité, d’un « omniprésent sens de la communauté »[37], respectant scrupuleusement une discipline qu’ils se sont imposés à eux-mêmes sans attendre les ordres du capitaine ou de ses seconds, ces « marins, renégats et autres parias » issus du monde entier, antithèse collective de l’individu Achab formaient le noyau des soviets du futur. C’étaient les ancêtres des ouvriers des usines Ford de Détroit.
Il y a cependant une différence majeure entre les uns et les autres. Là où les marins du Pequod, nonobstant la terrible menace représentée par Achab, travaillaient dans la bonne humeur et avec une insouciance que rien ne pouvait troubler, là où ils s’épanouissaient dans leur activité et étaient en pleine possession de leurs moyens physiques et mentaux, les ouvriers nord-américains de l’après-Grande Dépression sont en proie, sur le plan psychique, à une perpétuelle « frustration » ; ils éprouvent un profond « ressentiment », lui-même intimement lié à un épuisement physique, sensitif, « nerveux ». Ce dernier est moins dû à la quantité d’efforts qu’ils ont à fournir, ou même au rythme infernal qui leur est imposé, qu’à la non-qualité de leur travail, à la négation de son sens. De cette frustration, dont James identifie la manifestation la plus éclatante dans les « arts populaires » américains (cinéma, comic strips, romans de détective, etc.), le totalitarisme se nourrit pour gagner à sa cause les masses ouvrières.
La question du corps ouvrier est nodale dans les réflexions de James et des membres de la Johnson-Forest Tendency à cette période. En 1947, dans leur introduction à la première traduction anglaise des Manuscrits de 1844, ils dégageaient du naturalisme marxien l’idée que l’histoire de l’humanité était aussi une histoire des sens tels qu’ils avaient été mobilisés, puis entièrement accaparés, dans le procès de production :
« La personnalité de l’ouvrier moderne est assaillie de toute part, du matin au soir (et même dans les rêves), par des stimuli tels que ses besoins en tant qu’être humain font de lui et de sa classe la force sociale la plus hautement civilisée que l’humanité ait connue[38]. »
Le problème fondamental pour l’ouvrier est que c’est son corps même, ses « muscles », qui sont la cible de la discipline et de la terreur managériales, comme le souligne Glaberman dans Punching Out :
« Un homme veut grandir. Il vient à l’usine avec son cerveau, ses aptitudes et son désir d’apprendre, de se développer. Il est affecté à une machine, on lui dit quels muscles utiliser, et on lui interdit d’utiliser toute autre compétence ou aptitude qu’il pourrait posséder[39]. »
Ainsi que l’avançait déjà Paul Romano dans L’Ouvrier américain, la lutte pour le contrôle de la production était inséparablement une lutte pour la réappropriation du corps productif au sens littéral :
« Les terribles attaques d’un appareil de production tyrannique, pendant des années, poussent inlassablement les ouvriers au renversement de cet appareil et à son remplacement par un système productif qui permettra à l’ouvrier le plein épanouissement de l’usage de ses cinq sens[40]. »
Il s’agissait en définitive de retrouver, ou plutôt de réinventer au cœur même de la production industrielle la plus avancée, la plus mécanisée, la « grâce » corporelle, musculaire et nerveuse, qui caractérisait les chasseurs de baleine de Melville, et sans laquelle il ne pouvait y avoir de plénitude personnelle et collective, pas de socialisme.
Qu’on le déplore ou non, cette puissante vision utopique d’une réconciliation du travail manuel et du travail intellectuel dans l’enceinte même de l’usine, s’est aujourd’hui largement évanouie. Mais force est de constater que si l’espoir d’une victoire du socialisme a été défait, temporairement du moins, la chute du capitalisme dans la barbarie, imminente aux yeux de James, n’a pas encore eu lieu, quoique nous en ayons à intervalles répétés des avant-goûts, la crise ne cessant de s’approfondir. Contrairement à ce que prophétisait James, la « civilisation » n’a pas subi le même naufrage que le Pequod à la fin de Moby Dick. Plutôt qu’à un naufrage, il semblerait du reste que nous assistions davantage depuis plusieurs décennies à une longue dérive, au sens marin comme au sens commun. Aussi brutale fût-elle, la récente faillite de la ville de Détroit, déclarée en 2013, représenta en effet l’aboutissement d’un long déclin, amorcé dès les années 1960, un dépérissement dont les émeutes raciales de 1967 furent le premier signal d’alarme, comme un symbole du retournement sur elle-même de la fascination qu’exerçait la « blancheur de la baleine » sur le narrateur Ismaël dans le roman de Melville.
Ce n’est alors plus tant Moby Dick qui constituerait l’allégorie maritime par excellence de notre présent qu’un autre roman, dont le héros est comme Achab un fils de la cité baleinière de Nantucket, à savoir Les Aventures d’Arthur Gordon Pym (1838) d’Edgar Allan Poe, qui s’achève sur une interminable dérive au cœur de l’Océan Arctique, monde de glace, désert et hostile, dont la catastrophe écologique qui s’annonce menace de signer la disparition prochaine :
« 22 mars. – Les ténèbres s’étaient sensiblement épaissies et n’étaient plus tempérées que par la clarté des eaux, réfléchissant le rideau blanc tendu devant nous. […]. Et alors nous nous précipitâmes dans les étreintes de la cataracte, où un gouffre s’entrouvrit, comme pour nous recevoir. Mais voilà qu’en travers de notre route se dressa une figure voilée, de proportions beaucoup plus vaste que celle d’aucun habitant de la terre. Et la couleur de la peau de la figure était de la blancheur parfaite de la neige[41]. »
*
Une version préliminaire de ce texte a été présentée de la journée d’études « “Frapper le soleil”, Moby Dick, Violences Capitalisme », organisée par le groupe de recherche Léviathan (dir. Cédric Loire et Sarah Ritter) à l’École Supérieure d’Art de Clermont Métropole les 8-9 avril 2019.
Notes
[1] Alexandre Kojève, « Le Colonialisme dans une perspective européenne » (1957), Philosophie, 2017/4, n° 135, p. 30.
[2] Ibid.
[3] Carl Schmitt, Terre et mer. Un point de vue sur l’histoire mondiale, Paris, Éditions du Labyrinthe, 1985 (1942).
[4] Voir Piet Tommissen, Miroir de Carl Schmitt, Genève, Droz, 1978, p. 37.
[5] C.L.R. James, Marins, renégats et autres parias. L’Histoire d’Herman Melville et le monde dans lequel nous vivons, Paris, Ypsilon, 2017, p. 23, 79, 151.
[6] Voir Mario Tronti, Ouvriers et capital, Genève et Paris, Entremonde, 2016 (1966).
[7] C.L.R. James, Modern Politics, Oakland, PM Press, 2013, p. 90.
[8] C.L.R. James, Marins, renégats et autres parias, op. cit., p. 14.
[9] Gramsci avançait que les derniers développements du capitalisme américain s’étaient accompagnés de la mise en place d’une « discipline rigide des instincts sexuels (du système nerveux), c’est-à-dire une consolidation de la “famille” au sens […] de la réglementation et de la stabilité des rapports sexuels », au service d’un impératif de maintien de « l’efficience musculaire et nerveuse » : « Les initiatives “puritaines” des industriels américains de type Ford […] n’ont pour but que de conserver, en dehors du travail, chez le travailleur, exploité au maximum par la nouvelle méthode de production, un certain équilibre psychologique qui l’empêche de s’effondrer physiologiquement. » (Antonio Gramsci, « Américanisme et fordisme » (1934), https://www.marxists.org/francais/gramsci/intell/intell5.htm, consulté le 17 juin 2020).
[10] C.L.R. James, American Civilization, éd. Anna Grimshaw, Cambrdige, Blackwell, 1993, p. 27.
[11] Ibid., p. 173-178.
[12] Ibid., p. 179.
[13] Ibid., p. 176.
[14] Ibid.
[15] Ibid., p. 184.
[16] C.L.R. James, Marins, renégats et autres parias, op. cit., p. 32, 72.
[17] Ibid., p. 109, 156
[18] Ibid., p. 157. Parmi les essais d’Emerson, on sait que Ford admirait particulièrement « La Confiance en soi » (Self-reliance), « La Justice » et « La Compensation », ce dernier lui ayant fourni un modèle pour penser la rétribution salariale. Melville lui-même entretenait une relation complexe, ambivalente, mélange d’adhésion et de rejet, avec la philosophie du père du transcendantalisme. Dans American Civilization, James note ainsi que le « livre final devra mettre en relation Emerson, Thoreau et les transcendalistes avec Whitman, Melville, et les abolitionnistes ». Peut-être a-t-il à l’esprit les thèses de Richard Chase, interprète reconnu de Melville qu’il avait lu, selon lequel le personnage d’Achab est le véhicule d’une critique du potentiel destructeur de la « confiance en soi », autrement dit de l’individualisme, lorsqu’il est poussé à ses plus extrêmes limites.
[19] Ibid., p. 23.
[20] Ibid., p. 26.
[21] Ibid., p. 29.
[22] Ibid., p. 91-92, 99.
[23] C.L.R. James, en collaboration avec Raya Dunayevskaya et Grace Lee Boggs, State Capitalism and World Revolution, Oakland, PM Press, 2013 (1951), p. 32-33
[24] Ibid., p. 32.
[25] Ibid.
[26] Ibid.
[27] Ibid., p. 32, 40.
[28] Ibid., p. 33-34.
[29] Ibid., p. 34.
[30] Ibid., p. 39.
[31] Ibid., p. 32.
[32] Pour appuyer son propos, James souligne que « [l]es soldats de l’armée française pendant la Révolution » avaient augmenté « de près de 40 % le nombre de pas par minute » (C.L.R. James, American Civilization, op. cit., p. 174).
[33] Ibid.
[34] Ibid., p. 181, 192.
[35] C.L.R. James, Grace Lee Boggs et Cornelius Castoriadis, Facing Reality, Detroit, Bewick, 1974, p. 27. Encore étranger à toute critique du productivisme, James n’en avait pas moins identifié chez Melville l’apparition d’un « nouveau sens de la nature » qui s’offrait comme un rempart face au devenir totalitaire de la « civilisation industrielle » : « La nature n’est pas le décor des activités humaines ni quelque chose qui doit être dominé et utilisé. C’est une part de l’homme, physiquement, intellectuellement et affectivement, et l’homme en fait partie. Et si l’homme n’intègre pas l’environnement naturel et les réalisations techniques à sa vie quotidienne, ceux-ci se retourneront contre lui et le détruiront » (C.L.R. James, Marin, renégats et autres parias, op. cit., p. 146)
[36] C.L.R. James, Marins, renégats et autres parias, op. cit., p. 23.
[37] Ibid., p. 54, 81.
[38] C.L.R. James, « On Marx’s essays from the economic‐philosophical manuscripts » (1947), in At the Rendezvous of Victory. Selected Writings, Londres, Allison & Busby, 1984. p. 69-72.
[39] Martin Glaberman, Punching Out, Detroit, Bewick Editions, 1973 (1952), p. 4.
[40] Paul Romano, « L’ouvrier américain » (1947), in Socialisme ou Barbarie. Anthologie, La Bussière, Acratie, 2007, p. 67, 75.
[41] Edgar Allan Poe, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym, Paris, Le Livre de poche, 2007 (1838), p. 330.